L’émotion de la veille avait été remplacée par de l’hyperactivité. Ma mère courait littéralement partout. Il était 7h15, je venais de me doucher, Éric était dans la salle de bains et allait descendre à son tour. Mon père tentait de canaliser son épouse avec son flegme habituel, qui n’avait sur elle qu’une efficacité très relative. Je m’assis à la cuisine, attendant Éric pour le petit-déjeuner.
-Maman, assieds-toi deux minutes.
Le miracle se produisit : elle posa ses fesses sur la chaise en face de moi.
-Ça s’est passé comment hier soir ?
-T’as trouvé les cadavres, les sangliers et les seringues qu’on a planqués dans la piscine ?
-…
-Ok, c’est pas le jour pour le second degré. Oui ça c’est bien passé.
-J’ai trouvé un joint sur le trottoir.
-Je ne félicite pas tes voisins.
-Léa…
-Détends-toi maman, ça c’est vraiment très bien passé.
-D’accord.
-Bonne soirée, pour vous ?
-On a joué au bridge.
-Cool.
Ma répartie sous forme de quasi onomatopée fit sourire ma mère.
-Charlotte était contente de sa fête ?
-Ravie. Y’avait une excellente ambiance et elle a eu plein de cadeaux.
-Tant mieux. Ça a l’air d’aller pas mal aussi avec Loïck.
-Bah c’est son copain, quoi…
-Oui, oui, j’ai vu.
Éric entra dans la cuisine, ce qui empêcha ma mère de tenter une formulation de la question qui lui brûlait les lèvres.
Nous avalâmes un grand bol de café, un jus de fruits et une tartine, en papotant avec elle et mon père, qui nous rejoignit. Puis il fut temps de se mettre au travail. Éric aida ma mère à ranger les derniers vestiges de la fête de la veille, et mon père partit chercher du papier cadeau dans son bureau, pendant que je sortais la chauve-souris du coffre où elle avait passé la nuit.
-Nous voilà bien, dit-il.
-Pas de papier ?
-Si, mais…
-En lui repliant les ailes, non ?
-Oui mais t’as vu le volume ?
-Ça ne va pas être le plus beau paquet cadeau de l’année, c’est sûr …
-Attends.
Il partit dans la cave d’où il remonta un énorme carton qui avait visiblement abrité le four encastré qu’ils avaient changé pendant l’hiver.
-Pas con.
-N’est-ce pas ?
J’enfermai Batman dans le carton, ailes repliées, après avoir vérifié que l’intérieur était propre. Au moins, nous pouvions maintenant emballer correctement le cadeau sans avoir à gérer sa forme bizarre et sa contenance molle. Le rouleau entier y passa.
-Ficelle ?
-Attends.
Mon père partit ce coup-ci à la cuisine d’où il revint avec un magnifique ruban bicolore gris et rouge qui avait été enroulé autour d’un plateau apéritif que ma mère avait commandé au traiteur du coin. Nous ne pouvions faire le tour complet du gigantesque carton avec ça, mais ça permettait au moins d’avoir un élément décoratif sur la face du dessus.
-Ça a de la gueule, non ?
-On est des champions, ma fille.
Il n’y avait finalement pas tant que ça à faire dans la maison. Un peu avant dix heures, quand mon père et moi partîmes en voiture pour la pâtisserie du village, tout était presque prêt. Éric avait été affecté à la préparation de l’extérieur. Après deux semaines de beau temps, la météo annonçait le retour de l’hiver et de la pluie pour le lendemain, mais la journée promettait d’être belle et douce. Le buffet de l’apéritif aurait donc lieu dehors, sur la terrasse et dans le jardin. Je lui fis un bisou et partis en voiture, mon père me laissant le volant.
-Alors finalement, elle a accepté qu’il y ait deux gâteaux ?
-Tu rigoles, il y en a trois.
-Mais on sera combien ? Y’a de la famille que je ne connais pas, vous avez adopté un orphelinat entier … ?
