En terre physée,
Quand Sophya arrêta sa connexion radio avec son frère, elle se sentit apaisée. Malgré l’appel de la guerre et leur distance, leur échange lui avait fait beaucoup de bien. Pour la première fois, elle remarqua que son absence était plus douloureuse qu’elle l’avait imaginé. Elle aurait voulu s’appuyer sur lui pour ces prises de décisions, pour oublier son chagrin et pour calmer sa haine qui grandissait en elle depuis la mort de Sonfà. Malheureusement, en leadeur de la résistance, elle n’avait pas le temps d’y penser plus longtemps. Minutieusement, elle prépara son carquois en comptant ses flèches. Elle enfila ensuite un protège bras et son plastron en cuir. Parait ainsi, elle ne ressemblait plus à une gamine de quatorze ans. Qu’importe son âge, elle voulait montrer aux autres que c’était avant tout une guerrière.
_Andzrev, Flopin. Vous venez avec moi, je repars en repérage, lança-t-elle sur un ton qui appartenait plus à l’ordre qu’à l’invitation.
_Et bien puisque tu nous laisses gentiment le choix, nous te suivons, la railla Flopin en mimant une courbette.
_Merci.
Comme la veille, Andzrev se laissa installer sur sa jument. Ce soir, ils seraient les seuls éclaireurs. Maintenant que l’armée kalokas était surement arrivée, ils devaient se montrer plus discrets. Le reste de la résistance resterait donc dans la grotte ou en surveillance dans les alentours. Dehors, la tempête de sable grondait toujours maintenue par les Physés qui se passaient le relais d’heure en heure. Le vent ne désemplissait pas, au contraire, et Sophya allait même l’accentuer pour dissimuler leur sortie nocturne.
_Andrezv assurera notre communication par telsman ou par la pensée. Je ne veux pas entendre un mot, exigea Sophya en toisant Flopin pour le mettre en garde.
_Oh, ne me regarde pas ainsi demoiselle ! Je sais tenir ma langue, s’offusqua le roi des vauriens.
_J’en doute toujours, mais comme j’ai besoin d’Andrezv et que de toute façon tu le suis comme son ombre, je vais devoir te faire confiance, rétorqua la Physée plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu.
_Oh, je sens encore une nuit plein d’exaltation… se plaignit Flopin en quittant la grotte.
_Chut !
Silencieux, le télépathe assistait à la scène en spectateur. Il adorait qu’on malmène son ami ainsi, lui qui avait l’habitude d’avoir le dernier mot. Conscient du danger qui les entourait, Andzrev était pourtant ravi de partager ces moments avec la résistance. Il voyait en eux de vrais camarades. Il aimait les regarder se chérir, s’engueuler, pactiser et se battre. Le télépathe ne s’était jamais senti aussi vivant.
_Pourquoi tu t’agites ainsi ? demanda Andzrev par la pensée en voyant Flopin lui secouer la jambe.
_Comment fait-on si je veux parler ? Je t’appelle dans ma tête ? se questionna l’Oripeau.
_Oui, par exemple… Mais Flopin…tu es un incorrigible bavard ! Que veux-tu me dire de si important ?
_Rien… juste papoter. Cela m’aiderait peut-être à apprécier d’entendre ta voix dans ma tête… se lamenta Flopin dans ses pensées.
_Je préfère me concentrer sur ce qui nous entoure si tu veux bien ?
_Oui…
_Et puis, elle me fait un peu peur… confessa Andzrev en désignant Sophya du bout du menton. Je ne voudrais pas qu’elle nous surprenne, ajouta-t-il dans un demi-sourire coquin.
_Tu as raison… Elle risquerait de nous ensevelir sous le sable si elle nous entendait ! pouffa Flopin.
