- Je ne t’ai pas élevé comme ça Manon, me dit durement mon père.
Je n’ai pas envie d’avoir cette conversation. Une mort par noyade me semble même plus envieuse et pourtant c’est la pire façon de mourir, je l’ai lu quelque part ou je l’ai vu dans Teen Wolf. Comme toujours lorsque je n’assume pas une conversation, je cherche une échappatoire. Je me réfugie dans le silence, attendant que le moment passe.
- Manon Camille Ambre ! Quand je te parle tu m’écoutes et tu me réponds.
Ok, là il est vraiment énervé. L’utilisation de mes trois prénoms le montre clairement. Je sais qu’il est déçu mais pour une fois j’ai envie de ne pas me morfondre et de ne pas m’excuser en boucle. J’avais mes raisons, c’était une question de justice. Mon père avance le fauteuil en face du canapé où je suis assise et s’asseoit en face de moi.
- Ecoute ma chérie, je t’aime mais je m’inquiète pour toi. Ce n’est pas ton genre de faire ça, piquer des colères et mettre ta mère à la porte.
Le traitement du silence continue. Je ne fais que baisser les yeux en attendant que le moment passe. Mon plaid est comme toujours posé à moitié sur mes épaules et mes genoux me permettant de faire des petites tresses avec les franges. Suite à mon comportement, mon père soupire.
- Ne sois pas distante.
- Je ne suis pas distante, je rétorque.
Il me lance un regard entendu, pour toute réponse je roule des yeux.
- Papa, je n’ai pas envie d’en parler.
- Qu’est-ce qu’il y a ? C’est l’école ? Des personnes sont méchantes avec toi ? Tu sais je n’ai qu’un coup de téléphone à passer et je pourrais les renvoyer.
- Papa…
Je n’aime pas l’ambiance qui se trouve dans le salon. Je ne veux pas de conflit avec lui. Et je commets l’erreur de regarder mon père, il a les épaules affaissées et fixe le sol d’un regard glacial. Je connais ce regard par coeur, il ne l’a que très rarement. C’est lorsque les joueurs n’en font qu’à leur tête et nous font perdre un match. D’habitude, je fais tout mon possible pour rester le plus loin possible de lui quand il est dans cet état. C’est un mélange de colère, de déception et de tristesse, une association que je n’aime pas. Je saisis délibérement mon téléphone, igorant déliébérément le drame qui se déroule devant moi. Si je ne vois pas cet état émotionnel, il n’existe pas. Sauf qu’il ne me dit rien, que le silence est pesant et que scroller sur TikTok ne change rien.
- Il n’y a rien, je suis désolée je ne le ferai plus.
Il soupire, clairement pas satisfait de ma réponse.
- Je sais que ta mère n’est pas parfaite mais elle tente de faire des efforts pour revenir dans notre vie. Ce serait vraiment une chance de…
Revenir dans notre vie.
Revenir dans notre vie.
Revenir dans notre vie.
Le reste de sa phrase n’est qu’un brouillard. Je me force à respirer par le nez, je n’ai jamais craqué devant lui et ce n’est pas maintenant que cela va commencer. Je ne veux pas l’inquiéter. Sauf que la panique est plus forte. Je me lève brusquement du canapé, faisant tomber mon plaid, je me sens complètement oppressée.
Revenir dans notre vie.
Revenir dans notre vie.
Revenir dans notre vie.
Mes pensées tournent en boucle, comme un disque rayé. Ma chambre, je dois atteindre ma chambre. Un objectif à la fois. J’entends des bruits derrière moi, je pense que mon père m’appelle mais je ne comprends pas ce qu’il me dit. Je n’entends plus rien mis à part ma respiration saccadée et ma voix interne m’encourageant comme elle peut. Je longue les murs comme si ma vie en dépendait, puisque c’est le cas. Si je n’avais pas ces murs derrière moi, je ne pourrais pas tenir debout. Le chemin me semble long et difficile, ce n’est pas sans un immense soulagement quand j'atteins la porte de mon antre.
Elle voulait revenir dans nos vies. Elle qui n’a fait que nous abandonner parce qu’elle ne supportait plus ma présence. Qui est parti sans un mot pour moi. Laissant un vide béant dans mon coeur, dans ma vie. Remettant en question tout ce que je connaissais et me laissant avec un bol remplit d’incertitude. Un fantôme souhaite revenir hanter ma maison.
Deuxième objectif : la fenêtre. Je dois ouvrir la voie au monde extérieur, à la nuit claire et l’air frais brûlant mes poumons. Pourtant, rien n’y fait. L’anxiété n’arrive pas à me quitter. Les larmes coulent et je m’étouffe à moitié en respirant. Je ne contrôle plus mes gestes, plus mon corps, plus mon esprit.
Je ne contrôle plus rien.
Me sentant piégée, je me surprends à regarder par la fenêtre et à analyser la distance qui me sépare du sol. Si je me laisse glisser, je ne devrais pas me casser quelque chose non ? Pourquoi je ne suis pas comme dans ces films où il y a du lierre qui monte jusqu’à ma fenêtre ou une gouttière ? Le passé me rattrape et je ne peux échapper à cette douloureuse réalité : je suis difficile à aimer et je ne suis qu’un poids faisant couler mon père avec moi.
Je me rappelle de tout. On pourrait penser que l’on oublie en grandissant. Mais c’est impossible. En tout cas pour moi. Je me souviens être complètement perdue face au monde, du regard vide, sans amour de ma mère. De la moindre de ces remarques, remettant en question la moindre de mes actions, de mes gestes. Des doutes, des crises, des pleurs, de l’incompréhension qui me saisissaient. Qu’est-ce que je faisais de mal ? ¨Pourquoi elle ne m’aimait pas ? Pourquoi j’étais la cause des disputes ? Pourquoi je n’apportais que la souffrance ?
Ma gorge se serre.
Mes mains tremblent.
Mes larmes redoublent.
C’est à ce moment que mon père à la merveilleuse idée de rentrer dans la pièce. Ma vision étant brouillée, je n’arrive pas à distinguer les traits de son visage, je sens juste sa présence, pesante et dérangeante. Je ne veux pas qu’il me voit comme ça. J’ai toute la peine du monde à reprendre ma respiration.
- Ma chérie, ça va ? demande-t-il d’une voix douce.
Bien sûr, je pète la forme. Ça ne se voit pas ?
- Ce n’est rien.
-Ce n’est pas rien, si tu te mets dans un état pareil.
Plus qu’irritable dans ce moment, il prononce ces mots et j’entends : “tu es ridicule de réagir de manière aussi excessive”. Sur la défensive, je croise donc les bras :
- Je suis assez grande pour m’occuper de moi-même papa.
- Qu’est-ce qui se passe ma chérie ? Pourquoi tu es aussi agressive ? Est-ce que tu as tes règles ?
Ma bouche s’ouvre en grand, surprise par la tournure des évéments.
- Non ! C'est quoi cette réflexion complètement sexiste ?
Il reprend en tendant le bras et en faisant signe avec sa main de me taire, avant que je ne puisse lui répondre.
- Je sais que ce n’est pas parce que tu es agressive ou que tu pleures beaucoup que tu as tes règles. Mais il faut s’avouer que tu as tendance à hurler sur ta musique dans la salle de bain lorsque tu es dans cette période. Sans oublier qu'il n'y a pas si longtemps que ça tu as commencé à pleurer parce que tu as imaginé le jour où tes amies t'annonceraient qu'elles allaient se marier.
- Touché.
Il prend une grande inspiration, tandis que je m’allonge sur mon lit pour fixer le plafond plutôt que son regard perdu.
- Ecoute-moi ma chérie.
- Mmmmh.
Je sens le matelas bouger m’indiquant qu’il s’asseoit sur son bout.
- Je ne voulais pas m’énerver tout à l’heure, mais j’ai dû mal à comprendre et je m’inquiète. Ta maman veut revenir à la maison, on sera de nouveau une famille. Elle n’est pas méchante tu sais, elle est maladroite mais il ne faut pas remettre en question son amour pour toi.
Alors que je commençais à me calmer, mes yeux se remplissent de nouveau de larmes, c’est avec ma voix tremblante que je lui réponds :
- Je ne veux pas te décevoir, papa.
A mes mots, il se rapproche automatiquement de mois et me prit dans ses bras.
- Tu ne me décevras jamais, ma puce. Tu es la meilleure fille dont on puisse rêver, dis-moi ce qui te tracasse et je remuerais ciel et terre pour te redonner ton merveilleux sourire.
J’hésite.
Beaucoup.
J’ai envie de vider mon sac.
De lui parler librement.
D’être l’enfant et de me faire réconforter.
Et ne pas être l’adulte qui protège.
- Tu promets que tu ne vas te fâcher contre moi ?
- Bien sûr, il répond automatiquement.
Après une courte pause, il reprend :
- A moins que tu me dises que tu es enceinte alors que nous avons eu cette conversation il n’y a pas si longtemps.
Je deviens rouge pivoine et je m’étouffe avec ma salive. Ma panique disparaît peu à peu. Ma respiration se calme et la gêne commence à se glisser sous ma peau en me rappelant notre dernière conversation autour d’Owen et la découverte de mon père dans ma bibliothèque.
- Non, je ne suis pas enceinte, je réponds sincèrement horrifiée.
Je sers et desserre mon poings à plusieurs reprises, plantant mes ongles dans mes paumes à multiples reprises. C’est une conversation que j’ai toujours repoussée.
- Papa, je comprends…
Je fais une pause pour remettre mes idées en ordre.
- Que tu souhaites la revoir. Mais est-ce que ce serait possible de ne pas lui donner libre accès à la maison et que ces rendez-vous ne soient que pour vous deux ?
Je tente d’être la plus diplomate possible. Je ne veux que son bonheur et surtout ne pas gâcher la relation que nous avons. Il a toujours été là pour moi. Une demi-vérité devrait suffire. Je n’ai pas besoin de tout dire, juste limiter le contact avec ma mère.
- Mais pourquoi ma chérie ? On pourrait être de nouveau une famille, toute fille a besoin d’une mère.
Le dégoût me secoue et me tire les traits.
- Je n’ai pas besoin d’elle. Si toi, tu en as besoin, je peux comprendre et je ne ferai rien pour t’en empêcher.
Sa main s’approche doucement de mes cheveux, les caressant aussi délicatement qu’il le peut.
- Qu’est-ce qui s’est passé avec ta mère ? Je te connais, il y a quelqu’un chose.
Le secret veut s’échapper même si je suis terrifée à l’idée d’ébranler cette relation à jamais. Je souffle, vidant tout l’air dans mes poumons, me souvenant de tous les moments de complicité, les secrets gardés, les parties de Mario Kart gagnés et je ne peux m’empêcher de me demander si tout va disparaître. Mon estomac se soulève, je vais vomir.
Mon père me regarde et son sourire réconfortant s’efface peu à peu pour faire place à de l’inquiétude. J’ai la bouche sèche. Est-ce que c’est normal d’avoir l’impression d’avoir été dans le Sahara ? La boule d’angoisse grandit dans ma gorge. Je m’oblige à fermer les yeux, surtout pour échapper à son regard. Je cherche les mots justes.
Puis, d’une voix tremblante.
Je parle.
Enfin.
Je raconte tout.
Tout depuis le début.
De A à Z.
Les mots durs de ma mère.
Son manque d’amour.
Sa violence verbale.
L’abandon.
La tristesse.
Tous les sentiments que j’ai gardé secret, les luttes que j’ai affronté seule, mes crises d’angoisses, les moments de solitude et de peur qui font partis de mon quotidien.
La sentiment que je ne mérite rien.
Que l’on va me laisser.
M’abandonner.
Que je ne suis qu’un poids entre eux.
La petite voix qui me disait si souvent que le monde serait bien mieux sans moi.
Mon père ne dit rien, il m’écoute en silence, ne m’interrompt pas. Mais je vois bien que son visage passe par une gamme d’émotions : la colère, la tristesse, l’inquiétude. Mes larmes coulent librement et il m’enserre dans ses bras alors que je termine mon récit.
- Je suis désolée, papa. Je…Je ne voulais pas te le dire, ni te faire de mal. Ne me déteste pas, je t’en supplie.
L’angoisse reprend alors que je me rends compte que je viens de lui confier mon plus grand secret. La culpabilité fait aussi son chemin sous ma peau, j’ai la peau qui chauffe sur les joues et sur mon cou, je sens les plaques d’eczema qui commencent à arriver. Je n’aurais jamais dû lui dire. Il ne va pas me croire. Et même s’il me croit, il devra faire un choix. Je ne peux pas lui imposer ça. Ce serait trop cruel.
Je suis un monstre.
Et la peur me submerge. Il ne fallait pas que j’ouvre mon coeur. Et si il ne voulait plus de moi ? Il peut très bien la choisir. Stoppant toutes mes inquiétudes, mon père prend ma main dans la sienne.
- Ma chérie, tu n’as pas à t’excuser. C’est à moi de le faire, ne t’inquiète pas, je vais m’en occuper.
Un voile de colère passe dans son regard, je vois juste que j’ai déclenché une tempête émotionnelle. Mais je n’ose pas lui demander ce qu’il va faire. Je préfère vivre dans le déni. Et je ne peux m’empêcher de constater que le poids qui pesait sur mon coeur est un peu plus léger.