-On sera une vingtaine.
-Oui, remarque, ça fait trois gâteaux.
-Il a l’air très bien, ton ami.
-Mais il EST très bien.
-Ta mère en a fait des tonnes, hier, mais c’est vrai que tu vas mieux.
-Mieux ?
-Oui, mieux qu’à l’automne et cet hiver.
-D’accord, mais tu le dis d’une drôle de façon.
-Je ne te sens pas totalement… bien.
-Non ?
-Je me trompe peut-être.
-Que sens-tu ?
-Je n’en sais rien. Tu es un peu sur la défensive.
-Avec maman ?
-Par exemple. Ce n’est pas du tout un reproche, je sais qu’elle peut être pénible. Mais je trouve que tu la prends avec un peu moins de distance, ces derniers temps. Rien de grave, ça ne lui fait pas de mal d’être bousculée dans ses certitudes et son stress…
-… mais tu de demandes pourquoi je suis subitement comme ça.
-Voilà.
-Je vais bien, papa. Vraiment.
-D’accord, ma belle. Tant mieux, alors.
Les trois Saint-Honoré étaient magnifiques. Chacun comportait une plaque en pâte d’amande délicatement déposée entre les choux glacés au caramel, sur la somptueuse crème fouettée, avec trois mentions écrites à l’encre chocolatée : HEUREUX sur la première, ANNIVERSAIRE sur la seconde, et CHARLOTTE sur la troisième. Le personnel de la pâtisserie dont ma sœur et moi avions régulièrement dévalisé les devantures, se chargea de déposer avec précaution les cartons capitonnés dans le coffre de la voiture enfin vide. Après un trajet retour à trente à l’heure, nous arrivâmes à la maison juste avant 11 heures. Charlotte était attablée dans le jardin devant une tasse de thé vert. Déjà vêtue d’un jean bleu délavé et d’un chemisier rouge, elle était à la fois pâlotte et semblait nerveuse. Quand elle me vit passer, l’un des cartons dans les mains, elle me fit un clin d’œil. Un regard alentour me convainquit que la maison était prête. Maman ayant prévu un apéritif prêt à servir, elle n’avait qu’à gérer le plat principal, dont j’ignorai d’ailleurs la nature. Nous avions bien travaillé, et maman, qui disposait quelques dernières décorations sous l’auvent de la terrasse, semblait plus détendue.
Mon père échangea quelques mots avec Charlotte, lui fit un baiser sur le front et descendit à la cave. Éric était monté dans ma chambre. Je le vis par la fenêtre, et l’invitai à descendre. Il me fit un signe, et je traduisis qu’il arriverait dans dix minutes. Sans vraiment comprendre pourquoi il se donnait ce délai, je retournai au jardin où maman s’était assise à la petite table, à côté de Charlotte qui buvait son thé par minuscules gorgées. Ma mère interrogeait sa fille de dix-huit ans moins un jour.
-Tu es certaine que tu ne veux pas manger un petit quelque chose ?
-Non c’est bon maman, on va avoir ce qu’il faut, niveau bouffe, dans pas longtemps.
-Tu as une petit mine, c’est pour ça que je te le propose.
Je m’assis à côté de Charlotte. Je me sentais nerveuse aussi. Quelque chose n’allait pas. Ou plutôt, quelque chose se dessinait, comme un mirage sur une route un jour de canicule.
Les pièces du puzzle s’assemblèrent d’un seul coup lorsque je vis Charlotte sortir une plaquette contenant vingt-et-une petites pilules blanches. Sûre d’elle, et calmée par le début du show, comme un acteur de théâtre voit son trac disparaître au moment où le rideau se lève et qu’il déclame la première réplique, elle fit tomber une pilule dans le creux de sa main et l’avala d’une gorgée de thé au jasmin. Les dix secondes de silence qui suivirent furent insoutenables. Mon sens de la dérision eut raison de ma patience.
-T’es bien sûre que c’était par voie orale ?
