« Sa peau dorée contre la chair glaciale d'un mort … "Je t'ouvre mon cœur Omael …" Eclat de braise contre le pendentif au centre de sa poitrine dévêtue … Sa voix frêle, ses lèvres sur les miennes, son corps tremblant … "Nous ne serons jamais séparés … Je t'attendrai … Eternellement … " »
Une odeur d'encens lui flattait les narines. Etait-il dans sa sépulture, conscient de ses propres funérailles ? Noyé dans l'obscurité de ses paupières accablées, il rouvrit lentement et péniblement ses yeux.
La salle était plongée dans la pénombre et faiblement éclairée par quelques bougies.
Omael glissa une main contre le support sur lequel il était allongé, un divan en velours … Où pouvait-il bien être ? Totalement désorienté, il se redressa lentement, si faible. Une douleur le lança à l’épaule, il avait un bandage mais n’y fit pas attention.
Devant lui se trouvait une table basse où était disposé un saladier contenant des fruits exotiques que le Prince reconnut. C'étaient des aliments de Zaamas dont sa douce Suane raffolait. Comment se pouvait-il qu'il se soit tant éloigné de Vinsille … ? Peut-être avait-il cauchemardé depuis tout ce temps ? Peut-être se réveillait-il enfin ? Envahi d’espoir, il mangea l’un de ses pains d’Elda et se remit sur pieds.
De l’unique porte, il pouvait entendre des voix de femmes toutes plus douces et enjouées les unes que les autres. Suane était-elle parmi elles ? Il ouvrit.
Une vive lumière l’éblouit. Les femmes gloussèrent en le voyant.
Une salle pleine de lumière, de meubles blancs, de bougies, d'encens, de statuettes … Et, de femmes rayonnantes, habillées de drapés immaculés. Elles étaient au moins une vingtaine dispersées un peu partout. Toutes remarquèrent le convalescent et lui sourirent en arrêtant leur tâche.
— Quel jour sommes-nous ? se hasarda Omael en circulant parmi elles.
Certaines rirent joyeusement.
— Nous sommes le cinquième jour du neuvième mois, Prince, répondit l’une d’elles.
Deux semaines après son anniversaire. Deux semaines après l’attaque de Vinsille. Ce n’était donc pas un cauchemar. Omael trébucha et s’appuya contre une colonne.
— Vous devriez rester allongé … insista une autre.
— Qu’est-ce que … qu’est-ce que je fais ici ? haleta Omael à bout de souffle.
— Vous êtes notre invité, prince Omael, émit un nouveau visage.
Cette femme aux long cheveux châtains ne ressemblait pas aux Zaamasiennes brunes de peau. Ses lèvres roses étaient surmontées d’un grain de beauté.
— Qui … qui êtes-vous … ? Où suis-je … ? trembla Omael.
— Je suis Hélène, prêtresse du Temple de Zaamas, votre Altesse. Je vous en prie, asseyez-vous.
Omael dévisagea le siège qu’on lui apporta. Il n’avait pas à se montrer faible.
— Dites-moi ce que je fais ici.
Hélène contempla cet homme qui restait droit malgré tout le poids qui alourdissait ses épaules et la douleur qui contractait sa poitrine.
— La Grande Prêtresse a ressenti une profonde détresse dans votre royaume. Nous savons ce qui est arrivé … Nous savons pour notre roi … Mais notre princesse était introuvable …
— Elle est morte.
Toutes les prêtresses adressèrent une prière à Suane.
Hélène inspira et reprit la parole.
— Vous étiez le seul survivant, Prince. Alors nous vous avons ramené ici pour que vous soyez en lieu sûr.
— Vous n’auriez pas dû … souffla Omael.
— Votre vie n'en valait-elle pas la peine, Prince ?
La prêtresse l’invita à le suivre et emprunta les premières marches de l’escalier en colimaçon présent au centre de la grande pièce. La foule de prêtresses admirait Omael au passage.
— Vinsille n'est plus. Je ne suis plus rien. Vous auriez dû me laisser dévorer par les charognards que je puisse rejoindre les miens. La Capitale me traque en ce moment même, je sais pertinemment ce qui m'attend s'ils m'attrapent en vie.
— Ne vous sous-estimez pas …
Elle continuait à lui sourire alors qu'ils atteignirent le sommet du grand escalier. Devant eux se dressait une grande porte de marbre jonchée par des chandelles.
