Chapitre 39 : Le prix du marché

Dans la grange, l'odeur du sang séché s'était dissipée. Celle de la bile, des vomissements et de la moiteur, aussi. Les plaies avaient été recousues et les points finissaient de s'étioler. Hormis la mâchoire, aucun os n'avait été brisé et les hématomes les plus tenaces se diluaient sous la peau tannée de Viggo. En d'autres circonstances, la sorcière aurait éprouvé une certaine fierté.

Les onguents avaient considérablement œuvré à la guérison du blessé. Les grandes balafres barrant ses joues et son front avaient laissé place à de fines cicatrices, semblables à des rides à peine distinctes de celles qui plissaient déjà sa chair flasque. Avec précaution, Sygn souleva la frange qui lui voilait le regard et du bout du pouce, appliqua une pommade sur ses paupières. La finesse des membranes l'obligeait à une attention bien particulière mais cela ne l'impressionnait plus, désormais. Puis, elle se recula et verifia une dernière fois la symétrie de sa mâchoire.

Inconscient la plupart du temps, on ne pouvait dire de Viggo qu'il eût été un patient difficile. Bien moins que Loki ne le prétendait, en tous cas, lui qui se plaisait à dire que cette étable désertée demeurait le refuge des bêtes seulement bonnes à braire. Différentes méthodes, accusait Sygn, à qui il n'avait guère plu d'être une fois de plus relayée au rang de soignante dévouée à l'entretien de la lumière masculine.

Toutefois, elle nota de profonds changements chez Lokten, dont la cécité s’estompait nettement. Au fil des jours, sa troublante juvénilité s'était métamorphosée en une robustesse animale qui, depuis peu, se passait des pommes d'or pour subsister. Le dragon restait tapi dans ses yeux jaunes et fendus, mais ses bras, son torse, ses jambes et son dos présentaient une musculature ciselée, que l'on aurait cru construite par l'endurance. La nuit, Lokten s'asseyait auprès de Sygn, scrutant ses gestes lorsqu'elle préparait ses arcanes ou en appelait aux runes. En dehors de ces invocations, la sorcière ne parlait pas et elle n'avait, ni pour lui-même, ni pour Viggo, aucune tendresse superflue.

« Je suis désolé, dit-il un soir, étouffé par un sentiment inconfortable.

— Ce n'est rien. »

Sygn n'avait plus rien dit et Lokten, en comprenant qu'il n'obtiendrait rien d'autre, avait fini par quitter la grange.

Si Sygn n'avait rien répondu, c'est qu'elle doutait que Lokten fut capable de dire de quoi il était désolé. Il n'avait pas à l'être, au fond, et même s'il l'était, ce fut seulement de ne pas lui être suffisamment semblable pour la comprendre. Lokten n'était le semblable de personne et, replongeant dans son mutisme, Sygn se mit à douter de leur entreprise vers Vanaheim. Et si les Vanes le rejetaient, eux aussi ?

Les yeux voilés de larmes, elle essora le linge avec lequel elle rafraîchissait la peau de Viggo depuis le début de la nuit. Le soleil percerait bientôt les nuages et son tour s'achèverait là, dans le même silence. Cependant, cette rassurante routine fut troublée par un grognement.

Aussi laborieusement qu'un ours s'éveille au printemps venu, Viggo ouvrit les yeux. Son premier réflexe consista à lever ses bras gras pour éprouver la tension des cordes qui lui liaient les poignets à une poutre. Il faudrait aussi gommer ces marques-là, songea Sygn, qui ne laissait rien paraître de sa méfiance. Elle ne savait pas grand chose de Viggo. Seulement son nom et le fait qu'il eut croisé la route de Lokten. Qu'il portait une chemise sale, qu'il empestait le tabac froid et que son torse velu était déjà zébré de plusieurs cicatrices anciennes.

Malgré ses entraves, l'homme put tout de même s'ébouriffer les cheveux et se redresser, jusqu'à s'asseoir. Une couverture propre lui couvrait les jambes. Il voulut parler mais ne sut émettre qu’un sifflement desséché. Sygn lui rapprocha un gobelet d'eau qu'il but d'un trait. Les mains soudainement moites, la poitrine serrée, elle le fixait, interdite.

« Tu m'soignes p't-être, mais j'vous dénoncerai tous, la Sorcière.

  • Personne ne vous croira, répondit-elle en prenant grand soin de ne trahir aucun mouvement, aucun rictus.