Charlotte faillit s’étouffer avec la gorgée suivante et éclata d’un rire nerveux, bavant du thé par la bouche et même par les narines. La pauvre avait avalé de travers.
-Putain t’es trop conne, merde, je m’en fous partout, me reprocha-t-elle pour la forme, soulagée et reconnaissante d’avoir fait diversion.
Je jetai un coup d’œil en direction de ma mère. La première salve partit.
-Mais Charlotte, depuis quand prends-tu … cette … pilule ?
-Depuis une minute.
-Et tu comptais nous en parler ?
-Oui, la preuve, c’est ce que je fais.
-Non, là tu me mets devant le fait accompli.
-Je comptais t’en parler, pas te demander l’autorisation de la prendre.
-Mais tu n’as pas encore dix-huit ans, à ce que je sache, et…
Charlotte la coupa. Ma mère n’y était pas habituée.
-… et je n’ai pas eu besoin d’être majeure pour avoir une ordonnance.
Je posai ma main droite sur la cuisse gauche de ma sœur, sous la table, l’invitant à l’apaisement. Son but était de parler, et non de déclarer la guerre. Je ne savais que trop bien qu’en face de ma mère, les deux attitudes pouvaient avoir une fâcheuse tendance à fusionner. En particulier quand on abordait des sujets difficiles, et en particulier quand on a dix-sept ans. Charlotte cumulait tous les risques. Je ne voulais pas qu’elle se reproche ensuite d’avoir mal géré un dialogue aussi important pour elle. Elle était intelligente, et elle comprit le sens de mon geste.
-Maman, c’est pas super facile de parler de ça avec toi. Mais là je le fais. En prenant la toute première. Je ne te le dis pas au bout de six mois.
-Excuse-moi, Charlotte. Je sais que je ne te facilite pas toujours la tâche.
-C’est bon, fais-moi simplement confiance. Dix-huit ans ou pas.
-Mais pourquoi me le faire comprendre ainsi ? Et ton père ? Et pourquoi avec ta sœur pour témoin ?
-Papa est au courant, je lui ai dit tout à l’heure.
-Tu y vas un par un, donc.
-Et j’avais envie… besoin… que Léa soit là.
-Tu es au courant aussi, demanda ma mère en me regardant ?
-Oui, elle l’est, mais il n’y a rien contre toi, maman, j’essaye juste de te parler, là, je ne t’ai rien caché de spécial, essaye de m’écouter au lieu de te sentir attaquée.
Notre mère n’avait pas vu grandir sa fille cadette, qui venait de lui parler en adulte. Elle se détendit. Un peu.
Votre fille a vingt ans, que le temps passe vite
Madame, hier encore, elle était si petite
Et ses premiers tourments sont vos premières rides
Madame, et vos premiers soucis
-Très bien Charlotte. J’essaye juste de comprendre pourquoi tu en parles là, maintenant, comme ça.
-C’est le soulagement.
-Le soulagement de nous en parler, demanda ma mère ?
-Non… Le soulagement d’avoir eu mes règles ce matin.
Et ma mère se prit le dos de la main deux minutes après avoir eu droit à la paume. Elle me regarda, comme pour demander de l’aide. Les rouages du mécanisme crépitaient encore dans sa tête, un peu comme dans ces bandes dessinées où tout à coup une ampoule s’allume au-dessus de la tête d’un personnage quand l’idée importante finit enfin par s’imposer.
-Tu craignais d’être enceinte ?
-Il y avait un risque.
-Mais Charlotte, même sans pilule, comment dire…
-Accident de capote.
Ma mère porta ses mains devant sa bouche. Le mot « capote » était visiblement l’équivalent de l’ampoule. Charlotte poursuivit.
-J’ai pris une pilule du lendemain, au lycée, quand c’est arrivé. Mais je ne pouvais pas être sûre que ça irait, avant… ce matin.