— La Grande Prêtresse se trouve derrière cette porte, reprit Hélène. Elle souhaitait vous rencontrer après votre réveil. Au besoin, je serai en bas avec les autres prêtresses. Puisse notre Dieu éclairer votre route, prince Omael …
Sur ces derniers mots, Hélène fit demi-tour.
Le prince resta coi avant de se décider à franchir l'obstacle de marbre.
Apparut alors face à lui une salle aérée, grande et circulaire. Des fenêtres en vitraux prenaient toute la hauteur du mur du fond et des bougies trônaient au pied de chaque colonne. Au centre se dressait une statue d'une hauteur de trois hommes entourée par un bassin d'eau. Elle représentait un homme encapuchonné qui ouvait ses bras devant lui. Ses deux paumes étaient tournées vers le ciel. Son visage, quant à lui, était détruit.
Devant la statue, se trouvait un piédestal et un divan blanc sur lequel était allongée sur toute la longueur d'un flanc une femme basanée. Elle portait un drapé bien moins couvrant que les prêtresses qu'il avait rencontrées plus tôt, d’un satin vermillon qui était assortie au rouge à lèvres qu’elle portait.
Le prince était subjugué.
Sortirent alors d'un recoin deux ligres blancs majestueux qui marchèrent de leur pas élégant et félin vers la femme qui se redressait lentement sans détacher son regard de l'invité. Ces immenses bêtes étaient le savant croisement entre les lions de Zaamas et les tigres d’Arléïs. Des bêtes contre nature qui faisaient la fierté de Zaamas. Suane en avait possédé un depuis sa naissance. Une fois assise l’inconnue caressa la fourrure soyeuse et épaisse des deux créatures, sûre d’elle.
Puis, ils se couchèrent, et la femme se leva pour s'avancer vers Omael.
Elle traversa le bassin limpide qui prenait place face au piédestal en empruntant un chemin central de pierres plates. Ses bras écartés de ses hanches lui donnait l'air de nager dans l'atmosphère, comme si elle suspendait le temps.
Le prince la détaillait longuement sans bouger de l’entrée. Elle se rapprocha de lui. D’aussi près, il put découvrir ses yeux en amande et d'un bleu proche du gris. Sa longue chevelure châtain était coiffée de mèches qui s'écoulaient chacune du sommet de sa tête en une courbe qui remontait par la suite.
Plus proche qu'elle ne le devrait, son regard malicieux plongé dans celui du prince, elle annonça d'une voix suave :
— Bonjour, Omael, prince de Vinsille … Je suis Sierra, Grande Prêtresse du Temple de Zaamas … J'espère que notre Dieu vous a accordé un repos réparateur et que mes sœurs vous ont accueilli comme il se doit …
Omael essayait de reprendre ses esprits face à elle. Puis il lui rétorqua froidement pour ne rien laisser paraître :
— Pourquoi m'avoir amené ici ?
Sierra souffla un léger rire avant de déposer sa main baguée d'or sur l'épaule d'Omael. Elle lui répondit, yeux dans les siens, en affichant un charmant sourire :
— Demandez-vous plutôt … pourquoi vous aurais-je laissé là-bas en sachant que vous vous seriez laissé mourir de faim ?
Le prince chassa la main indésirable puis s’avança dans la pièce en se détournant d’elle.
— Parce que je n’ai plus rien.
Sierra réapparut dans son champ de vision pour caresser les ligres qui circulaient paisiblement dans la pièce.
— Vous êtes en vie, reprit Sierra. C’est déjà plus que la majorité des êtres qui ont peuplé notre monde.
Ce constat était déchirant. Omael se détourna à nouveau pour se dérober à son regard. Honteux d’être triste. Honteux d’être en vie. Honteux d’être vulnérable. Sa respiration était incontrôlable. Des migraines envahirent son crâne. Le sol tournait sous ses pieds.
— Prince, regardez-moi.
Omael obéit.
Sierra se tenait debout au milieu de ses grands fauves, stable comme la statue de leur Dieu. Il retrouva son équilibre.
— Je … Je ne sais plus … balbutia Omael en s’adossant au mur derrière lui. Si soudain … Si insensé … Si … Si cruel …
— Vous êtes perdu. Tout le monde le serait à votre place. Vous n’avez pas à culpabiliser de ne pas comprendre. Et vous n’êtes pas responsable, ni de ce qu’il s’est passé, ni d’avoir survécu.
