Épaules prisées par Gaus, les pieds ballants au-dessus du sol, larmoyante, Wazo contemple Iro qui s’avachit au sol, expirant de fatigue, tandis qu’Orus s’approche d’elle, songeur, le visage si différant, révulsant, puis la salue.
« Orus, enchanté. Wazo, je présume ?
– Qu’avez-vous fait à Iro ?
– Ce que n’importe quel trouble-fête, fouineur, espion, saboteur, mérite.
– Je suis Architecte ! cri Wazo, en dévoilant sa tunique sous sa cape. Aucun de vous deux n’en sortira indemne.
– C’est faux ! réprimande Iro, elle ment !
– Architecte ? » souligne Orus, en ramassant la lame des mains d’Iro, alors que des coups se font entendre du plafond.
D’un geste rapide et nerveux, Orus fait claquer la pointe de la lame au plafond, comme pour chasser des nuisibles. Parmi les interstices des ballantes plaques métalliques, où se réfléchissent les lueurs de la couronne de magma, on ne peut apercevoir que du vide.
« Donc, je disais, reprends Orus, tu comptes me faire quoi ?
– Laisse là, gémit Iro en rampant en sa direction, remuant plus profondément dans l’indignation de Wazo.
– Si je ne suis pas de retour au Croc, les gardes vont me chercher et…
– Te trouver ? interromps Orus, Tu sous-estimes la facilité à faire disparaître des corps au sein des Forges. Probablement une de ses principales sources de combustion. »
Wazo se renferme dans le silence, envisage toutes les causes qui auraient pu amener à cette conséquence. Une confusion, un malentendu, la source de la méfiance. Elle mesure des yeux la distance, entre elle et la fuite, entre elle et Iro, son souffle rythme aux battements de son cœur, entre coupé par l’approche d’Orus, et ses effluves de rance. Le temps manque, la tension lui force la parole, et d’un trait décidé sa voix s’élance.
« Qu’avez-vous à l’encontre des Architectes ? Est-ce ma prestance qui me trahis ? Si oui, alors simplement, écoutez-moi. Nous agissons pour le meilleur de ce monde. Nous garantissons que la lumière protège le monde. Que chaque personne mange à sa faim. Que chaque personne se voit attribué un rôle. Un rôle aussi important que n’importe quel autre. Les Forges, les Villages Frontières, et le Croc ont besoin l’un de l’autre. Laissez-moi vous aider, à corriger ce malentendu.
– Et au-delà de tout ça ? » sonde Orus, baissant la lame.
L’expression de Wazo, son éloquence, mais aussi la teinte rayonnante de sa peau, ont semé le doute en son esprit. Orus change de posture, les intrus semblent plus vrais que nature.
« Les Forges ne s’arrêteront jamais de brûler. À creuser plus profond à la recherche de nouveaux matériaux. Les Aventuriers ne s’arrêteront jamais de chasser. À éloigner les frontières. À repousser les chimères. Le Croc ne s’arrêtera jamais de s’élever… vers je ne sais où… Et au-delà de tout ça, qu’est-ce qu’il y a ?
– Un espoir, affirme Wazo, un monde où l’on peut vivre sans avoir peur de l’obscurité.
– À quel prix ? Si mon existence se résume à un rôle que l’on m’attribue, ne suis-je pas qu’un sacrifice de plus. Et lorsque vous aurez atteint ce monde, par la pointe du Croc, quelle sera notre place, à nous ? en bas…
– Je vous le promets. Ce monde sera pour tous, réponds Wazo, ses yeux imbibés d’une profonde détermination.
– Oh ! s’exalte Orus. Inutile de me faire des promesses. Je voulais simplement savoir de quel côté tu penches sur la balance, et… je sais me faire obéir. Ton amie l’apprentie. Elle va rester avec nous, et-
– Hors de question ! reprend Wazo, revivifiant la situation, de l’apaisement à la confrontation. Je ne la laisserais pas à votre merci, vous me dégoûtez.
– Gaus », commande calmement Orus, en lâchant la lame par terre avec dédain.
Gaus obéit, et dépose délicatement Wazo au sol, qui à son tour se précipite vers Iro pour l’aider à se relever. Iro tremble mais reprend peu à peu de l’énergie, ses bras sont lacérés et son sang a éclaboussé sur sa tunique, les cheveux collés au visage par la sueur.
« Je sais faire preuve de tact, mais ne pensez pas que je suis aveugle pour autant, entonne Orus, avec placidité. Je peux voir mon apparence dans le reflet de vos yeux. Voir votre dégoût à chaque déviation de vos pupilles. Voir votre dégoût à chaque battement de paupière. Voir votre dégoût se lire sur chacun de vos plis. Mais au-delà des apparences, chacune de mes blessures est le fruit d’une expérience, un souvenir, une preuve de mon existence, un sacrifice à chérir.