Le roi des vauriens n’était pas fait pour la discrétion, son léger ricanement suffit à faire retourner Sophya. Elle se posta devant lui en le toisant du regard. Sans rien lui dire, elle lui fit ravaler son sourire en quelques secondes. Les bras croisés, elle marqua son autorité face à ses deux acolytes. Aucun n’objecta. Sophya avait beau être la plus jeune et la plus petite de ce trio, elle n’en était pas moins l’alpha. Leur ronde continua alors dans un silence pesant pour Flopin, mais rassurant pour la Physée. Ils se rapprochèrent alors du camp, leur hypothèse était la bonne. L’armée kalokas était bien arrivée, les tentes n’étaient plus vides, mais s’agitaient au grès des vas et viens des soldats. Prévoyant, le trio s’installa assez loin du camp pour faire ses observations.
_Nous devons nous montrer prudents, exigea Sophya dans le telsman d’Andzrev pour l’inviter à se reculer. Nous n’avons qu’à compter sur ton don, nous serions trop près si on devait les observer avec nos yeux.
Après quelques pas en arrière, Sophya se reposa entièrement sur le télépathe pour examiner leurs adversaires. De leur place, le camp n’était qu’un amas de tentes grises pris dans une tempête de sable. Ils percevaient à peine les lumières qui éclairaient les allées. Sophya s’était montrée prudente, elle ne voulait pas mettre ses compagnons en danger.
_Très bien, Paskhal est là avec sa fille. Le frère de Zaven est avec eux, mais pas son père. Loris non plus n’est pas là, indiqua le télépathe après quelques minutes de réflexion.
_Ils ne sont pas venus ? le questionna Flopin par la pensée.
_Je vais me renseigner.
De longues minutes passèrent, Sophya et Flopin attendaient assis dans le sable pendu à ses pensées. Ils observaient comment la tête d’Andzrev s’inclinait d’une manière ou d’une autre comme s’il prêtait l’oreille à une conversation puis à une autre.
_D’après ce que j’ai compris, ils sont partis en reconnaissance dans le désert avec des miliciens, précisa alors Andzrev.
_Nous devons redoubler de vigilance. Nous pourrions les croiser. Ils sont partis à pied ? le questionna Sophya dans son telsman.
_En voiture, je crois.
_Très bien, je préviens la grotte. Concentre-toi sur Paskhal et sa famille.
_Elle a dit quoi ? se renseigna Flopin en tirant sur la manche du télépathe pour avoir son attention.
_Elle prévient les autres pour Loris et j’essaye d’en savoir plus sur le père de Manon.
Andzrev ferma alors les yeux comme s’il plongeait dans un rêve. Malgré l’obscurité qui les entourait, Flopin ne le lâcha pas du regard. Il aimait le voir ainsi en pleine utilisation de son don. S’il l’avait peu utilisé pendant leur voyage, il ne se lassait pas de voir Andzrev se rendre ainsi utile auprès de la résistance. Cependant, ça ne l’empêchait pas de s’inquiéter pour lui. Flopin se demandait comment on pouvait rentrer dans les esprits d’autant de personnes sans y laisser des plumes. Partager les pensées d’hommes aussi tordus devait laisser des traces. L’observant sans rougir, le roi des vauriens se retenu toutefois de dégager le front de son ami. Même si l’envie de toucher ses cheveux poivre et sel le démangeait, il savait qu’Andzrev n’appréciait pas ce genre de contact. Trop intime.
_Il semble chamboulé. Je crois que la perte d’Hestia l’a remué. Il est rongé par les remords, mais son envie de nous exterminer reste bien présente, reprit Andzrev agité.
_Et sa fille ?
_Elle est soucieuse pour lui… Elle a peur de combattre et les tourments de son père l’affectent beaucoup.
_Manon avait raison. Si on écarte son père, nous aurons le dessus, nota Sophya le sourcil gauche arqué comme si elle réfléchissait à toute allure. Est-il rentré en contact avec Hestia ?