Omael se tut et serra ses poings. La peine dévorait ses organes. Et la colère pulsait dans son sang.
— Que puis-je faire ? lâcha-t-il.
— Que désirez-vous faire ?
— Je ne sais pas … Je ne sais plus …
Sierra s’accroupit au bord du bassin et trempa ses doigts dans l’eau.
— Je vous en prie, Omael, joignez-vous à moi.
Il vint à elle et aperçut son reflet dans l’eau claire, perturbé par les ondes.
— En quoi croyez-vous ? demanda-t-elle.
La statue du Dieu était d’autant plus grande à ses pieds. Ce Temple était le dernier de Poléneïs à avoir survécu à la Chute des Cultes datant d’il y a plusieurs siècles.
— Certainement pas à cela.
Sierra laissa échapper un rire.
— Et pourtant, notre Dieu nous guide depuis le Commencement. Avec lui, je n’ai jamais craint l’avenir, et j’ai toujours accepté le présent. Nombreux sont les pèlerins à voyager à travers tout l’Empire pour venir profiter de la sérénité de notre Temple.
— Je n’ai pas envie d’écouter cela.
Sierra opina et se remit debout face à lui.
— Je comprends, Omael, c’est pourquoi je ne vous forcerai pas à m’écouter. Vous devez prendre le temps de vous reposer. La chambre restera vôtre aussi longtemps qu’il le faudra. Hélène vous expliquera tout ce qu’il vous faut savoir en bas.
Réticent, il voulait fuir mais n’avait nulle part où aller. Sa tête était si lourde. Ses pensées s’embrouillèrent. Il acquiesça sans trouver ses mots et quitta la pièce.
En bas, toutes les prêtresses avaient curieusement attendu son retour, mais elles firent mine de rien en se reconcentrant sur leurs tâches. Hélène se détacha d’elles.
— Comment cela s’est passé, Prince ?
Omael ne répondit rien et s’engouffra dans sa chambre obscure.
**
Le lendemain matin, Hélène frappa à sa porte.
— Votre Altesse. Si vous me le permettez, j’aimerais vous apporter de quoi manger.
Nulle réponse, alors elle entra.
Omael était étendu sur le divan, le regard dans le vide. Les mets sur la table-basse n’avaient pas été entamés. Seule sa faible respiration laissait entendre qu’il était encore en vie. Hélène déposa son plateau.
— Je me suis permise d’entrer, Prince. Avez-vous réussi à dormir un peu ?
Il riva ses yeux rougis et cernés sur elle.
— Prenez le temps qu’il vous faudra, reprit Hélène. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je serai toujours dans la pièce d’à côté avec mes sœurs. N’hésitez pas.
Elle débarassa les anciens plats et repartit.
Omael ne pouvait trouver le sommeil. A chaque fois qu’il fermait les yeux, c‘est l’image du Fléau de Vinsille qu’il revoyait encore et encore. Cet ange noir flottant au-dessus des murailles. Il devait l’exterminer. Peu importe pourquoi il avait fait cela. Il devait mourir ! Mais comment s’y prendre ? Où le trouver ? Personne ne le croirait. Seul dans cette sombre pièce, il n’avait plus le courage de se lever.
**
Le jour suivant, le corps aussi lourd que sa détresse, Omael ne bougea pas du divan. La nourriture lui donnait envie de vomir. L’eau était déshydratante. La douleur dans sa poitrine grandissait chaque jour un peu plus.
Suane était toute seule dans son sarcophage de glace. Il y a peu de temps encore, il écoutait ses pitreries, il l’embrassait, elle lui tenait les mains, elle caressait ses cheveux. Ces souvenirs heureux le meurtrissaient. Elle ne pouvait pas être morte ! C’était impossible ! Hier encore elle était sienne ! Cette colère faisait battre son cœur. Il ne pouvait pas rester là. Il devait agir !
S’arrachant au divan, il s’assit. Sa tête tournait et aucun massage ne pouvait arranger cela.
Hélène frappa à la porte.
— Votre Altesse, puis-je entrer ?
Omael ne parvenait pas à se lever ni à répondre.
Hélène entra doucement et fut agréablement surprise de le voir redressé.
— J’ai pensé que vous apprécieriez de déjeuner avec nous, Prince. Mes sœurs et moi-même avons préparé un bon repas pour vous.