Elle avait formulé cette allusion en tournant la tête vers moi, révélant par son langage corporel que je n’étais pas étrangère à ce qui s’était tramé quand le fameux accident de capote s’était produit. Elle atteignait les limites de ce qu’elle pouvait narrer sereinement. Je passai mon bras autour de ses épaules et ouvris enfin la bouche, ma sœur m’ayant plus ou moins passé le relai.
-Elle a été super. Elle n’a rien fait à la légère, elle n’a juste pas eu de bol, mais a su réagir.
-Tu étais au courant de tout ça, me demanda ma mère, avec émotion mais sans animosité.
-Oui. Parce qu’elle avait besoin d’en parler. Et que c’était un petit peu plus facile avec moi, surtout dans un moment d’angoisse.
-C’est normal, oui, je suppose… vous êtes très proches.
-Et ce sont des sujets compliqués à aborder avec ses parents, tu comprends ?
-Oui, tu as raison.
Ma mère inspira. La phrase qui suivit lui coûta, mais elle sonnait vrai. Elle était sincère.
-Merci d’avoir su me le dire, Charlotte. A ta façon, un peu théâtrale, mais que je respecte.
-Je vous laisse, dis-je simplement en me levant.
Chacun de ses vingt ans pour vous a compté double
Vous connaissiez déjà tout ce qu'elle découvre
Vous avez oublié les choses qui la troublent
Madame, et vous troublaient aussi
Je n’avais plus ma place dans ce moment entre Charlotte et sa mère. J’allai retrouver mon père, dont j’avais compris qu’il attendait un signal, de détresse éventuellement, pour remonter.
-Ça y est, elle lui a dit ?
-T’es au courant depuis quand, dis donc ?
-Elle m’a raconté ça ce matin. Quand ta mère est descendue dans la cuisine, elle a sorti la tête de sa chambre et m’a dit qu’elle voulait me parler. Éric et toi dormiez encore.
-D’accord !
-Elle m’a expliqué ce qui s’est passé, qu’elle t’avait appelée, que tu étais venue, enfin toute l’histoire… Et puis surtout qu’elle ne savait pas trop comment en parler à Véronique.
-C’est fait.
-Et alors ?
-Pas trop mal.
-Vraiment ?
-Oui, oui, des deux côtés il y a eu un bel effort.
-Je ne t’ai rien dit dans la voiture ce matin, parce que Charlotte voulait gérer ça toute seule… Je n’avais pas trop envie d’en parler avant qu’elle ait réussi à installer le dialogue.
-Elle a eu raison.
Je montai enfin voir Éric.
-Alors toi aussi tu savais ?
-Oui. Charlotte m’a coincé dans l’escalier, quand elle s’est levée. Elle m’a dit la bonne nouvelle.
-Quel soulagement !
-Oui, elle m’a dit aussi qu’elle l’avait déjà raconté à votre père et qu’elle préférait attendre que tu sois de retour pour attaquer avec votre mère.
-C’était à double tranchant comme idée.
-Ça a donné quoi ?
-Elles s’en sortent bien toutes les deux.
Éric descendit avec moi. Maman nous croisa avec un sourire un peu las mais chaleureux. Elle me retint par l’épaule.
-Léa…
-Oui ?
Éric s’éclipsa. Le pauvre avait mis les pieds dans un psychodrame familial d’une toute autre nature que celui que jouaient ses parents, mais qui n’était quand même pas très confortable pour lui. Sa volonté d’être à la fois discret et présent était manifeste et pleine de tact.
Maman porta sa main sur ma joue.
-Merci d’avoir pris soin de ma fille. Elle m’a un peu expliqué… C’est plus clair dans ma tête, là !
-C’est bien.
-J’ai deux filles formidables.
-Je ne te le fais pas dire !
On la trouvait jolie, et voici qu'elle est belle
Pour un individu presqu'aussi jeune qu'elle
Un garçon qui ressemble à celui pour lequel
Madame, vous aviez embelli
Il était temps de passer à autre chose.
