Chapitre 29

Par AliceH
Notes de l’auteur : J'ai fusionné les anciens chapitres 28 et 29 lors de cette version 2.5 donc ce chapitre est techniquement l'ancien chapitre 30.

– Bonjour Noémie.

– Bonjour Bérengère.

Sale ambiance. On se croirait à la conférence de Yalta. Sans Churchill qui a l'air de se marrer sur sa chaise.

– Sale ambiance. On se croirait à une réunion diplomatique Iran-États Unis, dit Kévin à mi-voix.

– Ah, bonne comparaison aussi.

– Quoi ?

– Non, rien.

Miraculeusement, aucune des jeunes femmes ne dit un mot plus haut que l'autre. On aurait plutôt dit que chacune essayait d'annihiler l'autre par la politesse et la courtoisie. Camille devait l'admettre, Bérengère avait l'avantage d'avoir une tenue qui lui donnait l'air de sortir d'une campagne de communication d'entreprise. De son côté, Noémie avait une magnifique poker face ainsi qu'un sens de l'amabilité à toute épreuve, même sous la pression. Néanmoins, quand sa némésis quitta leurs bureaux, elle poussa une très large bordée de jurons qui en choqua plus d'une. Elle la conclut par un surprenant :

– Est-ce qu'on peut retourner lancer des haches ?

La réponse était non : on ne pouvait pas retourner lancer des haches sans réserver au moins une semaine à l'avance. À défaut, Madeline proposa de se rendre dans la cour afin de faire un grand tour de table où tout le monde déchirerait en menus morceaux des boîtes de cartons destinées à la benne à ordures dans le but de « dissiper les mauvaises énergies qui semblent traîner dans le coin. » On venait de leur envoyer de nouvelles brochures de présentation de leurs services, de nouvelles affiches et même de nouveaux stylos et agendas, mais aucune trace de la nouvelle plaque de Madeline. Camille ne fut donc pas surprise de voir sa supérieure s'acharner sur un bout de carton particulièrement résistant.

– Noémie, peux-tu élaborer tes pensées et sans juron ? demanda Nour qui, en tant que psychologue-chef, s'était proposée pour mener l'activité.

– Je veux que cette femme de peu de vertu sans aucune trace de respect dans son organisme urine dans la bouche de ses immenses aïeux décédés.

– Bon. C'était sans juron. Mais peux-tu élaborer ce qui te motive dans ce projet ?

– Quand j'ai commencé à bosser à Lille, continua Noémie qui déchirait des brochures mal imprimées, j'ai bossé avec elle. Cette - scriiich - de Bérengère m'a salement insultée en douce en croyant que je ne le saurais pas ! Cette petite - scriiich - a balancé que je devais peut-être essayer d'avoir les cheveux longs « pour être un peu jolie » et d'autres - scriiich - trucs passifs-agressifs discriminants.

– C'est quoi exactement, des trucs passifs-agressifs discriminants ? voulut savoir Kévin en levant la main.

– Comment dire ? répondit Delphine qui prit un bref temps de réflexion. C'est dire quelque chose qui est à première vue positif ou neutre, mais qui cache en fait quelque chose de très blessant voire carrément insultant. Comme : « T'es forte en maths mais c'est normal, t'es asiatique », parce que ça sous-entend que tous les asiatiques sont forts en maths et cela, uniquement à cause de leur origines. Exemple vraiment con puisque je suis dyscalculique, ajouta-t-elle après une brève pause.

– Compris. On peut reprendre.

– Mais comme elle a jamais rien dit de ouvertement - scriich - insultant devant moi, je pouvais pas tellement la reprendre. Elle faisait passer ses - scriich - pour de l'humour ou juste de la maladresse et allait jusqu'à avoir des petits yeux larmoyants de Bambi quand je lui rappelais que - scriich - de - scriich -, on ne demande pas à la seule lesbienne de l'entreprise si elle veut faire un plan à trois avec son mec, « pour rigoler » ! Elle m'a fait passer pour la méchante lesbienne noire de service, c'était limite pire que le harcèlement moral de Jeansson.