Omael lâcha un soupir d’épuisement. Hélène s’avança et lui servit de l’eau.
— Tenez.
Il trouva la force de boire une gorgée.
— Nous feriez-vous l’honneur de votre présence à table ce midi ?
Il inspira profondément et se mit debout. Hélène lui adressa un sourire en veillant à ce qu’il maintienne son équilibre.
Ensemble, ils sortirent de la chambre et Hélène le guida jusqu’à la salle à manger où toutes les prêtresses étaient réunies, à l’exception de la Grande Prêtresse Sierra. La mine affreuse du Prince n’inquiéta pas les sœurs qui lui offrirent toutes leur plus rayonnant sourire en le saluant.
— Prince des Neiges.
— Votre Altesse, heureuse de vous revoir.
— Nous avons cuisiné pour vous !
— Bonjour, Prince.
Hélène l’installa à côté d’elle à une table ronde qui permettait à tout à chacun de discuter sans être exclu d’une conversation. Une prêtresse servit Omael. Il s’agissait d’un ragoût de viande composé de pain frit, de riz, de vinaigre et d’ail à l’odeur appétissante. Une spécialité zaamasienne que l’on réservait à des occasions spéciales. Omael releva la tête, le cœur serré. Chaque visage ressemblait à celui de Suane. La bouche charnue de l’une, le nez droit et fier d’une autre, les pommettes hautes de la suivante. Mais aucune n’avait ses yeux violets, pétillants comme des améthystes. Pourquoi avait-il fallu qu’il se retrouve à Zaamas ? Loin du drame, mais plus proche encore de ses tourments.
— Vous ne goûtez pas ? demanda avec bienveillance une prêtresse.
Affamé, Omael ne se fit pas prier et dévora son plat pour le plus grand plaisir des sœurs. Décidées à le laisser en paix, elles discutèrent entre elles.
Après le repas, Hélène lui fit visiter le Temple. C’était un édifice ancien pourvu de multiples pièces de vie pour les prêtresses, de salles d’érudition et de salles de prière. De nombreux ouvrages composaient la collection privée des religieuses. Tous les jours, elles relisaient les textes sacrés du culte du Dieu sans visage, dernier de Poléneïs. Elles les recopiaient et les illuminaient avec un savoir-faire exceptionnel. Un monde bien à part qui n’avait pas l’air de craindre l’Hiver infini. Hélène l’emmena dans le jardin intérieur fermé par le cloître. C’était la première fois qu’Omael sortait dehors après qu’elles l’aient accueilli. La neige tombait paisiblement sur la statue du Dieu sans visage.
— Nous survivons grâce aux dons de certains pèlerins et de nos mécènes. Et nous avons la chance d’avoir pu obtenir des graines de Vinsille capables de germer dans la neige. Le pain d’Elda nous est précieux.
Omael observa la statue avec médisance.
— Pourquoi … Votre Temple n’a-t-il pas été détruit comme tous les autres ? Comment avez-vous fait ?
Hélène vint à ses côtés.
— Notre Dieu veille sur nous, Prince. Et notre roi … Feu Dabbar, tenait à conserver notre culte et l’Impératrice ne lui a pas tenu tête. Nous savons que son fils héritier, le prince Bolabar respectera le souhait de son père.
— Alors pourquoi toutes les statues ont un visage détruit ?
— C’est une question à laquelle seule la Grande Prêtresse pourrait répondre.
Omael dévisagea la statue, mais son regard fut immédiatement attiré par la tour de Sierra située en arrière-plan. Il en reconnaissait les vitraux sombres.
— Pourquoi la Grande Prêtresse vit-elle recluse ?
— La Grande Prêtresse Sierra doit rester dans le silence pour pouvoir entendre les voix de notre Dieu.
Omael secoua la tête. Tout ceci était insensé. Il se tourna vers Hélène. Malgré le froid ambiant, la prêtresse ne grelotait pas et n’avait pas cherché à recouvrir ses drapés blancs d’une chaude fourrure. Ses sandales révélaient ses pieds nus, rosis par la neige, tout comme l’étaient ses joues.
— Vous n’avez pas froid ? s’étonna Omael.
— La chaleur que me procure la présence de notre Dieu me suffit. Il en va de même pour vous, n’est-ce pas ?
— Vinsille a des moyens bien concrets de réchauffer nos corps sans avoir besoin de nous recouvrir de tonnes de fourrures. Et sans avoir besoin de « Dieu ». Venez, rentrons à l’intérieur.