Des grands-parents, des oncles et quelques cousins et cousines, tous plus âgés que Charlotte et moi, arrivèrent peu à peu. Nous ne vivions pas dans une ambiance familiale fusionnelle et, si nous nous rencontrions occasionnellement, les diverses branches vivaient éparpillées, assez loin pour certaines, ce qui rendait les retrouvailles de ce type délicates à organiser. D’ailleurs, certains membres de la famille n’avaient pu venir et ne marquèrent leur présence que par une carte, et une participation au cadeau commun.
Charlotte fut recouverte de baisers et de félicitations en tous genres. Elle fit cinq ou six fois le point sur son bac, ses études à venir, ou en tout cas espérées, et quelques téméraires l’invitèrent même à parler de son petit ami, qui devait forcément exister, quand on est une jeune fille aussi belle … En effet, il existait, et il n’avait jamais été aussi présent implicitement que ce matin.
A l’apéritif, elle ouvrit une enveloppe monumentale qui contenait une carte d’anniversaire et un bon d’achat d’une valeur de deux mille cinq cents euros pour le rayon photo de la Fnac. Elle s’était attendue à un joli cadeau, mais le montant fut un choc. Elle passa dix minutes à expliquer ce qu’elle allait acheter, quel boitier avec quelles optiques, ainsi qu’un pied pour les photos de nuit, et fit quelques derniers clichés avec la vieillerie qui allait pouvoir redevenir l’appareil de mes parents. Le repas fut un grand classique des réunions de famille, alignant ses souvenirs amusés, ses petites rancœurs, sujets qui fâchent que l’on se promet toujours d’éviter mais qui reviennent sans cesse, ses éclats de rire un brin forcés, et ses promesses de se voir plus souvent. Charlotte était passée au second plan, comme si la famille était l’essentiel, et l’occasion un simple prétexte. Elle s’en accommoda très bien, et la conversation se fit rapidement à trois entre elle, Éric et moi.
Il était déjà 15h30 quand, accompagnant mon père, j’allai chercher les Saint-Honoré pendant que ma mère disposait dix-huit bougies sur les deux immenses tables installées sur la terrasse, sur laquelle nous avions finalement passé tout le repas. Les chansons de circonstance retentirent et un grand-père ouvrit trois bouteilles de champagne. J’en profitai pour m’éclipser dans le bureau, d’où je revins avec un paquet qui eût pu contenir les trois gâteaux que ma mère tentait de découper en parts équitables sans flinguer ni les choux, ni la crème fouettée, ni les décorations. Mon arrivée fit sensation et tout le monde se tut.
-Ma Charlotte, j’ai plein d’images de toi, étalées sur dix-huit ans. Chacune est émouvante et précieuse. Mais celle-là est peut-être la plus emblématique de ce que j’ai réussi à supporter pour toi. Je t’aime.
Des applaudissements retentirent et, intriguée, Charlotte se leva pour trouver une ouverture dans les innombrables lignes de ruban adhésif qui maintenaient le papier sur le carton. Attentive à ce que je venais de dire, et qui résonnait dans notre complicité, elle mit en garde les invités qui observaient avec curiosité le déballage du paquet mystérieux.
-Faites gaffe, elle est cap de m’avoir acheté une meute de chauve-souris.
Elle fut la première à comprendre, en ouvrant le paquet par le dessus, et se jeta dans mes bras.
-Oh putain !
Je la serrai très fort, les yeux humides. Notre émotion fut communicative, et l’assemblée attendit avec respect que notre câlin fût terminé pour enfin découvrir ce qui se cachait dans ce carton qui, malgré la taille de mes jambes, m’arrivait aux hanches. Charlotte sortit la peluche dont les ailes se déployèrent d’elles-mêmes en quittant leur abri. L’effet de surprise était parfait. Une chauve-souris en peluche n’est pas chose commune, mais de cette taille, c’était du jamais vu. J’avais moi-même douté qu’un tel modèle existât et, pendant mes recherches, il m’avait fallu contacter des magasins spécialisés et leur faire chercher un ancien modèle dans d’improbables stocks d’invendus. Cela en valait la peine. Un tonnerre d’applaudissements salua l’idée, et Charlotte fit le tour de la table pour que chaque membre de la famille puisse adouber le nouvel arrivant. Elle le déposa finalement sur sa chaise, entre Éric et moi, vint s’assoir sur mes genoux pour engloutir sa part de Saint-Honoré, et en profita pour m’embrasser longuement sur la joue.
