Chapitre 3

Saul

 

Il n’y a ni grosses, ni petites vagues. Il y a celles qui font peur, et les autres.

J’ai beau m’efforcer de remettre en question la moindre des choses que mon père m’a appris, je comprends ce qu’il voulait dire par là. Et à en juger par les visages tendus de mon équipage, la mer est déchaînée ce soir.

Notre navire est le bijou des Marins de Marisol, conçu pour affronter les colères les plus féroces. Pourtant, je le sens céder un peu plus à chaque assaut. Aucun charpentier de marine n’aurait pu imaginer qu’un jour la mer, à laquelle nous avons dédié nos vies, déciderait de punir ceux qui la vénèrent.

Un éclair illumine le ciel et éclaire le chaos, avant de nous replonger dans une obscurité totale. Je regrette presque de ne pas voir plus loin que l’écume qui explose devant la proue. Mais la lune se prélasse dans les nuages, cette nuit, et elle laisse les vagues s’amuser avec nous sans lever le petit doigt. La mer doit être belle à voir, pourtant. Si forte ! Il lui serait tellement facile de nous tuer. Et comme tous les hommes, ça me suffit pour me sentir vivant.

— Saul !

La voix de Thorn se noie dans les bourrasques et je range discrètement mon sourire. Mon meilleur ami apparaît à mes côtés, accroché aux haubans comme un pêcheur à son honneur. Il crie pour couvrir le rugissement de la tempête :

— Si on finit par le fond, tu crois qu’on aura le droit à une chanson rien qu’à nous ?

Ces dernières lunes, les disparitions de bateaux de Marins sont si fréquentes que les cérémonies funéraires se tiennent en masse. C’est plus pratique, sans doute. Et peut-être, pour les familles, un peu moins cruel de savoir qu’elles ne sont pas seules dans leur douleur.

— Tu es le fils d’un émissaire, je suis sûr que tu en auras une rien qu’à toi !

Et je suis le fils d’un traitre. Mais peu importe, je me sens vivant, là, maintenant.

Thorn lâche le hauban dans un signe de dépit, et manque de s’étaler sur le pont. Il a une relation tumultueuse avec la mer, et je sais qu’il la respecte autant qu’il la craint. Elle même ne l’a accepté que de justesse, et elle lui rappelle aussi souvent qu’elle le peut.

— On va finir au fond. Engloutis dans ces putains de vagues. J’ai toujours su que je cracherai mon dernier souffle dans les bras de cette furie, répond-il alors que je l’aide à se remettre sur ses pieds.

— Ça à l’air plutôt poétique, répondis-je en reposant mes mains sur la barre pour accompagner le navire au bas de la vague. La coque vibre, tressaute, et s’arrête dans un choc violent avant de repartir doucement.


— Poétique ? Ça à l’air d’un suicide, oui !

Je laisse échapper un grand rire.

— Un suicide ?  Tu es un idiot si tu crois qu’on a notre mot à dire sur la façon dont on va sortir de cette furie. Si on n’en sort pas vivants, ce sera un meurtre, mon pote. Un meurtre.

— Un meurtre…

Il se tourne vers le vent, les bras ouverts comme s’il attendait une réponse avant de conclure :

— Et il a l’air heureux, le bougre !

Je hausse les épaules. J’aime l’idée que, quand je monte sur un bateau, quelqu’un de plus grand que moi met la main sur mon destin. C’est reposant.

— Tu l’aimes vraiment, hein ? demande-t-il, comme un écho à mes pensées. Ou en réponse à mon sourire idiot.

— Bien sûr. Et ce qu’on a dans les cales ? Ça en vaut la peine.

Thorn se redresse à ces mots et secoue la tête pour chasser l’eau qui vient de l’engloutir avant de demander :

— Ouais, cette putain de cargaison en vaut la peine. Si on arrive jusqu’à Marisol avec autant de Safeguard, on sera des légendes… Bordel, je vais adorer voir la tête de mon père !

Son père. J'aimerais qu'il réussisse à l'oublier, celui-là. Les Helfsk sont Marins de père en fils, mais, si la mer les accepte, c'est souvent du bout des lèvres. Moi-même, je ne suis pas sûr que leur place soit sur un bateau et je ne sais pas ce qui pousse Thorn à continuer à prendre la mer avec moi, sachant qu'il ne sera jamais un vrai Marin. Ni aux yeux de la mer, ni à ceux de son père. Mais chaque jour, je remercie les flots de garder mon meilleur ami à mes côtés, alors je garde mes questions pour moi.

Une vibration sous mes pieds me tire de mes pensées. Le Safeguard pulse doucement dans la cale, comme s'il répondait à quelque chose. Ces cristaux que nous avons arrachés aux profondeurs ont leur propre volonté, parfois. Je sens leur présence, leur énergie qui fait vibrer le navire d'une façon différente de la mer.