Hélène ne refusa pas et retrouva la chaleur du Temple sans dévoiler la moindre émotion.
— Merci pour cette promenade en votre compagnie, votre Altesse. Je vais devoir prendre congé. Ce soir, j’espère que nous pourrons à nouveau vous compter à notre table ?
— Oui.
Heureuse, elle s’éclipsa. Omael déambula dans les couloirs au milieu des autres prêtresses pour s’empêcher de penser.
* *
« Deux étoiles émeraude dans la nuit. Elles rient. Elles se moquent.
Suane agonise dans une flaque rouge. Je suis incapable de bouger. Les Ombres l’entourent.
Elle me tend la main.
Mais elle est trop loin.
Ils l’éventrent.
Ses viscères ondulent sur le sol comme des serpents.
Ils se rapprochent.
Leurs yeux ressemblent à deux émeraudes.
Ils me sautent à la gorge. »
Omael se réveilla en sursaut. Ses draps étaient trempés de sueur. La pleine lune filtrait à travers les rideaux. Tout ce confort, cette sérénité, il ne méritait rien de tout cela ! Pourquoi continuer à vivre, alors qu’elle est morte ! Il sauta du lit, attrapa ses épées et se rendit dans le jardin intérieur.
La lumière bleuté de la nuit éclairait chaque relief, et la neige à ses pieds n’en paraîssait que plus pâle. La statue semblait si imposante dans l’obscurité. Sous les flocons balayés par une douce brise, Omael s’entraîna à l’épée. Cela n’avait pas échappé aux regards des quelques prêtresses éveillées qui s’agglutinèrent aux fenêtres pour le contempler. Mais Omael ne fit pas attention.
Il maniait ses deux épées de Vinsille avec une dextérité disciplinaire. Dans la pénombre, il imaginait les Ombres. Ses coups s’enragèrent ! Il devait se renforcer, trouver un moyen de les tuer ! Ces choses indiscibles que personne n’avait jamais rencontré, il devait les vaincre ! Toute chose a un point faible.
Des flocons devinrent des émeraudes, l’ombre d’une aile apparut et Omael cria en la plantant de ses deux lames.
Il n’y avait rien.
Avait-il réellement vu cette chose dans le ciel ? N’avait-ce été que le fruit de son imagination là encore ?
Une chose était sûre ; il n’avait sauvé personne.
Enragé et essouflé sous la neige qui recouvrait ses cheveux noirs, il n’entendit pas Hélène approcher. Elle tenait dans la main une tisanière.
— Votre Altesse, il n’est pas l’heure de s’entraîner. Acceptez plutôt de partager cette tisane avec moi. Je ne trouve pas le sommeil moi non plus.
Omael respirait comme un buffle, et se rendit enfin compte des silhouettes féminines qui l’avaient observé aux fenêtres. Elles se dérobèrent aussitôt à son regard. Il n’y avait plus qu’Hélène devant lui.
— J’ai perdu suffisamment de temps à me prélasser. Je dois trouver le coupable et je dois …
— Il y a un temps pour tout, Prince. Et cette nuit, il est l’heure de boire une tisane.
Omael hésita sous le sifflement du vent et piétina sur place. Hélène ne perdit pas la face. Son visage était illuminé par la lune.
— D’accord, souffla-t-il en rengainant ses épées.
Il la suivit jusqu’à une petite salle d’érudition qui était vide de monde. Là, elle leur servit une tasse à chacun. Omael s’assit, tremblant de sommeil.
— Vous avez fait un cauchemar, n’est-ce pas ? demanda avec douceur Hélène.
— Ma vie est un cauchemar, cracha-t-il en enfermant sa tête entre ses mains.
— Vous pouvez vous confier à moi si cela peut soulager votre peine …
— Vous me prendriez pour un fou.
— Comme vous, lorsque l’on vous parle de notre foi, n’est-ce pas ?
Il releva ses yeux sur elle, incisifs.
— Ce que j’ai vu était bien réel.
Il rabaissa la tête.
— Je … Je crois.
Hélène but une gorgée de tisane et promena son regard sur les étagères pleines de livres anciens.
— Je vous en prie, Omael, dites-moi ce que vous avez vu.