-Heureusement que Léa a quitté la maison, car il faudra bien une pièce entière pour caser ça. La chauve-souris prendra ta chambre.
Une fois n’était pas coutume, ma mère venait de déclencher l’hilarité générale.
Ils se font un jardin d'un coin de mauvaise herbe
Nouant la fleur de l'âge en un bouquet superbe
Il y a bien longtemps qu'on vous a mise en gerbe
Madame, le printemps vous oublie
La journée se termina tranquillement, les convives partant les uns après les autres pour faire la route sans rentrer trop tard. Éric et moi étions dans ce cas de figure : il nous fallait prendre le train qui nous ramènerait en ville en ce dimanche soir, et il y en avait peu. Nous partîmes avec mon père et Charlotte, qui souhaita nous accompagner jusqu’à la gare.
-Dis Léa, on va le choisir ensemble samedi, mon appareil photo ?
-Pourquoi pas, oui.
-Je te rejoins après le lycée, je serai là vers 13 heures, et je rentre en fin d’après-midi.
-Bonne idée, on va aller dévaliser la Fnac toutes les deux !
Ce rendez-vous pris, nous nous séparâmes et Éric et moi nous affalâmes dans le TER qui mettait fin à ce week-end épuisant mais épatant, au cours duquel nous avions traversé bien des émotions. Je guettai le contrôleur, espérant que ce serait le type du trajet aller. Mais non.
Bercée par les rails qui défilaient et me ramenaient vers Lola, je me rendis compte que celle-ci n’avait pas de rendez-vous pour le lendemain. Éric s’étant endormi, je jetai un coup d’œil aux nombreux appels et sms reçus sur le smartphone. Ce que j’avais espéré se produisit. Deux sms sur trente provenaient de clients que j’avais déjà massés. Ma petite clientèle d’habitués se formait au bon moment. Pascal m’avait envoyé un gentil texte. Il avait été mon tout premier client, il y a un mois et demi, lors de ma séance d’initiation en compagnie de Mélanie. Il m’écrivait avoir revu Alessia depuis, et avait désormais envie de me voir seule. Son sms datait déjà d’hier, mais j’y répondis en lui proposant de passer demain entre midi et deux. Enfin Thierry, le prof de fac que j’avais vu début mars et qui s’était éjaculé sur le menton, m’avait dans la matinée proposé un rendez-vous d’une heure pour demain de préférence vers 15 heures. Il me demandait également si, cette fois-ci, il aurait le droit d’envisager un body-body. Je souris à la lecture de sa requête, et lui répondis qu’il l’avait bien mérité. Puis je supprimai les autres sms de numéros inconnus, la plupart sans intérêt. J’écoutai ensuite la messagerie. Un certain Valentin voulait me sodomiser, Roger souhaitait que je lui marche sur le pénis avec des cuissardes, quelques courageux sans prénom exprimaient avec des mots choisis ce qu’ils pensaient de mes photos, lesquelles leur avaient servi, à les croire, dans quelque séance onaniste dûment motivée. J’étais ravie pour eux… Éric sortit de sa sieste alors que j’avais le portable collé à l’oreille. Craignant qu’il remarque que ce n’était pas le modèle habituel, je refermai ma main dessus et le rangeai précipitamment dans mon sac à mains.
-Déjà des nouvelles de Charlotte ?
-Non c’était Blake Lively, elle accepte le trio avec toi et moi.
