Chapitre 38 - Un consensus perfide

Dans la citadelle de Garnel Asage.

Derrière la porte de la cellule à travers le passe-plat, Loris avait assisté à la mort de Sonfà. Il pensait avoir tout vu mais ne comprenait rien ! Il avait vu Manon se figer sans dire un mot, comme si elle avait eu une absence. Puis, comme si de rien était, elle était revenue à elle, quelques minutes plus tard, avec quelque chose dans les mains. Perturbé et troublé, il se précipita pour ouvrir la porte et voir Manon de plus prêt.

_ Qu’est-ce que tu as autour du coup ?

Au moment où il était rentré, le telsman de Gaultier avait disparu. Avant que Manon n’eût le temps l’enlever, il avait fusionné avec le siens pour n’en former qu’un seul aux yeux de tous.

_ J’ai cru que tu avais deux telsmans. Je t’ai vu mettre une cornaline à ton cou, j’en suis certain ! Gronda Loris.

_ Vous délirez. Votre nouvelle promotion ne vous sied guère on dirait, plaisanta Manon en constatant de ses mains l’absence de l’amulette de Gaultier.

L’esprit confus, Loris referma la porte et quitta la chambre aussi vite qu’il était rentré en emportant avec lui le corps sans vie de Sonfà. Il n’aimait pas côtoyer Manon et c’était réciproque. De toute façon, il y avait plus important que d’analyser ce qu’il avait cru voir. Il était certain d’avoir entendu Manon parlait de Vikthor avec Sonfà et elle avait mentionné sa possible présence dans la capitale.

Une fois seule, Manon remarqua que sa pierre de Sélénite avait également disparu de son front. Elle semblait aller et venir selon son bon vouloir, comme si elle avait une conscience indépendante à la sienne. Manon prit également le temps d’enlever son telsman afin de mieux l’observer. C’était très discret mais sa chaine en or était parsemé de point blanc et sa topaze impériale quant à elle était tacheté de légères traces orangées.

_ C’est si subtil, souffla Manon.

_ Manon ? Que s’est-il passé ? Comment va Sonfà ? tambourina Solenne sur le mur qui la séparait de sa sœur.

_ Elle est morte… murmura Manon.

Entre temps, Manon avait l’impression d’avoir vécu mille vies. Elle était à bout de force et en même temps dans l’expectative. La jeune Kalokas prit alors le temps de s’expliquer avec sa sœur.

_ Elle était malade, le père d’Andzrev a encore frappé. Elle était déjà mourante quand Loris l’a jeté sur le sol de ma chambre, débuta Manon dans le telsman de sa sœur.

_Oh mon Dieu, pourquoi t’infliger cela ? S’alarma Solenne.

_ Pour me punir, encore et toujours. Elle m’a remercié d’avoir tenté de l’aider… J’aurais tellement voulu faire plus. Je crois que père aussi. Apparemment, il a tout fait pour qu’elle leur échappe mais comme moi cela n’a pas suffi. Je ne crois qu’aucun de nous n’est doué pour mener à bien une rébellion.

_ Je le reconnais bien là. Andzrev aura beau dire ce qu’il veut sur lui, notre père est quelqu’un de bien. Il n’a jamais fait passer sa petite personne avant les autres, il l’a prouvé avec Sonfà. Il serait fier de toi aujourd’hui Manon, surenchérit Solenne.

_ J’espère que tu as raison. Sonfà était innocente, elle ne méritait pas ça. Elle m’a même permis de contacter Vikthor. Tu te rends compte, il a fait tout ce chemin pour nous ! Aujourd’hui, il est à Kentrony. Je pense que papa est derrière tout ça également.

_ Tu as pu lui parler ? Tu penses vraiment qu’il va pouvoir faire quelque chose pour nous Manon ? S’emballa Solenne.

_ Je ne sais pas, je l’espère. Je ressens quelque chose à chaque fois que nous sommes en contact lui et moi. Sans comprendre pourquoi, j’ai l’impression qu’il fait partie de moi mais ce n’est pas tout. Quand Sonfà est morte, la vision de l’Elu des Hylés m’est apparu. Je l’ai vu comme je te vois quand tu es en face de moi ! Mon corps était là mais mon esprit était en face de lui.