— J'dirai qu'Solveig a ram'né un dragon ici. Son père, on l'a jamais eu, mais elle... Après ça... Le pacte qu'elle a passé avec le Fourbe, oui, elle paiera cher tout ça. Moi j'l'avais dit, qu'i' fallait tous vous conduire à not' Roi, lui, il aurait déjà fait planter vot' tête sur une pique et on s'rait bien plus tranquille comm' ça.

— Ce sont là des mots ingrats pour celle qui vous soigne et qui a lavé vos plaies. N'oubliez pas non plus que Loki e aurait pu choisir d’abandonner votre cadavre sur une plage. Les crabes se seraient repus de vos entrailles avant de nourrir celles de vos voisins. Heureusement pour vous, ce dieu que vous nommez Fourbe ne veut ni votre mort ni votre destruction. De vous, en particulier, il n'attend qu'un silence. Son erreur est peut-être de vous avoir cru suffisamment intelligent pour le comprendre.

— Un silence qui m' rendrait complice ! éructa Viggo dans un râle grossier.

— Complice de quelle cause ?

— D'la sienne ! »

Sygn se domina pour ne pas céder à la crainte, qu'elle avait juré ne plus jamais laisser gagner. Quelques instants durant, elle soutint le regard porcin de Viggo et ne reprit la parole, qu'une fois certaine d'avoir retrouvé suffisamment d'aplomb pour ne pas l'entendre se troubler :

« Alors parlez, Viggo. Faîtes entendre à tous, aux hommes, aux femmes, aux enfants, aux vieillards, qu'un dragon se trouve en ce moment-même sur vos terres. Expliquez-leur qu'il vit dans le corps d'un garçon qui a la moitié de votre âge et qui fait le tiers de votre carrure. Observez les visages se froncer lorsqu'ils réaliseront que vous êtes le lâche qui a couru sans combattre. »

Viggo se débattait très certainement entre sa haine et les restes d'un sommeil qui peinait à se dissiper – mais qui, Sygn s'en était assurée en lui resservant à boire, ne tarderait pas à l'engloutir à nouveau.

Acceptant l'expression hébétée de l'homme comme la seule réponse dont il était capable, elle finit de rassembler ses différents ustensiles. Avant de tourner les talons, elle consentit tout de même à remplir le gobelet sur la table de chevet. Viggo lui agrippa le poignet. D'un geste sec, il tira dessus et la fit tomber à genoux. Quelque chose se fracassa au sol.

« T'es la putain duquel ? beugla-t-il. D'la Bête ou du Fourbe ? Des deux, j'suis sûr ! »

Sygn ne bougeait plus. Ne respirait plus. Toute son attention se concentrait sur la futilité de ce liquide glacial qui imprégnait le bas de son pantalon. Cette chose qui s'était brisée, c'était la cruche. Des morceaux de céramique constellaient le sol de tranchants éclats.

« Toutes les mêmes, les sorcières, se gaussait Viggo en voyant les joues de la gamine flamber. Leurs pouvoirs, elles les choppent en écartant les cuisses, tout l'monde l’ sait ça. Elles font les malignes mais au final, sur le bûcher, elles couinent toutes pareil. J'ai d'jà hâte de t'entendre.»

Prisonnière de son propre corps, Sygn subissait la caresse poisseuse de son haleine. Des larmes brûlantes coulaient sans mouiller ses joues. A l'intérieur de sa tête, les nuées écarlates bourdonnaient en un essaim furieux.

« Alors, c'est l'quel, hein ? On t'entend plus là, d'un coup ! Tu sais, j'connais un aut' moyen pour te faire couiner, moi !»

Viggo s'esclaffait grassement. Une marée de glaires lui remontait la gorge. Sygn en eut la nausée. Il riait à s'en tenir les côtes. A la première faiblesse de l'étau qui tenait son bras, Sygn se précipita vers la sortie, oppressée dans sa propre peau, se noyant dans l'air vicié. Elle trébucha, la vision troublée, assourdie par ce rire sardonique qui débordait de la pièce. De l'autre côté de la porte, elle entendait toujours Viggo qui s'étouffait à moitié. Son cœur palpitait douloureusement. Ses genoux brûlaient, ses mains lui démangeaient. Elle s'assit sur le sol et se recroquevilla jusqu'à ne former qu'une masse compacte de membres tremblants.

Ses larmes ne coulaient pas, elles persistaient à la ronger. L'air frais du matin soufflait doucement sur ses joues et dans ses cheveux. Un millier d'autres moments auraient été plus opportuns pour la surprendre. Naturellement, c'est à celui-ci que Loki apparut. Sa haute silhouette se découpait à contre-jour, surplombant la sorcière et l'enveloppant de son ombre. Les mains de Sygn déguerpirent aussitôt dans leurs manches, comme des lapins dans leur terrier.