-Des promesses, toujours des promesses…
Nous nous séparâmes après quelques instants de tram en commun, lui rejoignant sa chambre et moi mon studio, non sans avoir décidé de se voir mercredi. Je l’embrassai tendrement, heureuse de l’avoir à mon tour immergé dans ma famille. Je profitai du trajet en tram pour rallumer le portable de Lola. Pascal et Thierry avaient répondu positivement. Il me restait à trouver un client pour meubler le trou entre eux. Le portable sonna alors que je marchais en direction de mon immeuble dans le soleil couchant de la fin de journée.
-Oui, allo ?
-Bonjour je m’appelle Alexandre, j’ai une grosse trentaine d’années. Je vous appelle au sujet de votre annonce.
-Bonjour Alexandre.
-Quel sont vos tarifs s’il vous plait ?
-De cinquante à cent-vingt euros selon la durée et la tenue.
-Très bien. Pour une demi-heure entièrement nue, vous demandez combien ?
-Entièrement nue, non, mais une demi-heure topless c’est quatre-vingts euros.
-Qu’est-ce que vous avez comme disponibilités demain ?
-Je peux vous proposer 14 heures ou 14h15.
-14h15 oui c’est possible pour moi.
-Vous avez bien compris que je ne propose que du massage avec finition, et rien d’autre ?
-Absolument.
-Parfait, alors vous m’envoyez un sms dans la matinée pour confirmer et je vous envoie l’adresse en réponse.
-D’accord.
-A demain Alexandre.
-Bonne soirée.
Effectivement, c’était assez simple de boucler un planning d’une demi-journée raisonnable sans anticiper de plusieurs jours.
Je rentrai dans l’immeuble et toquai, au cas où, à la porte de Mélanie. Elle n’était pas chez elle. Je renonçai à dîner. J’avais déjà tellement mangé aujourd’hui que je pouvais faire l’impasse. Je pris une douche et me mis en pyjama, m’installant devant quatre épisodes de la saison 2 de Lost avant de tomber de fatigue et de me coucher, des images de Charlotte plein la tête, mais également d’Éric, dont j’avais tant apprécié l’attitude, l’humour et le tact pendant tout le week-end. Les propos de mon père me revinrent aussi. Il n’avait pas complètement tort. Sans être agressive, j’étais plus vive dans mes réactions, et j’avais de la peine à décider si c’était une bonne chose ou non. Éric aussi m’avait fait une remarque dans ce sens, à propos de ma mère : « tu aimes la provoquer ». Je m’étais plusieurs fois rendue compte que mes activités dissimulées avaient une incidence sur ma personnalité, et en particulier sur mon attitude face au sexe. Je n’avais jamais été une oie blanche pudique, mais je sentais bien que ma libido au sommet, et que ma relation avec Éric, bien que ne se résumant pas à cela, était intensément physique. J’avais jusqu’à présent considéré que cela tenait à l’extrême compatibilité charnelle qu’il y avait entre nous. Mais aurait-elle été la même, avec la Léa d’il y a un an ? De mémoire, et même si nous faisons très souvent l’amour avec Gaël, je ne me livrais pas ainsi dans ses bras, totalement impudique, je ne l’allumais pas dans les restaurants avant de faire l’amour dans des cages d’escalier, je ne cherchais pas les moindres de ses fantasmes pour en jouer et en jouir, je ne joignais pas le langage érotique à notre quotidien… Il était clair que mon attitude dans ma sexualité avait changé. Je me trouvais plus épanouie, et assumai d’aimer cela, et d’aimer faire tomber de plus en plus facilement les inhibitions. Mais si les massages avaient changé ma vision du sexe, il était donc possible que cette vie parallèle ait d’autres effets sur moi. Qui étais-je en train de devenir ? Et de quoi serais-je capable demain ?
Mais coupables jamais n’ont eu tant d’innocence
Aussi peu de regrets et tant d’insouciance
Qu’ils ne demandent mêmes pas votre indulgence
Madame, pour leurs tendres délits