Chapitre 3

Rey leva les yeux et me reconnut immédiatement. Un grand sourire se dessina sur son visage alors qu'elle enleva ses écouteurs. Je pris ce signe comme une invitation à entrer et la rejoignis à sa table en m'installant sur un fauteuil en face d'elle.

— J'ai déjà commandé quelque chose vu que je suis là depuis un bon de temps, alors si jamais tu veux prendre quelque chose, n'hésite pas, me proposa-t-elle en penchant sa tête. D'ailleurs, leur capucino et leur chocolat chaud sont excellents !

— C'est gentil, mais je vais me contenter d'un simple café bien serré, je pense.

— Le contraire m'aurait étonné.

Un sourire en coin. J'ignorais si elle était vraiment douée pour contrôler la situation et le moindre de ses faits et gestes, ou juste qu'elle était totalement ignorante.

Je lui adressai un bref sourire avant de me lever pour rejoindre le comptoir et commander mon café. Au vu de toutes les propositions de la carte, les simples cafés devaient être assez rares entre les dizaines de milkshakes et autres variantes qui pourraient faire pâlir n'importe quel Starbucks du coin.

Puis en jetant un regard aux alentours, je me rendis vraiment compte que ce milieu était loin d'être le mien. Le costard, aussi simple soit-il, n'était pas l'uniforme du coin. Ici, il y avait un mélange entre des styles détendus et d'autres, plus alternatifs. Et je mettrais ma main à couper que la plupart étaient des étudiants qui révisaient leur cours ou prenaient un temps de pause entre deux examens.

Dès qu'on me servit mon café, je revins auprès de Rey qui avait eu le temps de ranger sa tablette dans son sac. Elle avait arrangé sa pile de livres, qui semblaient être tous des romans jeunesse.

— Tu n'as pas l'air de venir très souvent dans ce genre d'endroits, me fit-elle remarquer en riant.

— C'est vrai que je suis le seul à avoir un costard... et probablement le seul aussi à avoir des vêtements qui coûtent un bras.

Ma remarque l'amusa et je pris silencieusement une gorgée de ma tasse en regardant une énième fois les alentours. Vraiment, qu'est-ce que je foutais ici ?

— C'est souvent ici que je viens travailler, lança-t-elle en se penchant vers moi. Que ce soit pour trouver des idées de vidéos, pour en écrire un script, pour répondre à des mails... Cette atmosphère a souvent tendance à me motiver.

— Tu arrives à te concentrer avec autant de gens autour et qui peuvent parler comme nous le faisons actuellement ?

— Les gens vivent simplement leur vie, je trouve que ça m'aide au contraire.

— Pourquoi, tu n'aurais pas plutôt peur de te retrouver seule chez toi ? demandai-je, un brin provoquant.

Pendant un instant, j'avais l'impression que son sourire se brisa légèrement, comme si je venais te taper pile là où il fallait. Je ne doutais pas qu'elle me cachait quelque chose, mais désormais, ça me semblait assez évident. Ce petit moment d'hésitation, je l'avais vu des milliards de fois chez d'autres personnes. Des personnes sachant manier leur gestuelle à la perfection.

Il y a toujours un petit tic qui vient trahir n'importe quel masque. Et voilà que je tombais sur celui de Rey.

— C'est juste ma manière de travailler, esquiva-t-elle poliment. Et au pire, je peux toujours mettre un peu de musique. La preuve, c'est ce que je faisais avant ton arrivée.

— Je vois, répondis-je, peu convaincu.

Je pris une autre gorgée de mon café qui était pratiquement fini. Peut-être que j'en prendrais rapidement un autre.

— Je suppose que tu es plutôt du genre à écrire tout seul, dans ton espace personnel, sans le moindre bruit aux alentours au vu de tes remarques.

Elle savait rebondir à la perfection et son petit air malin le prouvait. Elle ne pouvait vraiment pas qu'être une fille totalement innocente quand elle jouait à ce point avec moi.

Peut-être que je l'avais sous-estimé et peut-être même qu'elle me connaissait, qu'elle connaissait mes manières d'agir... C'était désormais une hypothèse que je commençais à envisager sérieusement. Il valait mieux que je reste sur mes gardes à partir de maintenant.

— En effet. Je préfère le calme quand je travaille. Au contraire, j'ai plutôt tendance à apprécier la solitude.

Je venais de retaper sur un sujet qui était probablement tendancieux à ses yeux et je n'allais pas me gêner pour m'en priver.

— Je n'ai rien contre la solitude, renchérit-elle aussitôt. Mais s'éloigner à ce point des autres, n'est-ce pas une autre manière d'éviter la solitude ?