Une vague plus violente fait tanguer le navire. Le long du bastingage, la jeune femme vacille, mais ne quitte pas les vagues des yeux. Sa mère a abandonné la lutte contre le mal de mer et somnole à l'intérieur, dans un hamac. Depuis que nous avons quitté l'île, elle n'a pas quitté la cabine, son pendentif serré dans son poing.

— Et elles ? demande Thorn. Tu crois qu'elles en valaient la peine ?

Je ne réponds pas. Parce que j'en ai pas la moindre idée. Mais si Varian me demande de les mettre en sécurité, c'est qu'il a ses raisons. Peu importe qu'elles nous aient mis sur la voie d'une tempête que nous aurions bien évité.

— Cette fille est une putain de sirène, dit Thorn d'un ton soucieux.

Les croyances n'ont pas leur place à bord des bateaux de Marin, mais je comprends ce qu'il veut dire. La façon dont elle a sauté d’une foutue falaise était pour le moins surprenante. Le fait que la mer lui ait laissé la vie sauve l’est encore davantage.

Il y a quelque chose d'étrange chez elle. Grande, le teint hâlé, ses cheveux presque blancs plaqués contre son visage par l'eau salée. Mais c'est surtout sa façon de bouger qui me trouble. Elle s'est enroulée au hauban comme si elle l'avait fait toute sa vie, son corps suivant le rythme des vagues avec une grâce que je n'ai vue que chez les meilleurs Marins. Même maintenant, alors que le navire tangue violemment sous l'assaut de la tempête, elle ne lutte pas. Elle se laisse porter.

— Tu vas faire quelque chose ? poursuit Thorn.

Il désigne d'un geste les hommes qui font semblant de s'affairer sur le pont, leurs regards dérivant régulièrement vers notre passagère.

— Ce n'est pas mon problème, le coupé-je.

— C'est la fille de Varian.

Et tout ce qui touche à Varian est mon problème désormais.

— Il n'a pas dit ça.

Thorn lève un sourcil. Je déteste quand il fait ça. Surtout que je me suis surpris à l’imiter, récemment. J’ai eu l’air d’un idiot.

— Il a dévié un bateau chargé de Safeguard, Saul. Il a placé la vie des ces deux-là avant celle d'une ville entière.

Je fixe la jeune femme. Un Conseiller n'est pas censé ressentir d'attachement terrestre. Mais ça n'a pas d'autre sens.

Et je comprends ce qui préoccupe Thorn. L'équipage est jeune, trop jeune pour résister longtemps à la distraction que représente cette fille. Sur le pont, Marco et Mateo se relaient aux manoeuvres, leurs visages oscillant sans cesse vers notre passagère. Ils sont à peine sortis de l'académie, mais ils apprennent vite. La mer les a adoubés dès leur premier voyage - un bon présage.

L'équipage est réduit pour une cargaison si précieuse. Les temps sont durs, et les Marins rares. Beaucoup refusent de prendre la mer maintenant que les tempêtes sont si violentes. D'autres ont simplement... disparu.

Je les observe travailler dans la tempête. Ils connaissent leur rôle, ils se font confiance. C'est ce qui fait la différence entre un bon équipage, et ceux qui finissent par le fond. Ça, et la bénédiction de la mer.

Thorn garde un œil sur eux. Il n'est peut-être pas un vrai Marin aux yeux de son père, mais il est un meilleur second que la plupart des Marins que j'ai connus. Il comprend les hommes. Il voit leurs forces, leurs faiblesses.

Et cette fille est un problème. D'un signe, j'envoie Marco chercher des vêtements secs. Quand il remonte avec un baluchon de toile marine, je lui confie la barre et m’approche d’elle.

— Change-toi.

Elle hésite, ses yeux baissés sur sa tunique trempée qui ne cache plus grand-chose.

— Je préfère rester comme ça.

— Mon équipage est jeune.

— Moi qui pensais que c’était de la galanterie.

Le vent siffle entre nous. J'attends, le baluchon toujours tendu. Elle finit par le prendre, ses doigts évitant soigneusement les miens.

— Tu pourrais aller dormir, suggérai-je.

— Non.

— Tu ne risques rien. Si la mer s’est donné tant de mal pour te sortir de là, elle a une raison.

— Vous êtes bien un Marin pour prétendre savoir ce que pense la mer.

Sa voix me fait le même effet que la première fois. Une voix rauque et un peu trop basse. Une voix qui s'adresse au corps plutôt qu'à l'esprit. Je me demande si c'est à cause de l'eau salée qu'elle a avalée ou si elle a toujours ce timbre un peu fêlé, comme si elle allait se casser, mais qu'elle ne le fait jamais vraiment. Je secoue la tête mais elle poursuit déjà :

— Ça doit être reposant. De ne jamais avoir à prendre vos propres décisions.