— C’était … un … un ange … Il flottait au-dessus du sol … et menait une armée d’Ombres … Des choses humanoïdes qui étaient … invincibles … Nous ne pouvions rien faire …
Hélène écarquilla des yeux. C’était la première fois qu’une émotion les traversait.
— Un ange ?
— Il avait des ailes … Comme deux nuages évanescents … Il riait. Il se moquait de moi !
Il enserra à nouveau sa tête dans ses mains, tremblant. Hélène déposa sa main sur son avant-bras.
— Omael, je vous crois.
Il se figea, incertain, avant de la regarder avec terreur.
— Nous ferons tout ce que nous pourrons pour vous aider, soyez-en sûr. Avec votre permission, je vais dès demain en informer la Grande Prêtresse. Elle vous croira elle aussi.
Omael resta coi.
— Je partage votre peine, reprit doucement Hélène. Mais vous devez économiser vos forces. Buvez votre tisane et s’il-vous-plaît, retournez vous coucher.
Désorienté, Omael enveloppa sa tasse de ses mains et but.
**
Deux jours plus tard, Omael prenait l’air, assis sur un banc du jardin intérieur. Une prêtresse était en train de bêcher la terre. Sa coiffure tout en volume ressemblait à celle de Suane. C’était comme si sa douce Promise s’était retirée du monde pour vivre paisiblement dans ce Temple. Il la contempla longuement sans qu’elle ne remarque, concentrée sur sa tâche. Elle retournait la neige et la terre en-dessous avec détermination, s’essuyant le front d’un revers de main. Suane s’était toujours montrée débrouillarde, et cela ne l’aurait pas étonné de la voir agripper l’outil de l’un de ses paysans pour travailler à sa place. Elle était réincarnée sous ses yeux.
— Votre Altesse ? émit Hélène qui était apparue dans la galerie du cloître. Je m’excuse de vous déranger, mais la Grande Prêtresse Sierra a demandé à vous voir.
Omael sortit rapidement de ses rêveries et se leva pour rejoindre la Grande Prêtresse dans sa tour.
Sierra était en train d’admirer ses vitraux au fond de la pièce, dos à l’entrée. Sans se retourner, elle savait qui venait d’entrer et s’en réjouit. Les ligres blancs rôdaient dans la grande pièce et tournaient autour de la statue du Dieu sans visage.
— Omael … Comment vous sentez-vous ? chuchota Sierra.
— Peu importe, souffla-t-il en se rapprochant. Vous vouliez me voir ?
— En effet. Hélène m’a parlé de ce que vous lui avez confié l’autre soir. Mais, pourrais-je l’entendre de votre propre bouche ?
Omael resta derrière elle, et examina les figures des vitraux. Les fragments de différentes couleurs représentaient des scènes cultuelles et se lisaient de gauche à droite. Des peuples s’affrontaient sans cesse, mais le Dieu sans visage venait leur apporter la paix. Le vitrail censé former sa tête manquait sur chaque représentation, et laissait passer l’air. Mais on le reconnaissait toujours par sa capuche et ses mains constamment ouvertes sur le monde. Des filaments de lumière s’étendaient dans son dos, comme deux forêts d’éclairs.
— Celui qui a détruit Vinsille … était un ange … souffla Omael.
Sierra dodelina de la tête.
— A quoi ressemblait-il ?
— Je … Il faisait nuit. Mais j’ai vu ses ailes … Deux nuages aussi sombres que les ténèbres. Et ses yeux … Deux yeux de serpent qui scintillaient !
Sierra se retourna vers lui et lui offrit son expression la plus apaisante.
— Notre Dieu m’a parlé cette nuit. Il m’a parlé de ce qu’il s’est passé, et m’a laissé comprendre ce qu’il se produira.
Omael se crispa.
— C’est insensé …
— Les Ombres de l’ange noir ne vous attaquaient pas, n’est-ce pas ? C’est la raison pour laquelle, vous seul, avez survécu.
Omael se revoyait au milieu du maëlstrom d’Ombres qui, jamais, n’avaient porté la main sur lui.
— Je ne l’ai pas dit à Hélène …
— Je sais.
Sierra fit un pas vers lui.
— Omael … Nous savons tous deux ce que vous devez accomplir. Vous devez trouver l’ange noir. Et vous devez le tuer. Pour la sécurité des autres royaumes …
Son pouls s’accéléra. Cette perspective endiabla son cœur et regonflait ses poumons d’air.
— Comment ? demanda-t-il.