Elle jouait vraiment avec mes nerfs et je devais reconnaître qu'elle était douée. Extrêmement douée.

— Alors peut-être qu'on est deux dans ce cas.

Au cours de la discussion, elle s'était penchée sur sa chaise et son visage s'était rapproché du mien. Alors, je fis de même pendant un instant. Nos regards se croisèrent longuement. Il y avait un brin de défi dans les siens. Comment pourrais-je encore croire que cette femme était totalement innocente et naïve comme pourrait le penser Armitage ? Au contraire, j'étais désormais persuadé de me retrouver face à un coriace requin. Probablement bien pire que tous ceux que j'avais pu croiser jusqu'alors.

Son visage était si proche du mien et ça ne semblait pas la déranger. Encore une fois, j'avais la sensation qu'elle jouait de cette situation. Je suis persuadé que pour des inconnus, nous aurions tout l'air d'un couple. Elle jouait avec ces limites et elle le savait. Ça se sentait qu'elle maîtrisait cette situation, peut-être un peu trop bien. 

— Je vais reposer ces livres pendant que tu finis ce café, m'annonça-t-elle dans un murmure un peu trop tendancieux. J'ai une idée d'endroit où on pourrait aller...

Ses yeux pétillaient pour une raison que j'ignorais. Elle se leva, ses quelques livres sous les bras pour les reposer sur les différentes étagères. Pendant un moment, elle croisa une abonnée qui lui demanda un selfie et elles échangèrent pendant quelques minutes.

Vraiment, en public, rien ne trahissait ses gestes, mais je le sentais qu'il y avait quelque chose derrière tout ça. Et pour le savoir, j'allais devoir accepter de me faire trimballer dans un autre de ses lieux de prédilection.

Elle revint vers moi, tout sourire :

— Désolée d'avoir pris un peu de temps. J'ai croisé une abonnée.

— Je n'en attendais pas moins d'une star, lâchai-je un chouïa ironique.

— Alors, tu me suis ? me proposa-t-elle en prenant son sac à bandoulière pour le caler sur son épaule.

— Malgré mes quelques appréhensions... Allons-y.

 

*

 

Au bout de quelques minutes de marche, nous avions atterri dans une modeste rue marchande composée de nombreuses boutiques toutes plus diverses les unes que les autres.

— Je te présente mon paradis !

— Ton paradis... Ce sont des boutiques ? m'étonnai-je.

— Pas n'importe quelles boutiques ! Pour beaucoup, ce sont des indépendants qui vendent leur création et il y a toujours moyen de trouver des tas de choses qu'on n'a pas l'habitude de trouver ailleurs.

Elle se tourna vers moi, un sourire en coin sur ses lèvres.

— Je suis sûre que même un mec qui a une garde-robe uniquement constituée de costards tous plus sombres les uns que les autres trouvera son bonheur, ajouta-t-elle, moqueuse.

— Je trouve que tu fais des affirmations un peu trop hâtives, lui reprochai-je un peu trop durement.

— Je sais déjà que si je te mettais au défi de mettre autre chose, tu perdrais ou tu trouverais quelque chose de dernière minute pour ne pas risquer de briser ton ego.

J'arquai un sourcil à sa remarque. Elle continuait de jouer avec mes nerfs et cette position qu'elle prenait était de plus en plus déstabilisante.

Sans même que j'ai le temps de répliquer, elle m'entraîna dans la première boutique. Immédiatement, le vendeur la reconnut et ils échangèrent quelques banalités. Puis il se tourna vers moi, l'air curieux. Il ne posa pas de questions à mon sujet ; heureusement, je n'avais pas envie de m'étaler sur ma venue par ici.

Elle s'engouffra dans un premier rayon et je la suivis toujours aussi silencieusement.

Cette boutique avait des tas de livres, carnets et autres papeteries, mais le tout dans une ambiance assez vintage. Mis à part quelques sorties de livres récentes, le reste aurait pu être emprunté du siècle précédent.

— Ça t'arrive d'écrire sur du papier ? me demanda-t-elle en s'emparant d'un carnet.

— Comme tout le monde, je suppose.

— Non, vraiment écrire sur papier. Un long texte, des réflexions, un journal intime...

— Pas vraiment. Mon ordinateur est mon seul outil de travail dans ce genre d'occasion.

Elle ouvrit le carnet et fit tourner les pages qui étaient toutes uniformes, que ce soit par leur forme irrégulière ou leur couleur plus ou moins brune.