— Je ne prétends pas la connaître, dis-je enfin. Mais je respecte ses décisions. Que tu le veules ou non, tu as remis ton destin entre ses mains tout à l’heure. Elle a décidé que tu survivrais alors je vais te ramener à terre, de gré ou de force.

Son regard se durcit, mais je vois quelque chose vaciller dans ses yeux.

— Et qu’est-ce qu’elle a prévu pour moi ?

— Là, je n’en ai pas la moindre idée. Mais je serai toi, je trouverai une raison de tenir jusqu’à ce que tu le comprennes.

Elle secoue la tête. Il y a quelque chose dans ce geste - une lassitude, une résignation - qui ne colle pas avec la fille qui a sauté d'une falaise. Comme si elle savait déjà ce que la mer avait prévu pour elle, et que ça ne lui plaisait pas.

Elle serre le baluchon contre elle et descend dans le navire.

À l'instant où elle passe l'écoutille, le Safeguard pulse plus fort. Je le sens à travers le plancher du pont, comme un cœur qui s'emballe. Ces derniers temps, les cristaux sont plus réactifs, plus... vivants. Marco dit que c'est la tempête qui les perturbe, mais je n'en suis pas si sûr. Pas quand je vois comment ils réagissent à la présence de cette fille.

— Tu veux que j'aille vérifier ? demande Thorn, ses yeux fixés sur la cale.

Je secoue la tête. Les caisses sont bien arrimées. Mais le Safeguard...

Une lueur bleutée filtre entre les planches, plus intense que je ne l'ai jamais vue.

— Capitaine !

La voix de Matéo tremble. Le halo s'intensifie, comme si les cristaux cherchaient à retrouver les fonds marins.

— Vise le phare nord, ordonné-je à Marco.

Je descends rapidement l'échelle, Thorn sur mes talons. La lumière est aveuglante maintenant, dansant sur les parois de la cale. Les cristaux brillent d'un éclat presque vivant, pulsant au rythme des pas de la jeune femme au-dessus. Je n'ai jamais vu ça. Le Safeguard ne réagit qu'aux Marins, et encore, uniquement aux plus doués d'entre eux. Mais si c'est la fille de Varian...

Sa mère se redresse dans son hamac, me lance un regard qui me cloue sur place. Je maintiens une distance prudente tandis que sa fille enfile les vêtements secs.

Quand nous remontons, l'air change soudainement. Le vent, qui nous fouettait le visage quelques instants plus tôt, disparait.

— Bienvenue à la maison, souffle Thorn.

Au loin, les falaises de Marisol émergent de la tempête, leurs pierres claires vibrant sous la lumière voilée. Le Safeguard qui protège les murs scintille faiblement.

Le bateau tangue une dernière fois sous l'assaut des vagues, et puis... plus rien. Le silence. Le vent qui hurlait à nos oreilles se tait brusquement. Les vagues, si violentes l'instant d'avant, s'aplatissent comme si elles n'avaient jamais existé.

Je me tourne vers nos passagères. La fille ne quitte pas les murs des yeux, fascinée par le Safeguard qui y pulse doucement. Sa mère est sortie de la cabine pour la première fois depuis des heures, son malaise de mer soudain oublié. Il y a quelque chose de différent dans sa posture - une vigilance qui n’était pas si marquée, avant. Ses yeux balaient le port, s'attardant sur chaque navire, chaque garde sur les remparts.

Le navire glisse dans le port intérieur, l'eau si calme qu'on pourrait presque oublier la tempête qui fait rage de l'autre côté. Un coup d’oeil aux visages usés de mes équipiers. Presque.

Varian est là, debout sur le quai. Mon mentor observe notre approche avec une intensité inhabituelle. À ses côtés, Helfsk, son uniforme plus sombre que le nôtre, presque noir dans la lumière grise du matin. Deux autres membres du Conseil les accompagnent.

— Mon père, murmure Thorn. Il ne s'attendait pas à des passagers.

Non, en effet. Le regard d'Helfsk s'attarde sur les femmes, et quelque chose traverse son visage. Impossible de savoir s'il est surpris ou contrarié. D'un geste du coude, je sors Thorn de sa contemplation.

— Tu parles, il ne s'attendait même pas à nous voir vivants.

La foule s'amasse déjà sur le quai, venue célébrer l'arrivée du Safeguard. Nous sommes rentrés, c'est tout ce qui compte. J'assène une tape joyeuse dans le dos de mon ami, mais c’est notre autre cargaison qui me préoccupe.

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