Chapitre 4

Notes de l’auteur : Modifié le 3 juin

Elara se réveilla après avoir passé une belle nuit ; cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas été aussi sereine. Elle adorait entendre les oiseaux gazouiller près de sa fenêtre. Être perdue en zone boisée était exactement ce dont elle avait besoin, peut-être que sa rencontre avec Lirion avait contribué à lui changer les idées. Elle avait l'impression de revenir dix ans en arrière, à une époque où tout paraissait plus simple, où elle n'avait pas les mêmes responsabilités et où flirter n'était pas synonyme d'immaturité, mais un processus naturel auquel tous les jeunes « devaient» passer.

Après sa routine habituelle de soins du visage et d'un double café corsé qu'elle sirota en profitant du soleil matinal, elle décida qu'il était temps de faire des courses. Elle n'avait même plus de quoi se préparer un déjeuner. Ensuite, elle irait voir Suzanne et ses chiennes en fin de matinée. Elle avait totalement occulté la disparition de Diva et n'y avait pensé qu'au matin, en se préparant.

Elle prit son vélo pour rejoindre le parking où était garée sa voiture et s'acheter des provisions pour remplir son réfrigérateur et ses placards. Les voitures n'étaient pas autorisées à se garer si près de son logement, elle utilisait donc principalement son vélo électrique pour ses déplacements dans les environs.

Mais cette fois-ci, elle avait besoin de plus qu'une simple miche de pain ou quelques légumes et un coquelet du fermier le plus proche ; elle devait tenir une semaine avant son prochain ravitaillement. Retourner dans la foule d'un supermarché ne l'enchantait pas après avoir goûté à la quiétude dont elle avait joui, mais c'était un mal nécessaire pour se concocter des petits plats.

Elle aimait cuisiner, appréciait les bonnes choses en général, aimait découvrir de nouvelles saveurs, imaginer des mélanges et partager des moments de convivialité autour de la table.

Les parents d'Elara étaient tous deux étrangers, presque seuls, sans attaches. Ils avaient constitué ce petit noyau solide qui composait leur famille et qu'elle aimait retrouver chaque semaine, lors d'un repas. Sa mère polonaise et son père marocain lui avaient transmis le goût de la table, lui avaient insufflé cette curiosité. D'une certaine manière, ses origines avaient influencé l'orientation de sa carrière : anthropologue spécialisée dans le domaine social et culturel. Ses parents étaient si fiers d'elle, cette maître de conférences qui avait même participé à la fondation d'une école, représentait l'exemple de réussite d'une fille de deux parents immigrés, partis de zéro en arrivant en France.

Elara interrompit ses pensées mélancoliques pour garer sa voiture et s'engouffrer dans le magasin, son caddie dans le prolongement de ses bras, roulant bruyamment sur le ciment rugueux du parking. Elle sélectionna machinalement ce dont elle avait besoin avec une efficacité remarquable, car elle voulait arriver assez tôt au marché local d'« Ar Bleiz Mañchou»  pour les produits frais, les fruits et légumes.

Elle était intéressée de voir que la population locale aimait intégrer les mythes locaux dans leur quotidien, en partie pour le folklore et le tourisme, mais aussi pour cette appartenance à une identité forte. Ainsi, le marché du loup était l'un de ses petits plaisirs. Elle pourrait y savourer un petit déjeuner digne de ce nom, à base de galettes de blé noir et beurre salé et de crêpes encore tièdes au coulis de pomme.

Une fois rassasiée, elle flâna devant les étals pour choisir ses ingrédients. Les vendeurs la reconnurent et les compliments, mi-commerçants mi-sincères, fusèrent. « La jolis parisienne au teint doré et aux yeux enchanteurs » croquait une pomme juteuse en emballant ses provisions et en chargeant son coffre. Elle se demandait si elle arriverait à tout transporter sur son vélo sans basculer.

Une heure et quelques rangements plus tard, elle caressait « Leïka » , sa husky favori, en écoutant Suzanne, ses grands yeux noisette chargés d'inquiétude.

— Le vétérinaire a dû garder Diva au cabinet, apparemment une bête l'a mordue, peut-être un serpent. Il ne sait pas encore.

— Comment ça il ne sait pas ?