— Je trouve que ça a quelque chose de magique d'écrire sur papier, lança-t-elle en fermant le carnet qu'elle ne pouvait plus lâcher depuis quelques minutes.

— Pourquoi ça serait mieux ? Tu écris dans la même langue que d'habitude, avec les mêmes mots et la même manière de construire des phrases.

Un rire lui échappa, légèrement moqueur. Sauf que théoriquement, elle devait reconnaître que je n'avais pas entièrement tort. Des mots étaient des mots et qu'ils soient posés avec de l'encre sur du papier ou sur un ordinateur, le contenu serait toujours le même.

— Je me doutais qu'on confronterait nos deux visions du monde un jour ou l'autre... Et je trouve ça assez satisfaisant, me fit-elle remarquer en avançant vers un autre rayon.

Je la rejoignis alors qu'elle contemplait plusieurs stylos de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

— En quoi c'est satisfaisant ? Personne n'aurait cette manière de voir les choses. Au contraire, tu devrais t'énerver et défendre ton point de vue...

— Pas forcément. Je préfère plutôt m'ouvrir aux autres et essayer de les comprendre. Même quand beaucoup de personnes pourraient trouver certains points de vue abjects.

Elle posa son regard un instant sur moi. Un regard déterminé. À cet instant, je compris qu'elle avait repris les rênes de cette danse. Elle jouait avec les codes et les attentes que j'avais d'elle. D'ailleurs, elle savait probablement très bien qui j'étais, et ce, depuis le début.

— Tu serais même prête à essayer de comprendre le pire des criminels que tout le monde souhaiterait voir mourir ? m'enquis-je pour la provoquer de plus belle.

— Pourquoi pas. Je n'ai pas envie d'être dans une démarche où je condamne immédiatement...

Elle s'empara d'un stylo et le pointa vers moi pour en poser le capuchon contre mon torse. Son regard malicieux suivit l'audace de son geste.

— Je me doute que ce doit être très... particulier comme vision du monde pour un journaliste comme toi, ajouta-t-elle d'une voix un peu plus grave.

Elle éloigna le stylo de mon torse et me le tendit simplement :

— Je pense que ce stylo serait très assorti au reste de ta garde-robe.

— Tu es vraiment persuadée que je n'ai qu'une garde-robe remplie de costards complètement noirs ?

— Je ne suis pas persuadée, je le sais.

Elle insista pour que je prenne le stylo en main, ce que je finis par faire. Alors qu'elle se rendit dans un autre rayon pour flâner dedans, je reposai le stylo à sa place avant de la rejoindre.

— J'ai du mal à te comprendre Rey Niima, avouai-je sincèrement.

— Ne t'en fais pas, peu de gens peuvent me comprendre.

Elle prit un autre carnet pour le comparer avec celui qu'elle avait en main. Puis elle finit par ne garder que le deuxième.

— Je pense avoir fait mon tour. Tu as vu quelque chose ?

— Pas pour cette fois-ci.

Elle revint auprès du vendeur pour régler son achat. Pendant qu'elle cherchait sa monnaie dans son sac, le vendeur me fixa pendant de longues secondes, un peu trop longues à mon goût. J'ignorais ce qu'il pensait réellement de moi, néanmoins, j'avais la sensation qu'il se méfiait de moi.

Dès qu'on sortit de la boutique, elle rangea son nouveau carnet dans son sac pendant que j'observai un instant cette petite ruelle. Il y avait assez peu de monde, ce qui était assez surprenant. Je m'étais habitué aux rues bondées de San Francisco et je ne fréquentais que rarement les rues annexes.

— Alors, qu'est-ce qui t'intéresserait comme boutique ? m'interrogea-t-elle, toujours avec le même air malin.

— Je doute qu'on trouve quelque chose qui puisse m'intéresser par ici...

Elle plissa ses yeux un instant puis emboîta le pas. Je la suivis de près tout en jetant un coup d'œil aux diverses boutiques.

— Me dis pas que tu ne fais que travailler et que tu ne fais rien de plus de ton temps libre, me lança-t-elle d'un ton légèrement peiné et en même temps, amusé.

— À vrai dire, je me contente surtout de travailler. J'ai toujours quelque chose à faire, écrire ou réécrire un article, contacter des personnes pour un autre article, suivre les actualités de près et de m'adapter en fonction.

Elle sourit, assez sincèrement. Puis elle me jeta un regard assez doux.

— Je crois bien qu'on est assez pareil sur ce point. Travailler sur internet et produire du contenu comme je le fais, c'est un travail qui déborde rapidement sur mon temps libre. J'ai aussi toujours des gens à contacter, une vidéo à monter, à préparer... Mais parfois, je m'accorde un peu de temps libre. Je prends alors un livre que je dévore en une après-midi ou je dessine un peu en regardant la dernière série Netflix du moment.