_Oui, répondit Andzrev après quelques minutes. Mais elle n’a pas répondu, ajouta-t-il face aux mines déconfites de ses amis.
_Tu…
_Oui, j’en suis sûre, la coupa Andzrev. C’est une femme forte. Fais-lui confiance.
_Quoi d’autre ? l’interrogea Flopin dans un échange de signes.
_Le moral de Paskhal influence toute son armée. Son don à l’air de moins agir sur eux. J’ai l’impression de lire de la peur, presque du doute.
_Leur nombre ?
_1200…je dirais, les Kalokas doivent représenter à peu près la moitié. Les autres sont de simples miliciens.
Cette dernière révélation glaça le sang du trio. Sur le nombre, ils n’avaient pas l’avantage. La résistance ne comptait que 400 hommes et femmes si on comptait également les enfants. La gorge serrée, ils observaient l’immense camp face à eux.
_Il faudra les prendre au dépourvu et taper où ça fait mal… Sur Paskhal, sur Endza, les ministres… se reprit Sophya après un long silence.
Flopin acquiesça d’un geste de la tête timide quand Andzrev lui répéta ces mots. Il pensait à sa famille d’Oripeaux, aucun d’eux n’était doué pour combattre. Du moins pas contre des Kalokas. Le roi des vauriens n’arrivait pas à enlever le visage de sa fille dans ses pensées. Mirà occupait tout son esprit, il avait peur pour elle. Et pour tant d’autres.
_Loris et Zeroual également.
_Oui, les deux bras droits, acquiesça Sophya en câlinant la jument du télépathe pour se donner du courage. Rentrons, l’aube ne doit pas nous surprendre.
Après un dernier coup d’œil, le trio reprit la route silencieusement. Cette fois, toutes leurs pensées étaient tournées vers le combat. Ils venaient de prendre enfin conscience de ce qui les attendait dans les prochains jours. Ils avaient beau connaitre le terrain, être soudés et soutenir une cause qui leur tenait à cœur, le combat n’était pas équitable.
Si seulement tu étais là… réfléchit Sophya en pensant à son frère.
_Si seulement ils étaient tous là… l’interrompit Andzrev en captant sa pensée. Lui, Arthur, Gaultier, Manon… et tous ceux qui sont enfermés injustement dans ces camps.
_La prochaine étape ce sera de les faire sortir… acquiesça Sophya avec émotion.
_Mais avant, nous devrons combattre ici. Affronter ceux qui les ont enfermés.
Le chemin continua sur cette prise de conscience douloureuse. Le trio mal assorti avançait grâce à Sophya qui les protégeait de la tempête qui grondait toujours dehors. Collés les uns aux autres, ils se faisaient le plus petits possible. Ils avaient presque atteint la grotte quand Andzrev les somma de s’arrêter.
_Qui y a-t-il ? le questionna Flopin.
_Chut ! le reprit le télépathe par la pensée. Une camionnette. Loris n’est pas loin, reprit-il à l’intention de ses deux amis.
Sophya se figea alors pour accentuer la tempête autour d’eux. Puis, le souffle coupé, elle aperçut des phares qui s’opposaient à la nuit. S’ils se posaient sur eux, ils n’avaient aucune chance. Inquiète, elle perçut l’agacement soudain du cheval qui soutenait Andzrev.
_Bénédit, Loris fait une ronde. Il est juste à côté, précisa-t-elle à son ancien Élu en gardant son sang-froid.
Elle ferma ensuite les yeux, comme si son heure était arrivée. Alors qu’elle entendit la voiture se rapprocher dangereusement, elle serra les reines de la jument comme si c’était elle qui allait les trahir. Elle perçut alors le vrombissement du moteur à sa droite, si prêt qu’elle pouvait entendre les miliciens parler à côté d’elle. C’en était fini. Il n’avait aucune chance de passer inaperçu. Tendue, elle attrapa la main de Flopin puis d’Andzrev comme pour leur dire au revoir. Elle eut alors l’impression de vivre ce que Sonfà avait vécu avant elle, la crainte et l’impuissance. Elle n’aimait pas perdre le contrôle, mais s’ils faisaient un pas de plus, ils risquaient d’indiquer le chemin de la grotte. Elle devait protéger les autres. Quoi qu’il arrive.
