Chapitre 32 - Keneth

Keneth était affalé sur la table poisseuse d’une taverne, les yeux à demi ouverts, marmonnant des propos inintelligibles. De temps à autre, il parvenait tant bien que mal à se redresser et buvait une longue gorgée de la choppe qui se trouvait devant lui. Au fil des heures, le liquide âcre n’avait plus guère de différence. Keneth aurait bien pu boire n’importe quoi d’autre, il ne s’en serait pas rendu compte. Il héla de nouveau la serveuse qui passait devant lui, mais ne comprit pas plus qu’elle ce qu’il avait voulu lui dire.

Voilà à quoi il en était réduit, une loque étalée dans une taverne minable. Keneth n’avait jamais vraiment eu de dignité, mais en cet instant, il se trouvait particulièrement pathétique. Il desserra ses doigts sur l’anse de sa choppe et s’affaissa un peu plus sur lui-même. Si seulement l’Organisation avait de nouveau fait appel à lui. Il ne demandait pas grand-chose, un signe, n’importe quoi. Peu importe la tâche qu’on lui confierait. Il était prêt à tout pour les rejoindre, pour prouver qu’il pouvait être utile.

Keneth avait eu tort d’y croire. Il avait attendu durant des semaines, prêt à partir dans la seconde dès que l’on aurait besoin de lui. Il se revoyait encore attendre pendant des heures devant sa porte de peur de rater un de leur message. Pathétique, c’était bien le mot. Et puis les semaines s’étaient transformées en mois, et il avait progressivement fini par perdre espoir de réaliser son rêve : les rejoindre. C’est en errant dans les ruelles sombres, un soir, qu’il était tombé sur cette taverne. L’endroit ne donnait pas vraiment envie de s’y arrêter, mais l’alcool était peu cher et personne ne posait de questions.

De nouveau, il but maladroitement une longue gorgée de bière, répandant une grande partie du liquide autour de lui. Il marmonna quelque chose et voulut taper du poing sur la table, mais sa main ne fit qu’y atterrir mollement. Keneth grogna de frustration. Pourtant, il n’avait pas rêvé, les membres les plus importants de l’Organisation connaissaient son nom. Si cela ne signifiait pas qu’il pouvait leur être utile alors il ne comprenait plus rien. Et puis il avait vu cette femme, qui, en une fraction de seconde, avait égorgé sans sourciller quatre hommes soupçonnés de trahison. Mais lui, lui avait été épargné.

— Ils o… ont… confiance en moi ! pensa-t-il crier en baladant sa choppe dans les airs.

Au même moment, Keneth fut transpercé par une violente crampe d’estomac. Sous le choc, il lâcha sa choppe et tomba en avant, écrasant le sommet de son crâne contre le bois imbibé d’alcool. Il porta aussitôt une main à sa tête et l’autre à ses entrailles, qui semblaient vouloir se retourner en tout sens. Plié en deux, Keneth aurait été incapable de voir le patron de la taverne approcher, un air mauvais sur le visage.

— Dehors maintenant, lui ordonna-t-il en arrivant à sa hauteur.

Comme Keneth ne paraissait pas comprendre ce qu’il lui disait, l’homme donna un violent coup de pied dans le tabouret où il se trouvait.

— Dégage ! cria le patron.

Surpris, Keneth se rattrapa de justesse au coin de la table. Il regarda l’homme devant lui, puis tenta maladroitement de se relever. Il distinguait à peine ses propres mains et clignait désespérément des yeux pour chasser le flou qui s’y était accumulé, sans résultat. Un instant, il lui sembla que la taverne était moins bruyante, mais il s’en moquait. Il était bien trop saoul pour se préoccuper d’être au centre de l’attention.

Keneth n’avait eu le temps que de faire quelques pas incertains, que déjà, il s’étalait lourdement sur le sol de la taverne. Sa tête heurta la pierre sans aucune retenue et un liquide chaud coula de son arcade gauche. Il pouvait sentir le sang couler sur sa peau, mais il ne s’en rendait pas vraiment compte, seules les dalles froides contre sa joue l’intéressaient, propageant une douce torpeur sur son corps douloureux.