Son regard se posa sur ses pieds un instant, pour accroître sa vigilance dans sa marche. Elle reprit rapidement la parole pour ajouter :

— Je dois quand même me forcer pour avoir ce temps libre, c'est toujours dur de sortir la tête de son travail. Parce que ça reste en grande partie une passion, alors pouvoir trouver ses limites, c'est toujours compliqué.

Son sourire ne s'effaçait vraiment pas de son visage. Il y avait toujours autant d'enthousiasme et de bienveillance dans ses propos. C'était assez incroyable de la voir à ce point être infaillible dessus.

— Alors, je réitère ma question. Tu n'as vraiment pas de temps libre ? Un moment où tu mets ton travail de côté pour te concentrer sur autre chose ?

— Peut-être bien que je trouve le temps de lire un ou deux livres, un peu comme toi. Parfois je m'accorde aussi un peu de temps pour faire un peu de sport, que ce soit un jogging ou quoi que ce soit dans une salle de sport... Mais même comme ça, je peux t'assurer que je ne sors jamais réellement la tête de mon travail.

Sa réponse fut assez simple : elle rit.

— J'aurais dû m'en douter, rétorqua-t-elle calmement. Il suffit de voir la situation actuelle. Je suis là pour me détendre, flâner dans diverses boutiques. Toi, tu viens pour faire un article à mon sujet. Franchement, essaie de te poser un peu un jour. Mets-toi une série, un film...

— Ne t'en fais pas, je trouverai de quoi me reposer.

Dans le fond, j'aurais vraiment du mal à suivre son conseil quoi qu'il arrive. Je devais le reconnaître : j'étais obnubilé par mon travail. Mais je ne l'avais jamais ressenti comme quelque chose de mauvais.

— En tout cas, je vais devoir te laisser. J'ai une vidéo à monter et à poster ce soir. Mais on peut toujours se revoir à une autre occasion, que ce soit pour ton article ou juste pour traîner un peu.

— Je ne vois pas pourquoi tu voudrais juste traîner avec moi, lui fis-je immédiatement remarquer.

— Je te l'ai dit, j'aime bien m'ouvrir aux autres, surtout quand leur vision du monde est différente.

De nouveau, un grand sourire sur son visage et elle partit. Elle maîtrisait encore une fois à la perfection la situation. Mais cette fois-ci, j'avais la preuve qu'il y avait quelque chose qu'elle me cachait, et probablement au monde entier...

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ManonSeguin
Posté le 09/01/2021
Peux-t-on parler de ce chapitre 5 minutes ? Il est à la fois doux et pleins de tension, c'est un subtile mélange. On aurait dit deux personnes se tournant autour, jouant au jeu du regard et essayant de lire l'âme de l'autre dans ses yeux :) Il y avait quelque chose de beau et ça me donne tout simplement hâte de la suite comme je peux également la redouter entre la fin et te connaissant suffisamment :') Tu n'es définitivement pas du genre à écrire du fluff
MissRedInHell
Posté le 11/01/2021
Je me suis beaucoup amusée avec la tension dans ce chapitre, alors ravie de voir que ça rend bien :D
En même temps, j'adore écrire ce genre de chapitres huhu :3

Huhu tu commences à bien me connaître. :')
Enaelyork
Posté le 12/12/2020
Quelle tension entre les deux personnages ! C'est vraiment pas mal cette opposition de point de vue qu'il y a d'entré de jeu entre eux !
Moi aussi je suis comme Rey, j'adore trop les carnets et l'écriture manuscrite ! J'aime aussi sa façon de penser, de se dire ouverte aux autres et à leurs points de vue. Mais tu sens que ça cache une souffrance véritable cette joie de vivre.
En fait, ils cachent tous les deux leurs souffrances respectives de façon différente.
On ne sait pas trop si elle joue avec lui ou si elle essaye vraiment de le décoincer un peu. Même si Ben le prend comme ça, moi j'ai un doute !
Hâte de lire la suite

Quelques corrections :
— Je trouve qu'on trouve quelque chose qui puisse m'intéresser par ici... - > je ne suis pas sure que cette tournure soit voulue.

Dans le fond, j'aurais vraiment dû mal à suivre son conseil --> du
MissRedInHell
Posté le 14/12/2020
Hé hé ! Je me suis bien amusée avec ces deux-là dès le début. En même temps, jouer avec la tension, c'est beaucoup trop fun :3

Merci ! Je vais corriger ça ^3^
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