– Jeansson faisait ça ? s'alarma Madeline.

– C'est pas comme s'il allait le clamer sous les toits. Ni comme si j'étais armée pour dénoncer les faits ; j'avais peur de me faire blacklister, surtout avec Bérengère et sa clique qui ont fini par me faire croire que c'était moi qui cherchais la merde. J'ai fini par me convaincre que j'exagérais ou que personne n'allait me croire car je semblais trop agressive.

– C'est trop tard pour répandre du fumier sur la tombe de ce, euh, fumier justement ? marmonna Maria, ses yeux plus noirs que jamais.

– Je ne pense pas. On note ça comme prochaine activité de cohésion de groupe. Est-ce que tu veux démolir mon carton Noémie ? Je crois que je me suis niqué l'épaule, proposa Véronique qui prit place sur un petit banc.

– Et pour conclure – Merci Véro – j'avais prévu de traîner Jeansson devant la justice s'il le fallait, j'étais hypée, j'avais une coach spécialisée dans le sujet à portée de main... Et puis il est mort. Le seul mec envers qui j'avais des preuves de harcèlement clamse et je dois bosser à nouveau avec cette pétasse de Bérengère.

Pardon ? lancèrent ses collègues d'une seule voix.

– Tu crois franchement qu'on va continuer à bosser avec elle après tout ça ? avança Kévin.

– Dès demain, je dis à Bérengère qu'on a trouvé un partenaire plus intéressant ailleurs. Ou lundi plutôt. Ouais, lundi. Ou le lundi d'après. Il faut que je trouve quelqu'un pour la remplacer avant, marmonna Madeline.

– Quoi ? balbutia Noémie qui ne s'attendait pas à une telle décision.

– Le truc qui me dérange, c'est d'avoir bossé des années sans le savoir avec un connard doublé d'un harceleur. Le seul truc qui me dérangerait encore plus, c'est de bosser de mon plein gré avec une connasse doublée d'une harceleuse. J'ai déjà affronté assez de pétasses dans ma vie pour ne pas vouloir m'en coltiner d'autres, et je ne laisserai personne sous ma responsabilité subir quelconque forme de stress ou de violence si je peux empêcher ça, OK ? Ça vaut pour tout le monde ici, exposa Madeline d'une voix ferme avant de demander : On a assez déchiré de cartons ou on continue ?

– Notre ère de destruction touche à sa fin, grande maîtresse, répondit Maria d'une voix solennelle. Rentrons.

 

Camille n'était pas mécontente de pouvoir retourner s'asseoir tranquillement à son bureau. Depuis qu'elle avait cru voir Timothée pour la troisième fois, elle craignait l'apercevoir dès qu'elle pointait le nez dehors. Certes, elle avait envie d'exiger des explications. Mais le jeune homme (ou son sosie parfait) avait la méchante manie de prendre ses jambes à son cou dès que leurs regards se croisaient. D'ailleurs, ce simple fait confirmait qu'il s'agissait bel et bien du véritable Timothée : à ce qu'elle sache, un parfait inconnu ne fuirait pas devant elle sans raison. Elle se demanda quand même ce qu'elle ferait si elle le chopait. Est-ce qu'elle demanderait un test de paternité ? Ou bien est-ce que les tests de paternité n'existaient que dans les soaps américains ? Mais pourquoi tu voudrais un test de paternité, nom de Dieu ? T'as baisé qu'avec un mec en deux ans et c'est lui, Camille !

Camille soupira. La grossesse commençait à lui taper sur le système. L'ensemble de son système, y compris sur ses seins qui avaient non seulement grossi et semblaient vouloir la faire souffrir jour et nuit, mais qui se mettaient aussi à produire du lait sans crier gare. Ce fut avec deux belles taches humides sur la poitrine qu'elle se dirigea quelques minutes plus tard vers le grand placard d'entrée : entre les balais et une photocopieuse que personne n'avait encore pensé à jeter ou recycler, se trouvaient plusieurs de ses t-shirts. Du moins, c'est ce qu'elle pensait jusqu'à réaliser qu'un n'en restait qu'un. Bizarre. Encore un trou de mémoire de femme enceinte. Delphine et Nour lui lancèrent un regard noir en voyant son t-shirt Goldorak mais elle fit mine de ne rien avoir remarqué. Elles avaient un nouveau client à rencontrer et elles étaient déjà en retard.

Quand elles entrèrent dans le grand appartement de la famille Demeulsteer, Camille eut l'impression que l'argent suintait de chaque meuble, chaque tapis, chaque bibelot précieusement posé sur des commodes en bois verni. Elle fut abruptement sortie de ses pensées par la maîtresse de maison, Lydia Demeulsteer, qui s'écria avec un léger accent flamand tout en saisissant les poignets de Camille :

– Oh, une future maman ! N'est-ce pas merveilleux que même avec votre métier et en ces temps difficiles, la vie et le bonheur s'accrochent malgré tout ? L'avenir peut encore changer grâce à nos chers petits !

Delphine toussa pour cacher son rire nerveux tandis que Nour tentait de dissimuler son malaise derrière un petit sourire plaisant. Camille, dont les poignets étaient toujours serrés fermement par madame Demeulsteer, hésitait entre la franchise et un mensonge poli. Le second regard noir que Nour lui lança lui indiqua que la deuxième option était franchement préférable (sauf si elle souhaitait se faire engueuler en farsi sitôt revenue dans la voiture) :

– Oui, c'est... Comme on dit, l'avenir appartient à la jeunesse ! s'exclama-t-elle d'un ton pas tout à fait convaincant.

– Exact, exact. C'est pour mon mari que vous êtes là. Mon cher Jean. Suivez-moi, mais je crains qu'il ne puisse pas vous dire grand chose à cause de son état...

– Votre mari a eu, excusez-moi si je me trompe-

– Oh, les oublis de mémoire, c'est courant chez les futures mamans ! Vous allez bientôt accoucher, non ?

– Oui, aux alentours du 25 juin si tout se passe bien.

– Merveilleux, chantonna Lydia qui s'éloigna brièvement d'elles pour discuter avec une femme aux vêtements foncés qui tenait un seau à la main.

– Est-ce que cette dame semble plus intéressée par ta grossesse que par la demande d'euthanasie de son époux ou c'est moi ? nota Delphine à mi-voix.

– C'est pas toi. Après, elle ne veut peut-être pas y penser et essaie de se préserver comme elle peut, dit Nour sur le même ton tandis que Lydia revenait vers elles. Son mari a eu deux AVC, dont un il y a quatre mois.

– Le pauvre vieux.

– Voilà la chambre de mon pauvre mari. Il ne peut qu'à peine parler depuis ce second AVC, leur apprit Lydia. Je vais vous accompagner.

Aucune d'entre elles n'était très enthousiaste à l'idée que Lydia les supervise, mais elles n'eurent pas le courage de refuser sa demande. Elles entrèrent dans une grande chambre à la décoration très épurée. Au centre de celle-ci, un large lit aux draps beiges au milieu duquel était allongé un homme âgé : Camille lui donna aux alentours de 80 ans. Il les salua d'un « Bonjour » si faible qu'il ressemblait plus à un grognement. Nour remit son masque de Death planner, imitée par sa stagiaire et sa collègue. Toutes prirent place sur des chaises en plastique très design et inconfortables posées autour du lit tandis que Lydia s'asseyait au bord de celui-ci, tout près de son époux alité. Son mari tentait d'expliquer sa situation mais à peine réussissait-il à placer deux mots que son épouse lui tapotait gentiment la jambe en le cajolant : « Oh mon chéri, laisse-moi expliquer tout ça, repose-toi. » Malgré l'envie que Camille avait de lui dire que son mari semblait tout disposé à leur parler à son rythme et de le laisser tranquille au lieu de le couver, elle se tut. On lui avait appris lors des cours préparatoires au concours de Death planner qu'il ne fallait surtout pas sembler juger un potentiel client. Cela renverrait une mauvaise image d'elles-mêmes, de leur bureau et de la profession tout entière.

