Quand je pénètre dans l’amphithéâtre qui accueille les trois différentes promos pour la matinée (licence de lettres modernes, licence d’art du spectacle et licence d’anglais, celle que j’ai choisie), je fais en sorte de ne regarder personne et me concentre sur les sièges libres.
Ayant sélectionné dans mon esprit la place qui sera la mienne pour les 3 prochaines heures, je m’y avance d’un pas déterminé. Mais une tape sur l’épaule m’oblige à lâcher mon objectif de vue. Je me retourne et vois Noémie, une fille avec qui j’ai travaillé à l’usine de pièces automobiles durant l’été, tout sourire. J’avais complètement oublié qu’elle commençait aussi ses études ici. Je la salue, un peu rassurée de connaître un visage parmi la foule.
Deux autres filles l’accompagnent. L’une ne me prête aucune attention, les yeux rivés sur son téléphone où ses doigts pianotent inlassablement. L’autre, un peu plus grande, m’observe, méfiante. Ses yeux trop maquillés à mon goût me détaillent sévèrement de la tête aux pieds, sans aucune gêne. Je déglutis un peu péniblement. Sous son air féroce, je visualise très bien que c’est une jeune femme qui doit plaire : une taille marquée, des hanches généreuses, les cheveux mi-longs lissés et teintés grossièrement de roux. Elle est tout de noir vêtue et porte des vêtements sexy et près du corps. Elle fronce les sourcils quand elle se rend compte que je l’observe à mon tour.
Noémie me présente ses deux amies. La pianiste du smartphone s’appelle Sarah et est en Lettres Modernes comme elle. Par contre, Elsa, la séduisante rebelle, est dans la même promo que moi.
Je tente un petit sourire timide à son encontre. Ses yeux s’écarquillent surpris, comme si elle n’avait pas l’habitude qu’on lui sourie. Elle a un visage très expressif.
- On va s’asseoir ? demande Noémie.
Elle s’adresse également à moi, m’intégrant à leur groupe. Je me retrouve assise en bout de rang, à droite des trois amies, Elsa à ma gauche. Deux rangs devant nous, je remarque deux étudiantes qui se tournent régulièrement vers ma voisine de bureau. Leurs sourires ne me semblent pas bienveillants. Elsa se raidit. Je l’observe du coin de l’œil. Elle paraît prête à mordre mais plutôt comme un chiot apeuré. Je dirige à nouveau mon regard devant moi, sur la source de ce problème. Les deux jeunes femmes éclatent de rire bruyamment, oubliant toute décence, et ne se gênent pas de lancer des regards derrière elles, ouvertement moqueuses. Je me lève d’un coup et me dirige vers les fauteuses de trouble. Me plaçant devant elle, je me penche en avant et pose mes mains à plat sur leur table.
Elles me regardent incrédules.
- Bonjour, je leur dis avec un grand sourire.
Elles me dévisagent, ne sachant pas comment réagir face à la folle que je suis.
- Est-ce que vous pourriez arrêter de dévisager mon amie en pouffant comme des connes qui n’ont pas dépassé le stade de l’adolescence ? Ça me met mal à l’aise. Non en fait, pour être totalement sincère avec vous, ça m’énerve. Peut-être que c’est quelque-chose qu’on vous permettait encore de faire au lycée. Mais là on est à la fac. Et maintenant vous êtes des adultes.
Je marque une pause faussement dramatique en hochant la tête.
- Si si, vous êtes adultes maintenant. Donc vous ne pouvez plus harceler les gens qui ne vous reviennent pas comme de braves petites pestes que vous êtes, pigé ? Et jeter des petits coups d’œil à quelqu’un en rigolant comme une pintade, ça vous fait juste passer pour des écervelées. Vraiment, croyez-moi, ça ne vous rend pas service.
L’une d’elle vire au rouge et baisse le regard dans une grimace. L’autre a une expression ahurie sur le visage.