« C'est votre tour, allez-y, maugréa-t-elle.

— Que s'est-il passé ?

— Il ne faut plus tarder à partir, dit Sygn en se rabattant plusieurs mèches derrière les oreilles dans un geste saccadé.

— Je suis navré que vous ayez à la quitter.

— Qui ?

— Solveig, bien sûr.

Il y eut un blanc, durant lequel les pensées de Sygn lui apparurent comme un sac de nœuds. Solveig. Sa gorge se noua.

— Il n'y a rien.

— Il me semblait pourtant que le courant s'était mis à passer entre vous.

— Ça n'a pas d'importance. C'est juste que... Il y a quelque chose que nous... nous n'aurions pas dû faire, je crois.

— Sygn, au risque de me montrer insensible à ce cas de conscience, d'autant que je ne suis pas certain de savoir à quoi vous faites référence, sachez que quoiqu'il en soit, Solveig parviendrait à vous blâmer pour la pluie qui tombe sur ce maudit pays. Son cœur est un tas de veines et de muscles qu'elle a immolé de son plein gré et qu'elle a regardé brûler jusqu'à ce qu'il n'en reste rien qu'un tas de cendres stériles. Je pense qu'il ne reste pas grand-chose à blesser en elle.

— Ce n'est pas une raison.

— Je crois surtout que de vous deux, vous êtes celle qui souffre le plus. »

L'ombre de Loki réconfortait Sygn, bien plus que ses mots. Il était encore trop tôt pour les accepter d'autant que Sygn se savait coupable d'une trahison bien plus cruelle des sentiments de Solveig. Car elle avait aimé ce que Solveig lui avait offert, bien plus qu'elle n'aimait Solveig, en vérité. Elle avait aimé la chaleur de ses bras, la dévotion de ses caresses, la sensualité de ses baisers, le goût doucement amer de ses lèvres, telle une récompense pour ses efforts, pour ce périple. Elle aimait l'importance qui lui avait été accordée lorsque son plaisir était devenu la priorité de cette habile amante. Et elle s'en était gavée, comme un voyageur perdu dans le désert croisant une oasis, enivrée de toute cette attention qui se braquait sur elle, tout à coup.

« Ceci étant dit, je vous rejoins sur un point. Nous devons partir au plus vite, reprit Loki. Pendant votre tour, j'ai aperçu une femme, furetant vers la maison. C'est un peu plus loin, et je doute que quiconque soupçonne cette grange d'être habitée mais, le fait est que la disparition de Viggo semble intriguer quelqu'un.

— Vous pensez que c'est sa femme ? Il est marié ? demanda Sygn avec dégoût.

— Une femme, une sœur, une voisine, c'est difficile à dire.

— Elle vous a vu ?

— Elle a vu un gros chat, rien de plus. Quoiqu'il en soit, demain, nous partons. Notre seul problème concerne le navire. Solveig nous l'a pris et elle doit le planquer quelque part, sûrement avec le collier pour Freya »

Sygn se détendit un peu. Du fond de la grande poche intérieure de son manteau, elle sortit le Skidbladnir, dont la taille ne dépassait pas celle d'une noix.

« La sale petite voleuse, marmonna Loki en se frottant le menton, hérissé d'une barbe de quelques jours. Vous cachez bien votre jeu ! »

Il avait espéré réchauffer la mine grisâtre de Sygn mais au lieu de cela, elle parut un peu plus abattue. La tête enfoncée entre les épaules, elle se frotta le bout du nez, rougi par le froid.

« J'ai eu... je ne sais pas. Une drôle d'impression. Solveig a été bizarre et elle est assez... impulsive, j'ai eu peur que dans un moment de contrariété, elle... »

Et ses mots se suspendirent là. L'impulsivité de Solveig, voila une jolie formule. Cette impulsivité qui s'était avérée excitante et oppressante, et qui avait laissé les ongles de Solveig, par deux fois, s'enfoncer dans sa chair. C'est un jeu, s'était persuadée Sygn, sur le moment. Ainsi que se passent ces choses-là. L'un domine, l'autre se soumet. L'un donne et l'autre reçoit. N'avait-elle pas accepté de ses coucher après tout ? N'avait-elle pas laissé Solveig prendre ce qu'elle désirait ? Ne s'était-elle pas laissée guider ? Un vertige lui tourna la tête. Sygn avait éprouvé un malaise dans la poitrine chaque fois que la main de Solveig avait frôlé la sienne, depuis. Le jour, elle s'asseyait hors de sa portée dans la forge, et le soir, elle n'aspirait qu'à s'éloigner davantage.

« A bien réfléchir, pour partir, il ne nous manque plus que le présent pour Freya, nota Loki. D'ici une poignée d'heures, ce continent ne pourrait n'être plus qu'une ombre engloutie à l'horizon.

— Venez avec moi le chercher, implora Sygn. Prenons-le et partons. »

Loki jeta rapidement un oeil vers l'intérieur de la grange. Viggo s'était tu. Endormi par les potions qu'il prenait à son insu. Quelqu'un finirait bien par le retrouver, après tout. Leur départ pouvait se boucler très vite.

« C'est d'accord.

— Lorsque tout sera fini... Comptez-vous vraiment revenir et payer votre dette ? »

Auréolé de la lumière dorée de l'aube, Loki contemplait le nouveau jour, émergeant doucement derrière les arbres. D'ici peu, Nidavellir s'embraserait à perte de vue. Depuis la mer, cette vision serait magnifique. Cette promesse le réjouissait. Certaines sorcières y liraient là un bon présage.

« Voyez-vous, Sygn, depuis le jour où j'ai quitté les terres incandescentes de Musspelheim, je n'ai eu de cesse de vivre à crédit. Ce n'est certes pas raisonnable mais j'ai coutume de croire que toutes mes dettes se solderont d'elles-mêmes, un jour tragique. Un jour qui ne se présentera ni aujourd'hui, ni demain. »

 

Dans les dernières ombres de la nuit, Loki, Sygn et Lokten se dirigeaient vers la forge. C'est Sygn qui en poussa la porte et qui, la première, pénétra à pas de loup. Loki et Lokten, sur ses talons. L'endroit était encore désert et froid. Sur la table, s'entassaient les croquis de Solveig mais ne restait aucune trace du présent pour Freya. Des yeux, Sygn balaya la pièce, ses mains tâtonnant l'obscurité tandis que les hommes fouillaient les étagères, les tiroirs, les cachettes.

Dans leur dos, le grincement d’une charnière.

Solveig se tenait sur le seuil. Son air grave, creusé par la lueur de sa lanterne. Elle s'avança lentement et posa son regard sombre sur chacun des trois intrus.

« Mon père est mort. » déclara-t-elle, laconique.

La nouvelle prit tout le monde de court.

« Et je sais que tu m'as dérobé le Skidbladnir, Sorcière.

— Solveig, écoute, je peux t'expliquer.

— Ne me mens pas ! s'écria-t-elle.

— Je ne te mens pas. Je suis désolée. »

En disant ces mots, Sygn savait qu'elle les prononçait exactement comme Lokten. Sans les comprendre, sans les penser. Sans même savoir de quoi elle prétendait être désolée. Seulement à quelle fin.

« Tu es comme lui, constata Solveig en agitant sa lanterne vers Loki. Une langue de serpent. »

Son évidente déception, résultat d'une observation à la froideur clinique, envahit la pièce. Solveig se dirigea vers le soufflet qu'elle activa par des gestes calmes. Mécaniques. Maîtrisés. Bridés. Bloquée derrière des mots qu'elle refusait de prononcer et des larmes qu'elle refusait de verser, sa fureur croissait.

Les flammes ne mirent pas longtemps à renaître dans le four. Leur crépitement amplifiait le silence chargé de tension. Solveig se chauffa les mains, puis elle s'assit sur le rebord. Ses ongles aiguisés cliquetaient sur la brique. Son visage fermé, que Sygn osait à peine affronter semblait être celui d'une statue. Dans ses yeux, ne scintillait pas la moindre lueur. Que l'ombre qu'aucune vie ne projetait. Solveig avait toutes les raisons du monde d'être en rage. Après tout, elle n'avait pas été choisie pour son talent. C'était autrefois le privilège de son père et de son oncle. Elle, on ne l'avait choisie que pour ouvrir le coeur de la déesse, pas pour combler ses désirs de beauté. Seulement pour attiser sa pitié.

« Je souhaite renégocier le prix de ce collier, déclara-t-elle.

— Ce sont les ânes qui t'ont appris à commercer ? s'outragea Loki. On ne renégocie pas un prix une fois qu'il est accepté !

— Oh, tu comptais le payer ? Alors vas-y, dieu des menteurs, pose ta tête sur cette table et attend que je revienne avec la hache de mon père !

— Qu'est-ce que tu veux, Solveig ? »

Les têtes se tournèrent vers Lokten, dont on oubliait trop le son de la voix. Solveig le dévisagea. Lui, le souffreteux aux portes de la mort avait nettement repris du poil de la bête. Sous sa peau diaphane, son sang parut noircir. Son teint cireux et ses prunelles fendues lui donnaient la semblance d'un reptile, prêt à frapper.

« Qu'est-ce que tu es, toi ? Hein ? Tu n'es pas malade ! Tous les trois, vous m'avez prise pour une idiote. Crois-moi, le monstre, j'aurais ta tête, et j’la poserai à côté d’celle de ton ami, gronda-t-elle, les yeux exorbités.

— Solveig, dis-nous ce que tu veux, coupa Loki.

  • Je veux une place à bord.

— Non.

— Loki, on pourrait peut-être...

— Non ? fit Solveig en imitant le timbre hautain du dieu. Très bien. J'imagine que je peux me débarrasser de cela, dans ce cas. »

Elle tendit alors le bras dans le four et retourna la main. Le pendentif se balançait au-dessus des flammes, que le soufflet gonflait régulièrement.

« Attends Solveig ! supplia Sygn.

— Oui, attends, répéta mielleusement Loki.

Solveig verrouilla son bras. La langue ardente laissait son empreinte noire au-dessous des perles.

« Vous revenez sur votre décision ?

— Permets-moi une question, veux-tu ? J'aimerais comprendre quelque chose.

— J'espère que tu comprends qu'il ne tient qu'à moi de laisser cette chose au feu.

— Je le sais, bien sûr. Cependant, c'est un tout autre sujet qui m'intéresse, persifla Loki. Dis-nous, Solveig, de quoi est mort Eitri ? »

Solveig leva le menton avec défiance et ses lèvres noircies se froissèrent l'une contre l'autre.

« Mon père est mort par la faute de l'alcool et de la vieillesse. »

Loki acquiesça sans conviction.

« L'alcool et la vieillesse.

— Oui, l'alcool et la vieillesse.

— C'est amusant.

— Choisis mieux tes mots, le Fourbe, le mit-elle en garde.

— Amusant est le terme qui sied à la situation, et je vais t'expliquer pourquoi. Car il est amusant, en effet, qu'il s'agisse là de ta conclusion. Pour l'état d'Eitri, pour sa capacité déconcertante à descendre les barils de bière, pour ses humeurs, pour son désespoir, pour ses mains qui ne s'articulaient plus, pour les souffrances qu'il a infligées à Freya, pour ses affronts à Odin, ton explication s'est toujours tournée vers moi. N'est-ce pas ? Ton père aurait pu se cogner l'orteil contre un meuble, j'en aurais été accablé dans l'instant. Et aujourd'hui, en dépit de ma présence sur sa terre, tu ne m'accuses pas de son trépas ? C'est curieux, je trouve.

— Te plaindrais-tu ? »

Sentant l'aplomb de Solveig vaciller, Loki franchit la distance qui les séparait par quelques pas, si longs qu'il parut glisser. Tel un fantôme. Une ombre croissante qui plongeait la forge dans l'obscurité.

« La déesse Freya lit au travers des coeurs.

Son murmure crépitait de concert avec les braises. Enflant dans son regard, Solveig observa, terrifiée, l'être de Musspelheim revenir à la vie.

« Elle verra au travers de toutes ces couches sous lesquelles tu caches le tien et ce qu'elle découvrira la répugnera car un coeur meurtrier n'est plus qu'un organe noir et putride. Le souvenir de cette enfant qu'elle a jadis aimé ne lui en sera que plus douloureux. Est-ce là ce que tu veux infliger à la pauvre déesse, Solveig ?

« Donne ce collier, et je m'engage à te rappeler à son bon souvenir. Je lui parlerai de la femme travailleuse et courageuse que tu es devenue. J'oublierai celle, froide et rancunière, qui regarda son père mourir. Tu seras placée au-devant de tous les amants et de toutes les amantes et elle chérira cette petite fille que tu étais autrefois. Jette-le aux flammes et, dussé-je ramper jusqu'aux portes de son Palais, je lui ferai le récit de notre séjour et ne doute pas que je saurai la convaincre de ne jamais reposer un seul de ses pieds blanc sur ce continent aussi crasseux que l'âme de ceux qui le peuplent.

« Voici le prix que je t'en donne, Solveig, fille d'Eitri.

Les larmes d'encre maculaient les joues de Solveig. Avec la lenteur accablée de la défaite, elle déposa le collier dans la paume tendue de Loki.

« Je te remercie.

Sans exhiber son butin si cruellement arraché, il tourna les talons.

« Nous partons. »

 

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