_ Tu as vu Gaultier Kajut ? Qu’est-ce qu’il te voulait ? S’inquiéta Solenna.

_ Rien, il ne m’a pas appelé consciemment. Ses amis ont été déportés dans l’un de ces nouveaux camps. Garnel détient donc l’homme qu’il aime et ainsi il peut le faire obéir à tous ses ordres. Il préférait donc se donner la mort plutôt que d’être un pantin, expliqua Manon.

_ Et qu’as-tu faits, qu’as-tu dis pour lui ?

_ Je lui ai soufflé l’idée de faire ce que Garnel avait fait pour moi. D’enlever son telsman et de se faire passer pour un autre et il l’a fait. Je pense même qu’il a réussi, se réjouit Manon.

_ Tu en es sûre ? Qu’a-t-il fait de son telsman ?

_ Je ne sais pas comment c’est possible mais il me l’a donné. Il l’a donné à ma projection. Nous étions à des milliers de kilomètres et pourtant je sentais sa cornaline dans ma main. Je porte son telsman en ce moment. Il s’est comme mélangé au miens, Solenne. C’est grâce à la Déesse Namon et à sa Sélénite qui semble vouloir aller et venir sur mon front.

_ Peux-tu de nouveaux les séparer ? Se questionna Solenne.

Elle n’avait pas essayé depuis qu’elle avait constaté leur fusion. Manon se hâta alors d’enlever son telsman afin de mieux l’examiner. Concentrée, elle toucha l’un des points blancs sur le maillage de sa chaine en or jaune. Pris d’une légère décharge électrique, elle s’employa à essayer de les séparer.

_ Oui, je le peux. J’arrive à les désunir mais dès que je lâche il ne redevienne qu’un ! Solenne c’est incroyable, s’extasia Manon.

_ Tu devras les séparer quand tu auras retrouvé Gaultier. Tant que ce n’est pas le cas, c’est à toi de protéger ce secret. Manon tu es exceptionnelle. Ce n’est pas pour rien si Namon t’a choisi. Je pense qu’un jour tu bénéficieras pleinement des pouvoirs de sa Sélénite mais pour le moment tu dois te contenter de ce qu’elle te donne, la conseilla Solenne.

Leurs discussions secrète fût alors interrompu par l’ouverture du verrou de la chambre de Manon. Face à elle se tenait le ministre ganté, tout de noir vêtu. La mine grave, il l’invitait à le suivre.

_ J’aimerais discuter un peu avec vous avant mon départ, allons-y.

Manon le suivi sagement, elle n’avait plus très envie de le défier. C’est un maître dans l’art de la manipulation. Elle avait beau essayé, elle ne lui arrivait même pas à la cheville. Pas encore du moins. Dans la grande salle de réception vide où se trouvait son trône, il avait fait amener thé et petits gâteaux.

_ Vous pensez que ces douceurs suffiront à m’adoucir ? L’interrogea Manon en s’asseyant en face de lui.

Le rire franc mais doux que lui répondit Garnel fût une surprise pour elle. Il avait l’air de bonne humeur et donc presque humain.

_ Non ma chère. Mais essayons de passer un bon moment malgré tout. Cela vous convient ?

_ Où comptez-vous partir ? L’interrogea Manon après avoir acquiescé à sa question.

_ Pas très loin, des affaires urgentes m’attendent au sein du conseil et je vais y séjourner quelques jours à peine. Nos nouvelles fonctions demandent beaucoup de dévouement.

_ Loris va partir lui aussi, pour s’occuper de ces camps ?

_ Non, il a ma confiance pour garder la maison en mon absence.

_ Je vois. Il est intelligent de laisser un chien de garde pour assurer vos arrières oui, s’amusa Manon en remarquant l’entrée de Loris dans la pièce.

_ Vous rigolerez moins quand le chef de meute sera parti ! Argua Loris en mimant un aboiement féroce.

_ Cessez donc vos brimades, le coupa Garnel. Mon frère m’a appris que Sonfà vous aurez révélé que Vikthor était dans les parages ?

_ Peut-être bien, je ne sais pas. Elle délirait beaucoup. Je ne vois pas trop en quoi cela me concerne, répondit Manon.

_ On dit qu’il viendrait pour vous et…

_ Il ne me connait même pas ! l’interrompit Manon.  