- J’espère que je n’aurais pas à me répéter, je conclue sur un ton ferme avant de leur adresser un petit clin d’œil et de rejoindre ma place sous le regard atterré d’Elsa (ainsi que Noémie et Sarah).
Quand mes fesses touchent à nouveau mon siège, je me dégonfle comme un ballon de baudruche et mes mains se mettent à trembler. Je les cache sous mes cuisses avant que quelqu’un ne s’en aperçoive. Je vais sûrement ressasser ça toute la nuit prochaine mais tant pis. Les deux bourreaux ne bougent plus et regardent sagement devant elles. J’espère que je n’ai pas été trop …méchante ? Je sens le regard d’Elsa sur moi.
- Désolée, je me suis laissée emporter, je dis tout bas, sans la regarder.
Un petit ricanement s’échappe de ses lèvres. Surprise, je tourne la tête vers elle.
- C’était trop stylé ! s’exclame-t-elle en chuchotant.
Je rougis.
- Merci, elle me dit sincèrement en me donnant un léger coup de coude dans le bras.
« Cette fille est tellement belle quand elle sourit. » je me fais la réflexion, attendrie.
Je tourne distraitement la tête vers la droite et balaie les rangées du regard quand je croise deux yeux espiègles. Je fronce légèrement les sourcils mais ne m’y arrête pas. Mais soudain je prends chaud en réalisant le visage auquel il appartient : C’est le canon du papier toilette ! Je plante mes yeux sur lui et constate qu’il me jette des coups d’œil ... amusés. Oh bordel … A priori il m’a bien reconnu aussi, et il se pourrait même qu’il ait assisté à mon petit spectacle ridicule … Je détourne vivement les yeux de cette aura irrésistible qu’il dégage et tente de fixer mon attention sur le professeur qui déblatère en contrebas. J’ai envie de disparaître sous terre. Pas mal Emilie pour une première heure en terrain inconnu !
Plus tard, je suis surprise, agréablement ou pas, ça je ne sais pas encore, d’apprendre qu’IL fait partie de ma promo et qu’on va donc partager de nombreux cours ensemble, et à effectif réduit, comme nous ne sommes pas dans une grande ville.
Par contre, je dois dire que je suis soulagée de connaître Elsa. Depuis que j’ai pris sa défense, nous sommes devenues instinctivement inséparables. Cette fac, pourtant bien plus à taille humaine que celle que j’ai connu à Grenoble, m’intimide encore beaucoup. Aussi, avoir une alliée de la trempe d’Elsa est très réconfortant. Nous nous asseyons à côté l’une de l’autre, mangeons ensemble et nous entraidons dans nos devoirs. Parfois je me rends compte qu’il y a un léger décalage entre mes camarades et moi. Sans dire qu’ils soient immatures, car je ne suis plus vieille d’eux que d’une pauvre année, je ressens vivement qu’ils viennent juste de quitter le lycée pour démarrer leur vie d’adulte. Mais je sais que les semaines passant, cet effet devrait rapidement s’estomper. J’ai fini par apprendre que je ne suis pas la plus vieille de ma promo, Sylvia, une blonde aux petits yeux noirs, qui fait bien plus jeune que son âge, ayant vingt-cinq ans. Je commence à mettre des noms sur les visages de mes paires : Bastien, un gentil gars très sociable et avenant, Ludivine, au carré blond cendré, mignonne mais extrêmement timide, Julie, longs cheveux lissés, maquillée comme si elle s’appre^tait à faire un shooting photo, toujours très apprêtée, Boubakar, un grand noir plutôt bel homme, qui d’ailleurs ne laisse pas Elsa indifférente, Théo, un méditerranéen mignon et sympathique, toujours bien habillé…et puis Martin : Martin Gaillard, grand et athlétique, régulièrement en retard en cours, sûr de lui, beau à se damner, à l’aise avec tout le monde. Julie, qui de ce que je sais est en couple, cache difficilement son intérêt pour lui, même si lui n’y semble pas réceptif. Je croise très souvent son regard perçant mais nous n’avons jamais été officiellement présentés, ce qui n’est pas pour me déplaire.