Elle fit quelques pas de côté alors qu’un ligre venait lui réclamer une caresse. Puis, elle ferma les yeux en plongeant sa main dans le pelage blanc du grand fauve.
— Il vous faut rejoindre le royaume d’Oscarin. Un être fort saura trouver grâce à vos yeux et vous aider dans votre quête. Le roi Laoron vous quémandera un service que vous seul serez en mesure de mener à bien … Acceptez-le … Une fois la tâche accomplie, vous reviendrez me voir avec la récompense de votre besogne. Ainsi, vous vous rapprocherez de l'expiation de notre ennemi. Telle est la parole de notre Dieu à votre égard …
— Oscarin ? Pourquoi serais-je le seul à pouvoir aider le roi Laoron ?
Sierra rouvrit les yeux.
— Suivez la voie que notre Dieu a choisie pour vous, Prince …
Omael soupira, mais il n’avait aucune autre option. Une part de lui espérait de tout cœur que la Grande Prêtresse recevait bien des consignes divines. Mais l’autre part était convaincue du contraire.
— Très bien, lâcha-t-il. Nous verrons ce qu’il en est.
Sierra retrouva son divan immaculé où elle s’allongea sur un flanc.
— Je vous souhaite bon voyage, Omael. Puisse notre Dieu guider vos pas.
Omael acquieça avec respect. Même s’il ne croyait pas à leur culte, il éprouvait une reconnaissance infinie pour ces prêtresses qui avaient pris soin de lui.
Il dévala par la suite les escaliers nacrés et se fraya un chemin parmi les prêtresses qui le regardaient toujours avec autant d'intérêt. Son pas ralentit au milieu d’elles car il ne voulait en bousculer aucune.
— Nous prierons pour vous, votre Altesse …
— Puisse notre Dieu veiller sur vous …
— Ne voulez-vous pas prier avec nous avant votre voyage, prince des neiges … ?
— Notre Dieu a-t-il murmuré que vous deviez partir aussi rapidement … ?
Omael était déterminé à maintenir son cap, mais comment rester concentré devant tant de sollicitation ? Il laissa son regard se perdre sur leurs visages candides et frais alors même qu’il était plus jeune qu’elles. Elles lui souriaient avec tant de prévenance. Ce temple à l’immaculée lumière semblait provenir d’un autre monde où la violence, la mort, et la haine n’avaient pas leur place. Le cœur affligé d’Omael désirait au plus profond de lui rester dans cette autre dimension. Il aurait suffit qu’il se laisse conduire dans une salle de prière, qu’il accepte de dîner avec elles une nouvelle fois, qu’il se repose en leur compagnie, et ses maux auraient pu disparaître éternellement.
— Votre Altesse … vous pouvez bien rester encore un peu …
— Ne partez pas, s’il-vous-plaît …
— Laissez-moi vous masser pour vous détendre avant votre voyage …
Certaines osaient toucher ses bras, ses épaules et son torse à son passage. Il tournait sur lui-même lorsque l’on touchait sa joue. Et il crut effleurer les lèvres de certaines.
Tous ces visages, toutes ces courbes, tous leurs parfums …
Il aurait pu rester. Il aurait pu se détendre avec elles.
Mais il devait rejoindre Oscarin.
D’un pas sûr, il les écarta et sortit du Temple.
Hélène attendait dehors en compagnie de l’étalon noir d’Omael. Elle contemplait les collines de sable recouvertes par la neige, givrées comme tout le reste par l’Hiver infini.
— La Grande Prêtresse m’a dit que vous partiriez aujourd’hui, Prince.
— Je dois me rendre à Oscarin. C’est votre Dieu qui l’aurait dit.
— Je prierai tous les jours pour votre réussite, Omael. Tenez, j’ai préparé ceci pour vous.
Elle lui donna un sac de provisions. Un instant interdit, Omael le récupéra et s’apprêta à partir. Puis, il se tourna vers elle.
— Merci.
Hélène sourit avec légéreté et joignit ses mains devant elle.
— Vous n’aurez jamais à nous remercier.
Il s’inclina vers elle, puis s’éloigna avec son cheval.
Zaamas ne ressemblait en rien aux paysages que lui avaient souvent décrits Suane. Elle lui avait parlé des dunes qui se déplaçaient d’années en années comme des entités vivantes. Aujourd’hui, tout était figé. Un poids s’ajouta à la lourdeur de son cœur.