La chambre a retrouvé son désordre habituel, ou l’ordre, selon son propriétaire. Assise au comptoir, Iro écrit une lettre, ou plutôt la gribouille, rature sur ratures, elle n’est jamais satisfaite des mots qu s’y posent, et s’ébouriffer les cheveux n’y change rien.
De ses pensées, émerge le croquis d’elle, souriante, celui que Sesa lui a remise pour la réconforter au village frontière. Une simple image vaut plusieurs mots, et suivant ce fil, elle se met à dessiner son portrait. Surprise par son geste fluide, elle ne s’arrête pas et s’étonne du résultat qui prend forme. Trop impressionnant pour être vrai, elle commence à douter d’elle-même.
À quel moment avait-elle acquis ce talent ? Ou plutôt à quel moment avait-elle arrêté de dessiner ? Une vanne de souvenir de son enfance noient ses pensées. Tous ces dessins s’empilent sous le désarroi de Meos qui la cherche pour… pourquoi ? Aussi volatile qu’une vague, les souvenirs se retirent, et moussent Iro dans une écume fugace.
Une signature pour terminer l’édifice, emballée, destinée, la lettre est fine prête. Iro revêt sa cape, et se penche sur le balcon. Raivo ne le lui a pas rendu visite depuis la dernière fois, et elle a dû changer ses bandages seule, comme le témoigne les lambeaux serpentant sa chambre. Bien que ses bras ont retrouvés leur adresse, et que les bandages ne sont plus nécessaires, elle préfère dissimuler ses lacérations afin d’éviter de soulever trop de questions, d’attirer trop de curieux.
Devant le rideau de l’entrée, elle prend une profonde respiration. Cape, propre. Tunique d’Architecte, propre. Lettre, faillie oubliée. Iro se précipite sur le comptoir pour la saisir, et cogne légèrement la rapière qui tinte. Est-ce qu’elle toujours en sécurité au Croc ? Sa chambre est gardée. Personne ne s’y est approchée depuis. Elle prend la rapière, la dépose, la reprend, enchaîne les gestes d’un tumulte d’indécisions.
Devant le rideau de l’entrée, elle reprend une profonde respiration. À ses pieds, sur le côté, se trouvent les bottes renforcées que Avos lui avait cédées. Celles qui permettent aux Aventuriers d’éviter les lacérations des ronces et leurs infections. Propres, sûrement nettoyées par ce maniaque de Raivo. Subitement, Iro pris conscience que le temps n’était pas venu de montrer ses crocs. Inutilement, futilement. Simplement se laisser manipuler par sa propre peur, et la projeter, la rejeter, sur les autres, désormais, elle s’y refuse. La voix de la raison, qu’incarnait Wazo, n’est plus là, mais ses mots résonnent encore, tout va bien se passer.
Iro glisse la rapière dans l’une des bottes, qui tinte joyeusement, comme pour lui souhaiter une bonne aventure. Finalement, elle lève brusquement le rideau donnant sur le quartier des Architectes.
« Woah ! Tu m’as fait peur », exclame l’un des deux gardes posté à sa chambre.
« Tu es reposé ? demande l’autre qui ne reçoit qu’un lent hochement de tête de la part d’Iro, qui ne trouve rien de mieux à improviser. Bien, va chercher Avos, ordonne-t-il à l’autre qui se remet encore de la frayeur. »
Mise à part eux deux, le quartier est plongé dans un silence complet. L’ascenseur n’est pas à quai, la fortification dans laquelle bouquinait Wazo n’existe plus, et des voix résonnent du couloir donnant sur la salle centrale. Probablement le Professeur donnant un cours. Comme si rien ne s’était passé. Iro perçoit des bribes de souvenirs de la dernière discussion entre Avos et le Professeur. De quoi parlaient-ils ? Ses pensées tourbillonnent avant que ses yeux ne se figent sur un lieu précis. Là où elle perdit connaissance. Là où elle chuta dans son sang. Là où, maintenant, toutes traces ne vivent que dans ses mémoires. Un parallèle se forme avec les accidents qu’elle vit aux Forges. Combien de vies perdues dans les flammes ? Combien de personne se souviennent d’eux ? Et elle, si jamais… Meos. Elle chasse la fatalité de ses pensées, et reprend une attitude décidée, prête à repartir en cours.
Finalement, Avos surgit de l’escalier du quartier de vies, le pas pressant, avec un regard qui congédie le garde, le chassant faire une patrouille de l’autre côté.
« Iro », formule Avos, s’essayant à donner un regard bienveillant, mais rattrapé par la désuétude du geste de sa part, redevient formel.
« J’allais justement au cours », répond Iro en tentant d’esquiver la discussion. Avos n’est pas la première personne qu’elle souhaitait confronter.
« Tu ne peux pas… », avertit-il en saisissant le bras d’Iro.
Il accompagne son geste d’une légère pression, comme pour, vicieusement, remuer la plaie. Cependant, la blessure avait déjà guéri, Iro n’y ressent pas la douleur, mais son insulte. Immédiatement, d’instinct, elle joue le jeu, le berne, en gémissant de douleur tout en retirant son bras.
« Excuse-moi, je voulais pas », s’excuse Avos, avant de chercher son attention des yeux. « Ta position chez les Apprentis Architectes est sous condition, ou plutôt similaire à un otage. Tant que Architecte Wazo suit les desseins du Chef des Architectes, tu es protégé… tant que tu fais profil bas. C’est trop tôt. »
Iro plisse ses yeux pleins de soupçons. Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Trop tôt ? De quoi ? Pour Qui ? J’ai raté une cloche ?
« Donc, pas de cours ? continue-t-elle, absorbée dans son jeu de rôle, comme si une amnésie subite l’avait percuté.
– Pas venant d’Architectes, en tout cas. Aucun ne veut braver la volonté du Chef, et tout le monde t’évitera. C’est pour cela, en attendant… Tu vas rejoindre les Gardes du Croc, sous ma tutelle, mon vote. »
Iro déchante à l’annonce, son objectif s’éloigne, recalée à l’étage d’en dessous.
« Course à pied, renforcement musculaire, maniement de l’épée, et surtout… maintenir la propreté du Croc, seront ta routine. Allez suis-moi, je vais te faire une visite détaillée du quartier des Gardes, là où mêmes des Architectes n’en connaissent les recoins. »
Tandis qu’Avos avance vers l’escalier descendant, Iro est en train de crier à l’aide intérieurement. Elle supplie que Wazo viennent à son aide, dévalant de l’escalier menant aux Hauts Quartiers, comme si les rôles s’étaient inversés. En vain, sous la relance d’Avos, elle le suit, et y voit une autre lueur se dessiner sur ce chemin.
Convaincue qu’elle a encore beaucoup de choses à apprendre pour ne plus être prise au dépourvu, beaucoup d’atouts à bâtir pour ne plus être esclave des évènements, beaucoup de marches à monter avant d’atteindre le sommet, elle s’engage vers le quartier de vies.