— Il n’a jamais vu ce type de plaie, mais la blessure commençait déjà à s'infecter quand je suis arrivée chez lui tôt ce matin. Elle avait de la fièvre, il l'a mise sous antibiotiques, déballa Suzanne dans un flot de paroles.

— Est-ce que ça va aller pour les balades que tu organises ?

— Oui, elles ne courent jamais toutes à la fois, elles pourront s’alterner.

Leïka recommença à couiner, en recherche d’attention, se frottant contre Elara ce qui redonna le sourire à Suzanne.

— Leïka t'as dans la peau, on pourrait croire que tu es un mâle !

Elara éclata de rire et ramena ses cheveux sur une épaule. Elle n'était pas un mâle, mais elle en avait vu un la veille. Il disait se produire ici, rien ne l'empêchait de se renseigner sur le virtuose.

— Au fait, est-ce que tu connaîtrais un certain Lirion, un musicien qui joue dans le secteur ? demanda Elara nonchalamment.

Le sourire de Suzanne lui monta jusqu'aux oreilles, ses yeux cernés retrouvant leur lumière habituelle, et elle se réinstalla confortablement face à elle, comme prête à raconter quelques potins bien juteux.

— Je ne l'ai pas vu personnellement, mais mes amies l'ont croisé dans des bars où il joue. Pourquoi tu parles de lui, tu l'as vu ?

— J'ai rendez-vous avec lui ce soir, il passe me chercher à vingt heures.

— Tu gères ! s’exclama Suzanne en tapotant bruyamment le dos d’Elara qui toussa.

— Il paraît qu'il est pas mal. Et en vrai, pourquoi tu me parles de ton rencard ? continua la brunette curieuse.

— Pêche aux infos, il me plaît bien, mais on n’est jamais trop prudent.

— Hum, je sais qu'il ne prévient jamais en avance quand il va jouer quelque part. Il cultive ce côté mystérieux. Depuis que mes amies l'ont vu, elles sont comme ensorcelées. Il aurait même une page de fan sur Insta avec des photos prises à la dérobée. C'est un oiseau rare !

— D'accord, merci.

— Quoi, c'est tout ? tu n'as rien d'autre à me dire ?

Elara se gratta la gorge gênée.

— La « Belle parisienne» s’est trouvée un « musicien mystérieux» . Est-ce qu'il est si beau que ça de près d'ailleurs ?

Elara rit timidement.

— C’est un bel homme.

— Il est canon, tu veux dire ! Et comment tu l'as rencontré ?

Elara roula des yeux.

— Ok ! ok ! Garde tes petits secrets, souffla Suzanne, faussement vexée.

Elles éclatèrent de rire toutes les deux.

— Je t’invite pour midi, je vais préparer une de mes spécialités de famille, repris Elara en changeant de sujet.

— J'accepte, j'ai pour principe de ne jamais refuser la nourriture que l'on m'offre.

— Telle mère, telles filles !

— C'était petit, mais vrai. Les chiennes ont déteint sur moi. Il faudrait peut-être que je songe à me chercher un mec.

— Le jour où tu arrêteras de vivre en ermite, femme à chiens.

— Eh ho ! Tout le monde n'arrive pas à choper un beau gosse comme ça.

— Tu sais ce qu'on dit de ce qui a l'air trop beau pour être vrai...

— Rohhh, ne sois pas pessimiste. Rends-moi Leïka, je vais nourrir les filles et je te rejoins au chalet.

— Très bien, à tout à l’heure !

Suzanne, suivie de sa chienne, trottina jusqu'à la maison. Alors qu’elle s’éloignait, Elara l'entendit crier à la cantonade :

— Alors mes beautés, on a faim ?

 

Elara rentra à son tour et profita de ce moment de calme pour se replonger dans la nostalgie des moments passés avec ses parents. Sa mère, de nature très calme, préférait faire parler ses mains en cuisine et était rapide comme personne pour confectionner des Pierogi. Son père, lui, était plutôt exubérant, parlait beaucoup et en mettait partout, ce qui faisait soupirer sa mère à chaque fois, mais il l'enlaçait en riant et en l'embrassant, et tout était oublié jusqu'à la fois suivante.