Elles finirent pas comprendre que Jean, épuisé par ses deux AVC qui l'avaient considérablement affaibli et le rendaient dépendant d'aide extérieure, y compris celle de son épouse, souhaitait « partir rapidement et calmement. » Le calmement, Nour comprenait. Le rapidement, moins. Le délai entre une première demande d'euthanasie et son exécution était de neuf à treize mois en moyenne, sauf pour les dossiers dits « sensibles » qui demandaient à être étudiés en profondeur par le bureau d'éthique national des Death planners. Or, elle avait le pressentiment que le dossier Demeulsteer allait être un dossier sensible. Alors qu'elle cherchait comment indiquer poliment à Lydia qu'elle voulait être en tête à tête avec son époux qui lui semblait encore bien alerte pour un homme ayant vécu deux AVC, Nour fut interrompue par un juron étouffé de Camille. La jeune femme avait eu une nouvelle montée de lait : elle tenta de se cacher la poitrine, mortifiée. Lydia sembla trouver ça très drôle puisqu'elle laissa échapper un petit rire avant de la guider hors de la pièce pour qu'elle se lave dans une de leurs trois salles de bains. Nour profita de leur absence pour se pencher vers Jean, de même que Delphine qui partageait ses doutes. Le regard du vieil homme s'éclaira. Après un regard alarmé en direction de la porte, il s'approcha d'elles puis posa sa main sur celle de Delphine. Il lui fallut un grand effort avant de parvenir à leur confier :

– Cette connasse veut ma mort ! Et mon fric !

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Bleiz
Posté le 31/07/2023
Re-salut Alice !

Aouch, je suis désolée d'entendre ces mauvaises nouvelles médicales. Repose-toi bien et rétablis-toi vite <3 Nous attendrons la suite de Camille patiemment. Néanmoins, je suis curieuse -dans un esprit aussi scientifique que le tien, bien sûr- sur le type de chaussures chelous…

Vengeance de vomi projectile, toujours un succès. On applaudit Camille pour sa précision chirurgicale.

OK, Miroslav et Stanislas sont officiellement mes personnages préférés x') Ils sont beaucoup trop drôles !
" Surtout enceinte jusqu'aux yeux comme vous l'êtes. Surtout pas dans le Vieux-Lille : les pavés sont traîtres." --> Et en plus il rime ! Quel délice.

La fin de chapitre est un poil abrupte à mon goût, mais imaginer les trois à la table de café me comble ! J'ai hâte de lire la suite.

À bientôt ! :)
AliceH
Posté le 07/08/2023
Miroslav, le héros d'arrière-plan dont le monde a besoin ! Tu vas beaucoup aimer le tome 2 que je prévois de sortir en septembre alors ♥

Alors, les chaussures chelous. J'ai (avais, plutôt) une paire de sandale Doc Martens. J'ai réalisé l'an dernier qu'elles avaient tendance à me donner mal à la hanche quand je les portais et ma kiné (j'ai passé mon été 2022 chez une kiné du sport pour ça, super programme) m'avait dit que je mettais mal mon pied dans une des chaussures. Je ne me démonte pas, je les reporte en juin sans trop de problèmes... Jusqu'à me refaire mal à la hanche et devoir rester allongée quasi non stop pendant UN MOIS. Et là, n'importe qui aurait direct revendu ces chaussures, MAIS PAS MOI ! Je les ai testées une nouvelle fois... Et me suis reniqué la hanche...
Finalement, je les ai vendues 40€ sur Vinted et je peux à nouveau m'asseoir à peu près correctement !
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