_ Très bien, dans ce cas vous ne verrez aucun mal à ce qu’on le traque jusqu’à l’amener au pilori, rétorqua Garnel.

_ Je n’y verrais aucun bien non plus, surenchérit Manon en haussant les épaules.

_ La décision ne lui appartient pas Garnel ! Il faut le tuer ! Il est vaillant et fort. Je connais ton obsession pour épargner les Elus mais les Physés semblent guider et par Vikthor et par Bénédit. Les deux semblent déjà si insaisissables, ce serait une erreur de laisser filer le jeune homme, crois-moi ! s’empourpra Loris.

_Vous allez donc tuer tous ceux qui se portent en leader des rouges. Sonfà, maintenant Vikthor puis Bénédit ? C’est vraiment cela votre plan ? Quand on coupe la queue d’un lézard, elle repousse.

_ Je vous écoute Manon, que me proposez-vous ?

_ Cette chienne n’a pas son mot à dire ! Elle devrait déjà être morte maintenant qu’on a renversé les Yeghes. Laisse-moi la tuer sur le champ !

_ Cela suffit Loris ! Tais-toi ! Tu n’es pas payé pour penser ! Maintenant, prévoie l’attaque de Mÿrre pour les futures déportations et laisses nous. C’est un ordre ! Immédiatement Loris, gronda Garnel rouge de colère.

_ J’ai votre attention ? Pourquoi préférez-vous m’entendre plutôt que votre frère ?

_ Demi-frère. Parce que vous avez presque faillit réussir à annuler mon coup d’état, ricana Garnel.

_ J’ai pourtant lamentablement échoué.

_ S’il n’y avait pas eu l’intervention de Mme Görtstik vous auriez réussi. Je pensais vraiment que vous aviez manipulé Tomàs pour moi. Elle a eu l’intelligence de se méfier de vous et de mettre les Yeghes sous surveillance. A l’instant où Tomas est sorti comploter contre nous, il en était fini de votre manège, expliqua Garnel en buvant sa tasse de thé.

_ J’ai bien réussi à lire dans leurs pensées comme vous l’aviez suggéré. En revanche, je n’ai jamais tenté de les influencer pour vous. Je n’ai pas réussi à m’y résoudre. Peut-être que si je l’avais fait ils seraient encore tous vivants.

_ Surement pas ! Une fois qu’ils auraient abdiqué pour nous laisser régner seul, nous avions plus ou moins le même plan : mort ou exil. Vous avez au moins permis la fuite de six d’entre eux dont leur leader. Réjouissez en vous, le rassura le ministre.

_ Dans tous les cas les dés étaient pipés… souffla Manon. Ma seule chance aurait été de m’en prendre à cette femme. Si je l’avais manipulé en plus de communiquer avec les Yeghes, nous aurions réussi ou du moins j’aurais vraiment mis à mal votre jeu.

_ Oui ! Vous avez raison. Elle était la clé de votre réussite sans que personne ne le sache. Sacrée Mme Gorstik ! Bien que je ne la porte pas dans mon cœur, elle m’aura été très utile sur ce coup-là ! plaisanta le ministre.

_ Je me demande bien qui vous aimez de toute façon Monsieur Asage ! plaisanta Manon en soufflant sur son thé encore bouillant.

_ A part vous Manon ? Personne, vous avez raison. Alors, vous qui avez aussi mon écoute, que me proposez-vous pour Vikthor ? se hâta Garnel face à la kalokas rougissante.

_ Alors, euh, si j’ai bien compris, euh, commença Manon en essayant de garder son calme. Si j’ai bien compris, vous exilez ceux qui s’opposent à vous. Sauf les Elus, c’est bien cela ? Parce que vous voulez vous servir d’eux pour mettre à genoux le reste des Siréliens. Vous ne souhaitez pas tuer ou déporter tout mon peuple car vous voulez aussi vous servir de nous. J’ai raison n’est-ce-pas ?

Garnel ne prit pas la peine de répondre mais lui fit signe de continuer à expliquer ses théories.

