Chapitre 3

Par Azurys
Notes de l’auteur : Saria vous accompagne pour votre première visite du village de Lacombe, au cœur de la chatoyante vallée du Haut-Fer. Qui sait, vous finirez peut-être par connaitre l'endroit comme votre poche.

Une dizaine de minutes et un copieux repas englouti plus tard, me voilà prête pour rejoindre Lacombe. La vaisselle attendra : j’enfile ma tunique vert forêt de guérisseuse, mes courtes bottes de ville, et rejoins le sentier en grandes enjambées. Le village semble proche à première vue, mais c’est une demie heure de marche au moins qui vous attend pour rejoindre la première porte à partir de mon humble cabane.
Le ciel a gardé de son rayonnement et sur le chemin, en longeant le ruisseau, une flopée de petits êtres attire mon regard. Une myriade de petites étoiles constellant le sol : des élytres dorées, des centaines d’élytres dorées. A ce moment-là, je me souviens que cela fait près d’un an que je n’ai pas étudié les scarabées, et qu’il s’agirait de s’y remettre.

Le ruisseau scintille vivement et m’aveugle pendant toute la descente de la vallée. Heureusement le sentier est devenu praticable, à force d’allers et venus des mois durant. Rejoindre ma cabane il y a deux ans relevait d’un parcours d’obstacle entre racines mortes, vicieuses herbes à croche-patte et autres bouses mal placées. Aujourd’hui, la terre a été battue par les passages, sinuant entres herbes folles et buissons sauvages, bordant le ruisseau sur toute sa longueur. Les senteurs sont enivrantes : émanations florales, de pétrichor, de roche mouillée, et parfois de sève, près du versant. Un mélange caractéristique de la grande plaine. Il serait très juste de surnommer cet endroit le « chemin des senteurs ».

J’arrive aux portes du village après une trentaine de minutes, immédiatement agressée par les senteurs habituelles qui embaument l’endroit autour de midi. Un mélange d’épices du coin (dit «le sou de l’auberge») et de bois fumé, synonyme d’un délicieux ragoût, spécialité du village. Votre nez n’est jamais au repos, dans la vallée du Haut-Fer. En traversant l’allée centrale qui découpe l’endroit en deux dans le sens de la vallée, je croise évidemment une poignée de villageois. Certains sur le chemin, d’autres à leur fenêtre, leur point commun étant qu’ils m’adressent tous un sourire jovial en guise de salut. C’est à ce moment que je me rends compte que j’ai oublié la marchandise que je prévoyais de vendre cet après-midi, et l’idée de refaire un aller-retour juste pour ça m’atterre totalement. Le marché se tient aujourd’hui, alors je n’aurai pas le choix. Quelle sotte je peux faire.

 

Après quelques pas, je croise le chemin de Trudot, le tout nouveau chef du village. Ce type là m’a toujours paru malhonnête. Pour vous illustrer un peu le bonhomme, imaginez un homme musclé, brun et bien coiffé, des yeux bleus cristallins et une posture sûre de lui. Ajoutez-y une voix fausse de charmeur perpétuelle, une fâcheuse tendance à se mêler des affaires des autres, et un penchant pour l’argent à peine dissimulé. J’ignore si vous serez de mon avis, mais j’y vois l’incarnation d’un problème ambulant. Enfin, pour l’instant son seul tort est de séduire à tour de bras toutes les femmes du village. Disons qu’il ne fait pas preuve de malveillance. Enfin, je crois.

Ce qui me gène à son égard, c’est cette manie à commercer. Son regretté père, sieur Abercrombie, était un homme simple qui prenait grand soin de la communauté et de la vallée. La mission de sa vie était de nous faire comprendre que nous étions sa raison de vivre. Je ne l’ai connu qu’un an malheureusement, alors déjà que son fils traînait dans les rues en train de charmer tout ce qui bouge, et parfois même ce qui ne bouge pas (il est difficile d’oublier un homme qui s’adresse pendant dix minutes à une pile de linge sale en la méprenant pour une femme allongée).