_Rien par ici non plus, gronda alors un des hommes alors qu’ils étaient tout prêt du trio.
Interloquée, Sophya ouvra les yeux. La voiture était si proche que l’odeur d’essence emplissait ses narines. Comment pouvait-il passer à côté d’eux alors qu’elle pouvait les voir de ses propres yeux ? Clouée par la peur, elle ne décocha pas un mot quand le moteur redémarra soudainement. Sans comprendre, Sophya les regarda s’éloigner à vive allure dans la tempête de sable.
_Comment… souffla-t-elle alors timidement.
_J’ai fait en sorte de leur faire voir ce que je voulais, murmura alors Andzrev.
_Tu peux aussi faire ça ? s’enquit Flopin admiratif.
_Je peux rentrer dans leur esprit, les écouter et les contrôler. À petite échelle. J’ai fait en sorte qu’il ne voit que du sable.
_Impressionnant, s’exclamèrent en cœur Sophya et Flopin surpris d’être d’accord pour une fois.
_C’est facile sur des humains. La maitrise des esprits Siréliens est plus compliqué, encore plus chez les Kalokas, mais comme il n’en avait qu’un parmi eux et qu’il n’a pas un don de psyché, ça restait jouable, précisa Andzrev en reprenant sa route.
_Tu peux le faire sur toute l’armée ? s’enquit Sophya.
_Non… Bien sûr que non. Sur de petits groupes et sur certaines personnes. Je ne me mesurerais pas à Paskhal. Si j’ai pu percevoir ses pensées ce soir c’est parce qu’il n’était pas lui-même. Un Élu comme lui en pleine possession de ses moyens, je ne m’y risquerais pas. En revanche, je pourrais agir sur ses sa fille ou les fidèles de son armée.
_Dans une certaine mesure ! le coupa Flopin inquiet.
_Oui, cela dépend de la force de chacun et de leurs dons, acquiesça le télépathe.
_Bien, je crois que nous avons un nouveau plan dans ce cas, acta Sophya plus guillerette.
_Tu veux l’emmener sur le champ de bataille ? s’offusqua Flopin en l’attrapant par l’épaule.
_Il est notre meilleure chance pour désordonner leur rang ! se défendit la physée agacée.
_Oui et il n’a pas les moyens de partir en courant s’il lui tombe dessus ! On n’emmène pas un infirme au cœur d’un combat ! C’est trop dangereux.
_Je vous entends, au cas où vous l’aurez oublié… leur fît remarquer Andzrev peiné par leur échange.
Sans ajouter un mot, il lança sa jument au trot pour ne plus avoir à supporter leur discussion. Il était conscient de son handicap, mais il ne s’était jamais senti autant à sa place. C’était gentil que Flopin s’inquiète pour lui, mais il n’aimait pas qu’on ne voie en lui que son infirmité. Garnel l’avait toujours utilisé comme une arme, il ne s’était jamais soucié de son bienêtre ou de sa santé. Andzrev aurait préféré qu’il en soit de même pour ses alliés. Il n’aimait pas qu’on le pense faible ou incapable. Il participerait à cette guerre qu’on le veuille ou non. C’était en partie de sa faute si les frères Agape avaient cette position, il serait là pour réparer ses erreurs.
_Tu défends toujours aussi vigoureusement tes amis ? demanda Sophya en rejoignant la grotte aux côtés de Flopin.
_Je protège ceux que j’aime, se défendit-il boudeur.
_Dans ce cas-là, nous avons un point en commun ! lui cria Sophya alors qu’il s’éloignait à grands pas pour rattraper son ami.