_ Bien. Dans ce cas, il vous faut des hommes et des femmes solides vous permettant de fonder une civilisation plus riche, plus forte et selon vous plus prospère. Je présume que vous voulez vous servir des dons pour faire du Nouveau Monde un royaume luxueux où rien ne manque et où l’on vit longtemps. Vous ne savez pas quoi faire de Vikthor car même s’il est l’Elu des Physés, vous n’avez pas grand-chose contre lui. Vous venez de tuer l’une de ses amis, il ne vous reste que sa sœur mais au vu du chemin qu’il a fait pour venir vous affronter vous n’êtes pas sûre que Sophya Peyrache suffise à le faire plier.

_ En effet, je pense que ce physé a une volonté de fer. Je lui ai déjà prise son âme sœur et sa meilleure amie et pourtant il ne recule pas. S’il meurt, son peuple sera déboussolé et je serais plus apte à manipuler celui qui viendra prendre sa place. Qu’un autre Elu soit intronisé, ou que Bénédit reprenne son rôle m’importe peu, je suis certain que dans tous les cas son remplaçant sera plus docile mais qu’en pensez-vous ? la coupa Garnel.

_ Vous allez donc tout jouer sur une supposition ? Bénédit a lui aussi déjà perdu beaucoup, si vous lui prenez son successeur, il n’aura vraiment plus rien à perdre à continuer à se rebeller contre vous. C’est quand on n’a plus rien à perdre qu’on est dangereux selon vous. Tuer Vikthor n’est pas solution. Vous devriez prendre le problème autrement, suggéra Manon.

_ Très bien et qu’est ce je fais de lui alors ?

_ Si Vikthor est assez téméraire pour vous empêcher de soumettre son peuple en exécutant vos ordres, inversez le chantage. Vous pensez que vous ne tuerez jamais assez de personne pour qu’il vous écoute ? Capturez-le et menacer son peuple de le tuer si les physés ne se soumettent pas.

_ Utilisez l’amour du peuple pour son Elu et non l’amour de Vikthor pour son peuple. C’est une très bonne idée. Qu’en tirez-vous de me suggérer ça Manon ?

_ En toute honnêteté ? Un meurtre de moins. Au vu de votre emprise sur le peuple, sur notre administration politique, il y a des chances pour que vous arriviez à vos fins quoi qu’il arrive. Si je peux éviter la mort d’un Elu, je m’en sentirais que mieux, avoua Manon.

_ Très bien, sur ce coup-là, je vais vous suivre. Bientôt nous les feront venir à nous si tel est votre souhait !

_ Vous avez dit nous les ferons venir ? Nous qui ? S’inquiéta Manon.

_ Oh, je ne vous ai pas dit ? Il est accompagné de votre frère. Ce bon vieil Arthur. Il sera lui aussi bientôt parmi nous. Il ne sera qu’un gage de sécurité en plus pour votre dévouement. A la moindre tentative de fuite avec Vikthor vous n’aurez plus une personne à protéger mais deux. Solenne sera contente de partager sa position d’otage avec son frère ainé. J’en suis certain, expliqua Garnel.

Sans le savoir Manon venait de mettre son propre frère en danger. Elle s’était crue maligne en protégeant la vie de Vikthor ainsi mais sans intervention peut être qu’Arthur leur aurait échappé. Bientôt le ministre allait avoir encore plus d’emprise sur elle. Elle s’était sentie en confiance, rassurée par ses belles paroles. Pourtant là encore elle s’était voilé la face.

_ Ne m’en voulez pas Manon. Mon frère, en proie à la folie, a demandé leurs morts. A tous les deux. Le fils ainé comme le jeune Elu. Nous venons de leur accorder un peu de répit, vous et moi.

_Depuis peu, vous parlez comme si vous me protégiez. Je vous rappelle que c’est vous qui êtes venu m’enlever, que c’est de votre faute si j’attise la haine de Loris. Arrêtez de faire semblant d’être de mon côté ! C’est vous le mal ici, uniquement vous.

_ Oh mon enfant, tu apprendras bien trop tard que le mal est partout. Vous n’y pouvez rien ! Cependant j’ai toujours été transparent avec vous, plus ou moins. Vous savez ce qu’il faut craindre de moi mais vous devriez vous méfier de ceux à qui vous accordez votre confiance aveuglement. Là dans l’ombre, on réclame votre jolie tête. Contrairement à ce que vous pensez, je suis la seule personne qui fait en sorte qu’elle reste à son cou. Grandissez un peu Manon, rien n’est tout noir ou tout blanc dans notre monde. Même pas vous.