Lorsqu’il a succédé à son père il y a vingt quatre mois, le jeune Trudot a immédiatement insisté pour faire venir davantage de marchands dans notre vallée. Il encourageait les villageois à un commerce plus agressif, et depuis les dix derniers mois, il semblait vouloir intensifier notre agriculture et notre bûcheronnage. Pour l’instant les travailleurs sont plutôt réticents à cette idée, mais les quelques familles ayant goûté au goût du luxe semblent avoir du mal à y renoncer. J’y vois personnellement un moyen pour Trudot de s’enrichir encore et encore par le biais des travailleurs, mais quelque chose cloche. A cause de cette nouvelle politique contre laquelle personne ne peut vraiment agir, certains marchands du village commencent doucement à instaurer une pression sur leurs fournisseurs, et on sait tous où cela peut nous mener. Des centaines de village sur le continent ont déjà été contaminé par cette obsession pour la monnaie, et pour avoir déjà voyagé dans ces endroits, je peux vous confirmer que ce n’est pas bon pour le moral. Enfin, peut-être suis-je mauvaise langue. Après tout, je ne croule pas sous les grêlons non plus. Je suis certaine qu’en emmagasinant un peu de grêlons, je changerais d’avis moi aussi.

 

Revenons à ce cher Trudot. Aujourd’hui, par chance, il ne m’adresse qu’un «Bonne journée, très chère» des moins honnêtes, mais il a au moins la décence de me saluer. Je lui rends un bref hochement de tête que je lui réserve à lui personnellement. Un geste que je traduirais par «Trébuche dans une bouse, morveux».

 

Lacombe dévoile son plus beau profil sous le zénith, embaumé d’odeurs de petits plats succulents et d’un voile de lumière éthérée propre à notre soleil valléen. La quasi-totalité des habitations sont bâties en lattes de bois divers soutenues par des poutres de semetrus brut, comme si on avait bâti autour même d’un arbre (ce qui est parfois le cas, par endroits). Le tout repose sur une base en briques calcaires, enfoncée d’un pied de plus dans le sol, permettant aux demeures d’être stables malgré les glissements de terrain et les intempéries. Les toits, tous en chaume et à deux pans, s’élèvent plus ou moins haut vers le ciel, ce qui fait de ce village un amas de chaumières. Selon la hauteur du toit, certaines habitations s’octroient même le luxe d’un étage habitable. Mais évidemment, le fier village de Lacombe ne serait rien sans ses cheminées décorées. Certaines en pierre, d’autres en argiles, toujours ornées de sculptures en bois ou en glaise. La plupart des maisons du village tirent leur nom des ornements de leur cheminée. Prenez par exemple, la maison du chef du village est surnommée la Chauve-Souris du fait des deux larges chauves souris aux ailes déployées sculptées au sommet de la cheminée. La maison de Dircée, nettement plus frêle, est appelée le papillon pour cette même raison. Nous la verrons bientôt, et vous comprendrez.


Les anciens du village laissent penser que ces éléments furent sculptés par les premiers habitants de la vallée, à l’image de l’animal en lequel ils souhaiteraient se réincarner après leur mort. Cette signification, bien que poétique et inspirante, ne reste qu’une légende. Aujourd’hui, cette pratique est devenue une tradition et cette croyance en la réincarnation a été adoptée par les nouveaux arrivants. J’ai moi-même décidé de faire sculpter un petit arbre sur le haut de ma cheminée. D’aucuns diront que ce n’est pas un animal, mais du peu que j’en sais leur vie me conviendrait tout à fait. Se tenir droit, fort et immobile et onduler au gré du vent, que demander de plus ? Toutefois, les villageois ont convenu de surnommer ma cabane « chez Saria », au lieu de « l’arbre ». Je pense que la raison est toute trouvée.

 

Tenez, j’aperçois justement le Papillon. Malgré la terre un peu boueuse recouvrant les ruelles du village, la route centrale a été pavée récemment pour favoriser le passage de chevaux et de serpentins. Je ne suis pas contre, je trouve même cela plutôt harmonieux, mais je ne compte plus le nombre de fois où je me suis ramassée sur le sol à cause d’un pavé déchaussé. Et j’écris cela en manquant de trébucher à nouveau.

 

J’arrive rapidement à la maison de Dircée et sa mère, près du centre du village. A quelques pas se trouve la place du marché sur laquelle je marchanderai dans quelques heures, mais aussi la demeure du forgeron, celle de l’armurier ainsi que le relais interrégional. Et bien sûr, de nombreuses autres petites habitations.

 

Quand j’approche du pas de la porte, Mélanie m’attend déjà, assise en train de tresser une couronne de fleur. Chaque printemps elle se met à la tâche avec une poignée d’autres villageois, et tous préparent des centaines de couronnes que l’on accroche ensuite un peu partout. C’est un véritable vent de vitalité qui succède à la froide saison, accompagné des vives couleurs se dévoilant sous la neige et dans les champs retrouvant leur fonction. Et pour moi évidemment, herboriste, le travail reprend de plus belle en pleine nature.

Les yeux de Mélanie s’enflamment à ma vue.

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