Il ne réagit pas non plus lorsque deux bras l’empoignèrent pour le relever. Sa tête dodelinait sur ses épaules en luttant pour se maintenir droite, tandis que ses jambes traînaient sur le sol, impuissantes.

Une éternité de vertige lui paraissait s’être écoulée quand il arriva enfin sur le seuil de la taverne. Les deux hommes le forcèrent à s’appuyer sur ses jambes et firent mine de le lâcher, mais il bascula aussitôt. Quand il eut enfin retrouvé un semblant d’équilibre, ils l’abandonnèrent là et retournèrent à l’intérieur.

Les jambes flageolantes et l’esprit embrumé, Keneth savait qu’il ne pouvait pas rester là. Il devait rentrer. Il fit quelques pas maladroits, remarqua à peine la différence entre la froideur de la nuit et la chaleur étouffante de l’intérieur de la taverne, et s’appuya à moitié contre le mur, luttant contre une irrépressible envie de vomir. Devant lui, les habitations se tordaient et ondulaient tels des serpents, comme si elles se moquaient de son état pitoyable. Keneth les injuria copieusement et réprima un haut-le-cœur. Il devait rentrer. Il s’imagina en pleine mission pour l’Organisation, détenant des informations cruciales qu’il devait ramener en toute discrétion jusqu’à leur planque. Tout son esprit se focalisa sur cette pensée et il réussit à s’arracher de la ruelle de la taverne. Keneth divaguait, à mi-chemin entre la paranoïa et l’amusement. Même avec la meilleure volonté du monde, la dernière chose dont il était capable actuellement, c’était de faire preuve de discrétion.

Pris au jeu, il s’enfonça dans des ruelles sombres et étroites, empruntant mille détours. Il se perdit pendant ce qu’il lui sembla des heures, passant parfois plusieurs fois aux mêmes endroits sans s’en rendre compte. Keneth était si épuisé et absent qu’il avait l’impression que ses jambes avançaient de leur propre volonté. À bout de souffle, il finit par se laisser brutalement tomber contre une vieille porte de bois et s’assoupit aussitôt. Il reprit conscience en sursaut, quelques minutes plus tard, et jeta des coups d’œil inquiets autour de lui, incapable de savoir où il se trouvait. Sa tête le faisait atrocement souffrir et il se laissa aller contre le battant dans son dos. Lorsqu’il leva les yeux vers l’encadrement de la porte, il mit un long moment à réaliser qu’il était avachi devant chez lui.

Keneth se redressa en titubant, étonné de se trouver là, mais soulagé. La porte se referma en claquant derrière lui et résonna longtemps dans sa tête, lui déclenchant un grognement de douleur. Il laissa tomber son long manteau au milieu de la pièce, puis se dirigea dans la partie de son habitation sommaire qui lui servait de cuisine. Sur le comptoir, il attrapa une cruche remplie d’eau et la vida d’un seul trait. Il essuya les coins de sa bouche du revers de sa main en reprenant son souffle et balaya les lieux du regard. L’endroit était minuscule, mais suffisant, et il ne possédait pas assez de bien pour témoigner de sa négligence envers ce qui lui servait de maison. Seule une fine couche de poussière prouvait qu’il n’y résidait pas plus que nécessaire. C’est à ce moment qu’il la vit.

Près de la porte, à moitié cachée sous son manteau souillé, se trouvait une petite enveloppe qui n’était pas là quand il était parti. Keneth n’hésita pas plus longtemps, il se jeta sur elle, heurtant violemment le sol sans même s’en soucier, et déchira le papier. Il n’osait pas encore y croire. C’était une simple enveloppe vierge, sans destinataire ni cachet, comme toujours, afin que personne ne puisse identifier la source. Il déplia lentement la lettre en tremblant, partagé entre des émotions opposées. Celle-ci ne contenait que quelques mots, mais Keneth n’aurait pu rêver mieux.

« L’endroit habituel. Deux jours. »