Elle sourit en se remémorant ces moments rituels tout en remplissant de petits chaussons de pâte avec une garniture d'agneau et de légumes épicés. Elara somnolait au soleil sur la terrasse du chalet tout en s'imprégnant de l'odeur de la cuisine qui s'échappait par la fenêtre, quand Suzanne arriva à pas de loups.

— Ça sent super bon ! C'est bientôt prêt ?

Elara ouvrit ses yeux de chat en s'étirant et bailla à s'en décrocher la mâchoire. 

— Humhum ! Installe-toi !

Elles dégustèrent les chaussons fourrés avec une belle salade colorée et croquante.

Suzanne poussa un soupir d'extase et ne put s'empêcher de parler la bouche pleine, les yeux pétillants. 

— C'est une tuerie ! J'espère que tu es aussi douée dans ton boulot, sinon tu ferais un tabac comme chef. 

— Merci, j'aime beaucoup mon travail, mais c'est ma passion de cuisiner et de goûter des plats du monde entier. J’ai baigné depuis mon enfance dans un vivier culturel.

— Tes parents étaient cuistots ? 

— Non, Ils avaient monté une entreprise de gestion d’espaces verts. Ils cuisinaient pour le plaisir. C'était une activité qui fédérait notre famille.

— Et tu n'as pas voulu reprendre l'entreprise familiale ?

Elara soupira profondément, ayant déjà eu cette discussion de nombreuses fois avec ses amis, elle avait digéré la situation. 

— Je ne voulais pas spécialement changer de travail. C'était leur bébé ou en tout cas ce qu'ils avaient construit pour vivre, et j'étais contente de leur réussite. Mais un de mes oncles avait des parts dans la boîte et on ne s'entendait pas trop. Quand lui et sa femme ont appris l'accident de mes parents, ça ne s'est pas très bien passé. Au final, la boîte a été revendue. Puis sans le cœur de l'entreprise, ça n'aurait plus été comme avant. 

— Je suis désolée... C’est moche ces histoires d'héritage qui font dégénérer les rapports familiaux. 

— Je ne connais pas la famille de mon père. Juste mon oncle et sa femme qui sont venus à l'enterrement, pour faire bonne figure par rapport à l’entreprise. Mon père et lui envoyaient de l’argent à leurs parents au Maroc.

— C'est dégueulasse. 

— C'était sa famille malgré tout.

Elara sentait les larmes lui monter aux yeux mais continua. 

— Peut-être qu'il voulait aussi que j'ai ma place dans une plus grande famille, ne pas couper totalement les liens, vu qu'on était juste trois avec ma mère.

— Et de son côté à elle, tu n'as pas de famille ? 

— Ma mère était très secrète sur sa vie d'avant. J'ai contacté l'ambassade de Pologne pour savoir comment retrouver ses parents ou des proches, mais ça n'a rien donné. Ils disaient avoir perdu les archives et son nom est courant.

— Donc pas de contact avec ta famille maternelle non plus… s’affligea Suzanne.

— C'est ça. Peut-être qu'ils réapparaîtront un jour dans ma vie, mais vu la manière dont ça s'est passé avec la famille de mon père et le fait que ma mère ne parlait pas de la sienne, je ne pense pas que ça vaille le coup de s'acharner à les retrouver.

Elara se leva pour servir un dessert et couper court à la discussion qui lui donnait le bourdon. 

— Tiens, goûte ça, ce sont des pastillas pomme, noix et miel de fleurs.

Suzanne dégusta un morceau du dessert fourré et croustillant accompagné de fruits frais et ferma les yeux de plaisir. 

— Je n'ai jamais aussi bien mangé de ma vie. Je ne sais pas comment tu fais.

— C'est très calorique, mais c'est une de mes spécialités.

— On s'en fout des calories quand on mange aussi bien tous les jours, je suis prête à courir un marathon si c'est pour me régaler comme ça. 

— Merci, ça me fait plaisir de partager mon repas avec quelqu'un qui apprécie. Mon ex ne mangeait presque plus à la maison les derniers mois, je n'avais plus trop envie de cuisiner pour moi toute seule. 

— Entre ça et ce que tu m’as déjà dit sur lui, Il valait mieux que ça s’arrête.

— Oui, je m’en rends compte avec le recul, répliqua Elara à mi-voix.