– Justement, réponds violemment Wazo. Vous êtes incapable de donner sans recevoir. À vos yeux, c’est toujours une question de sacrifice. N’avez-vous jamais pensé qu’il existe des personnes capables de donner leur vie sans rien attendre en retour... juste par amour.
– Trop de fois, grommelle Orus qui tend vers l’implosion. Trop de fois. Tant de morts. Trop de fois…
– Orus, chuchote Gaus, essayant timidement de l’ôter de pensées qui semblent le déchirer.
– Par amour ? » répète Orus, absorbé.
Ses yeux sont injectés de sang. Il fait face à Wazo, mais s’adresse à ses chimères.
« Et ceux qui restent derrière, penses-tu qu’ils sont heureux ? De voir ton sacrifice rimer à rien, orphelin. À rien ! » hurle Orus, en lançant son poing en direction du visage de Wazo.
Face à l’imminent impact, Iro puise dans sa volonté, mais ses bras ne suivent pas. Elle serre les dents, bouscule de son torse Wazo pour intercepter la trajectoire, et embrasse le choc avec sa joue. À sa grande surprise elle tient toujours debout, bien que la douleur commence à se propager dans sa mâchoire. Le poing d’Orus reste logé, et continue à faire pression. Wazo, paniquée, semble essayer de lui parler, mais sa voix est inaudible parmi les résonances rebondissantes dans son crâne. Finalement Gaus s’approche d’Orus, lui détend les épaules avec ses grandes mains, dans une tentative de le réconforter, de l’arracher à ses chimères. Iro protégeant Wazo avec défiance, la scène se reflète sur la pupille d’Orus sortant des ombres. Elle lui apporte une tendre larme, la réminiscence d’une promesse du passé, qu’il efface d’un battement.
« …Iro ! Iro ! continue Wazo.
– Ça va ! Ça va, répond Iro avec son ouïe qui lui revient.
– Orus ! condamne Wazo.
– Partez », soupir Orus, qui reprend son calme, sous l’étonnement de tous.
Il marche calmement jusqu’à se retrouver accouder au lingot, fatigué de l’expérience.
« Partez. Je vais probablement passer pour un idiot, mais n’oubliez pas de tenir votre promesse. Lorsque le moment viendra, n’oubliez personne.
– Oui, réponds Wazo, qui soulève Iro, toujours sonnée, avec son épaule. Elles se dirigent vers la porte blindée que Gaus ouvre.
– Par ailleurs, Iro ? Interpelle Orus, avec une légère timidité. Ton utilisation de la lame est, pour le moins innée, ou extrêmement bien entraînée. N’hésite pas à repasser à l’occasion, pour tester mes petites inventions meurtrières.
– Non merci », intercepte Wazo avant de disparaître, tandis que Gaus referme la porte blindée.
« C’est pas logique de demander un service après ce qui s’est passé, raisonne Gaus qui s’attelle à remettre de l’ordre dans la pièce.
– Elle a failli nous découper, nous et la porte, répond Orus en pointant la fente verticale qui part du sol au plafond. C’est le minimum de politesse.
– Non, toujours pas logique.
– Mais ça change tout Gaus ! » interpelle Orus en ramassant la lame.
Il essaye de la plier de toutes ses forces, de mouvements brusques et effrénés, en vain.
« Si c’est Iro qui la manie, je pense que l’on arrivera à créer une arme révolutionnaire, qui pourrait fendre la terre, le ciel, et peut être même… le cristal.
– Et les Aventuriers ?
– Chaque chose en son temps, Gaus. Chaque chose en son temps.
– Toc ! Toc ! » interpelle une vielle voix de dernière la porte blindée.
Wazo, et Iro, marchent côte à côte, difficilement, lentement, s’éloignent du cœur des Forges. Sur le chemin elles croisent un vieil homme aux mains noircies, jubilant d’excitation, sautillant, bien que les yeux asséchés de larmes, avant de se retrouver face à Avos, essoufflé.
Son visage renvoie un mélange de sentiments, oscillant de la colère à la bienveillance. Il s’approche d’elles. Wazo cherche à s’exprimer, trouver des excuses pour la situation, mais il l’arrête en tapotant de sa main, dans un geste familier surprenant, sa tête. Iro tente à son tour de s’exprimer, mais il l’arrête à son tour. Il examine sa joue rougie, gonflée, et bande ses bras, pressement, mais avec une certaine délicatesse.
« Ne dites rien. Ne mentionnez rien. Vous risquerez d’empirer la situation, dit-il avec autorité. Le chef des Architectes vous attend au pied du Croc.
– Mon père ? » laisse s’échapper Wazo, la peur envahissant son corps.