— Essaye de mettre le grappin sur Lirion. 

— On verra, dit-elle, avec un sourire ne montant pas jusqu'aux yeux.

Après le repas, elles partirent se promener avec les chiennes avant la prochaine visite organisée de Suzanne.

 

Elara passa ensuite le reste de sa journée à se reposer et enfila sa plus jolie robe en prévision de son rendez-vous du soir.

Alors qu’elle sortait pour cueillir de l'aneth sauvage à trente mètres de son logement elle sentit deux mains lui couvrir les yeux et une voix grave lui chuchoter à l'oreille.

Elara sursauta et saisit les mains de Lirion pour les écarter, puis lui fit face avec un sourire aux lèvres.

— Lirion, tu m'as fait peur.

— Désolé, je voulais te faire une surprise.

Il lui tendit un petit bouquet de roses sauvages fuchsia au parfum divin,

— Merci, c'est adorable. Tu es très en avance ! dit-elle déposant délicatement les fleurs sur un tronc d'arbre à côté.

— Je ne pouvais plus attendre.

Elara lui adressa un grand sourire et déposa un baiser sur sa joue, se dressant sur la pointe des pieds. Sa spontanéité lui plaisait.

Alors qu'elle se reculait, il la saisit par la taille et l'attira vers lui, l'écrasant presque contre son torse. Elle reprit son souffle en levant la tête pour ne voir que l'angle de sa mâchoire et son menton.

— Lirion...

— Je suis trop rapide pour toi ? Je te mets mal à l'aise ? chuchotta-t-il de son timbre suave en inspirant dans ses cheveux.

— Non, j'aime bien, mais tu sais ce qu'on dit des feux de paille.

Il sembla réfléchir une demi-seconde.

— C'est un bon départ pour alimenter un feu de cheminée quand on a une belle bûche de chêne et du petit bois.

Elara, interloquée, éclata de rire.

— C'est une expression pour dire que ce qui flambe trop vite va s'éteindre aussi rapidement.

— Je connais cette expression, mais ce n'est pas comme ça que je nous vois.

Les bras d'Elara, qui étaient encore pliés devant son corps, glissèrent le long des flancs de Lirion pour se croiser dans son dos.

— Tu réalises qu'on s'est rencontrés hier et qu'on ne connaît rien l'un de l'autre ? répliqua Elara amusée.

— On se plaît déjà. Tu sais que je fais de la musique et je sais que tu es douée en cuisine.

— Tu m'espionnes ?

— J'ai un bon odorat.

Il s'interrompit, la jaugeant un instant avant de reprendre.

— Est-ce que tu m'en voudrais si je te disais avoir surpris ta discussion avec l'éleveuse de loups ?

— Ce sont des Husky.

Elle garda le silence et se raidit légèrement.

— Elara ! dit-il d’une voix grondante, conscient qu’elle évitait de répondre.

— Laisse-moi réfléchir un instant...

— Je te fais peur ?

— C'est étrange, mais non. Pourtant un homme qui espionne mes discussions dans les bois. Je devrais trouver ça glauque. 

— Je suis passé ce midi pour voir si tu étais là, mais tu étais assoupi au soleil sur ta terrasse, puis ton invitée est arrivée et je n'ai pas osé sortir des bois. 

— Donc, tu nous as observés ? 

— Je suis parti en même temps qu'elle. Je n'arrivais pas à m'éclipser. 

— Tu pensais qu'on allait te repérer ? 

— Non, j'avais juste envie de t'écouter... c'est gênant dit comme ça.

Elle resserra ses bras autour de son dos et posa sa joue sur son torse. Cette franchise de la part de Lirion la touchait.

— Tu m'envoies des signaux contradictoires, soupira l’homme.

— Si tu es si sûr que ce n'est pas un feu de paille, j'aurais certainement parlé de mon passé à un moment donné. Mais la prochaine fois, rejoins-nous plutôt que de rester caché. 

— D'accord, j'y penserai.

Ils restèrent quelques instants ainsi, puis il la relâcha visiblement contrarié et la prit par la main pour l'emmener dans la clairière de la veille.

 

Le second concert privé était tout aussi magnifique que le premier et ils se promirent de se retrouver dès le lendemain.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez