À l’heure où des filaments de lumière s’entremêlaient à la nuit, le silence, à Long’Ombre, revêtait une profondeur d’océan. Le vide des allées sombres contrastait avec l’activité qui y régnait la journée. Bientôt frémirait le quotidien d’un jour comme un autre. Pour le moment, les seules silhouettes visibles étaient celles des guetteurs placés devant l’unique accès au village, tout en haut de la Clairière. Depuis la disparition de Kiaraan, les Chasseurs scrutaient les ombres chaque nuit en bâillant de concert. Face aux bois obscurs, ils frissonnaient et sursautaient à chaque craquement. Ils croyaient entrevoir des mouvements furtifs, observaient un silence tendu pour mieux discerner les éventuels bruits de pas. Ils savaient néanmoins que la forêt couvrirait la moindre approche. Aussi les hommes étaient-ils particulièrement nerveux. Leur veille avait été interminable, le vent s’était plu à leur jouer de mauvais tours, faisant crisser et murmurer les arbres tout autour d’eux.
Comme pour incarner leurs craintes, une étrange silhouette se matérialisa soudainement devant eux. Elle était bizarrement courbée, et comptait plus de bras et de jambes qu’à l’accoutumée. Les guetteurs empoignèrent leurs armes, prêts à défendre chèrement leur peau. Ils n’eurent pas le temps de faire un geste, l’ombre se mit à leur crier dessus.
― Courez, bande d’imbéciles ! Je l’ai ! Vous êtes encore là ? Dépêchez-vous de prévenir Arnen, elle est vivante !
La silhouette s’avança jusqu’à eux, et ils purent enfin distinguer de qui il s’agissait. Pier portait une Kiaraan inconsciente, sale et ensanglantée dans ses bras. Ce fut seulement à ce moment-là que les hommes sortirent de leur hébétude. Deux suivirent le Chasseur qui se dirigeait vers l’office du GuériSage, le dernier s’élança à toutes jambes vers la maison d’Arnen.
*
Diorann dormait profondément, recroquevillée sur le côté, ses boucles noires formant des arabesques sur son visage mince. Le bord de ses yeux était rouge, ses joues humides de larmes. Elle s’était assoupie dans un fauteuil, comme toutes les nuits précédentes, pour guetter le retour de Kiaraan. Ses poings se serraient convulsivement dans son sommeil, soulignant les cicatrices de ses poignets. Elle respirait fort, s’agitait, et, alors qu’un sursaut la redressait, bouche grande ouverte sur un hurlement, elle se réveilla d’un seul coup, aussi alerte que si on lui avait crié dans les oreilles. Ses iris noisette, si semblables à ceux de sa sœur, se portèrent immédiatement vers la porte d’entrée, une seconde à peine avant qu’on y frappe avec une vigueur qui la fit trembler sur ses gonds. Diorann bondit. À l’étage, elle entendit le pas lourd de son oncle qui sautait de son lit. Arnen apparut en haut de l’escalier alors que sa nièce ouvrait le battant à la volée. Sans même qu’elle s’en rende compte, ses larmes s’étaient remises à couler. Elle craignait cette visite depuis que Kiaraan avait disparu. Incapable d’articuler une syllabe, Diorann attendit, la main crispée sur la poignée. Elle fixait avidement le visage du Chasseur, la bouche entrouverte, les jambes flageolantes. Pourquoi ne parlait-il pas ? Est-ce que cela voulait dire que….
― On l’a retrouvée. En vie. Pier l’a emmenée chez Bazil.
Diorann plaqua une main tremblante sur sa bouche et agrippa de l’autre celle de son oncle. Son cœur battait à grands coups.
Vivante. Elle était vivante ! Diorann leva les yeux vers le ciel, en un remerciement muet à la Mère.
― Pourquoi est-elle chez Bazil ? demanda alors Arnen.
― Vous feriez mieux de venir, vite. Le messager leur lança un regard empli de commisération, puis se détourna et fila sans demander son reste.
Arnen et sa nièce se dévisagèrent. Diorann paraissait sur le point de s’évanouir. Pâle comme un spectre, Arnen empoigna la jeune fille par le coude pour l’empêcher de s’effondrer. Elle se jeta dans ses bras, secouée de haut-le-cœur.
― Elle est vivante, résonna alors une voix depuis l’escalier.
― Vivante, oui, mais dans quel état ? s’écria Diorann.
Ilsa et son mari échangèrent un regard sombre, mais se turent, par égard pour Diorann qui essuyait ses larmes. Ilsa descendit et caressa avec douceur les boucles hirsutes de la jeune fille. Une minute plus tard, tous trois couraient sur le sentier qui conduisait au village. Diorann devança sans peine son oncle et sa tante. Elle s’arrêta net, cependant, juste sur le seuil de l’office de soins de Bazil. Et si Kiaraan n’était plus la même ? Si elle était blessée, estropiée ? Des images insoutenables tournaient dans sa tête. Kiaraan paralysée, elle qui aimait tant danser. Kiaraan à qui il manquait un bras. Ou une jambe. Comment ferait-elle alors pour s’entraîner au tir à l’arc ou à la course ? Sa sœur, qui chérissait son indépendance, obligée de s’en remettre à autrui pour les actes les plus élémentaires. Et elle, contrainte de la regarder dépérir. Ou pire, de l’aider à dépérir. Car qui d’autre serait sa garde-malade ? Aucune d’elles ne verrait plus la lumière du jour. Diorann se baissa brusquement et plaqua ses mains sur son visage. À l’intérieur de ses paumes, ses lèvres laissaient échapper des gémissements éperdus. Et puis, un cri retentit, qui lui remua le cœur et lui rendit ses esprits. Celle qui criait avait mal. Affreusement mal, même. Mais c’était aussi une remontrance comme elle en avait entendu des centaines. C’était le timbre de Kiaraan. Envers et contre tout, sa seule famille.
Après avoir soufflé un bon coup, elle se rua à l’intérieur.
*
En entrant dans la pièce, les yeux de Diorann rencontrèrent tout de suite ceux de sa sœur. Les prunelles ambrées de Kiaraan, si familières, étaient vacillantes et affolées, voilées de souffrance, mais elles plongèrent pourtant dans celles de Diorann avec une force et une détermination qui l’emplirent de joie. Leurs regards se nouèrent. Rien d’autre ne comptait en cet instant que le battement commun de leurs cœurs. Cet échange leur suffit, à ce moment précis, pour se comprendre parfaitement. Diorann saisit en un éclair le traumatisme de Kiaraan, le choc et l’hébétude, le soulagement de s’en être sortie aussi. Kiaraan devina la peur de Diorann qu’un jour, elle se retrouve seule au monde. Car si elle s’en était tirée cette fois, rien ne garantissait qu’elle survive, la prochaine fois. On ne pouvait jamais savoir. Il y avait des gens qui ne revenaient jamais. Certains étaient devenus fous à force de craindre les futures transformations. Et comme personne ne se souvenait jamais de ce qu’il s’y passait, la Mue restait inconnue, inexplorée. Elles furent interrompues quand Arnen et Ilsa déboulèrent dans l’office, mais dorénavant, elles n’avaient plus besoin de se parler pour se comprendre. Elles étaient les deux faces d’une même pièce, plus unies encore, s’il était possible, qu’avant la Mue de Kiaraan.
Les nouveaux arrivants s’avancèrent. Ilsa traversa la grande pièce claire et s’approcha d’un pas hésitant. Diorann s’installa sur le lit vide à côté de celui de Kiaraan et lui prit la main. Arnen était resté en retrait, ses yeux se posant partout, sauf sur sa nièce. Il examina les murs, où étaient accrochées des dizaines de plantes et de feuilles d’arbres différentes. Elles répandaient un parfum acide, piquant comme la menthe sauvage qu’on cueille au petit matin. De l’herbe séchée recouvrait le sol de bois brut. Dans le fond, derrière le comptoir, se trouvait une réserve, plus petite, où Bazil entreposait ses préparations.
― Comment te sens-tu ? demanda Ilsa à Kiaraan après s’être raclé la gorge. Tu es blessée ? Pourquoi t’a-t-on emmenée ici et pas chez nous ?
― Elle était inconsciente quand on me l’a amenée, répondit Bazil avant que Kiaraan ait pu ouvrir la bouche.
― Qui l’a trouvée ?
― Pier, apparemment.
― Je vais lui parler immédiatement, intervint Arnen. Il faut que je sache où exactement on l’a récupérée.
Il avait posé un pied à l’extérieur quand la voix affaiblie de Kiaraan l’arrêta.
― Je les ai vus, Arnen. Les Lupus.
Arnen frémit, et ses paupières, en se fermant involontairement, occultèrent un instant l’étonnement mêlé d’inquiétude qui l’avait saisi. Il tourna lentement la tête. Manifestement, Bazil partageait sa surprise. Il avait plissé les yeux et observait Kiaraan avec acuité.
― C’est impossible, proféra Arnen.
― Je les ai humés, continua la jeune fille. Je les… La voix de Kiaraan s’éteignit. Elle avait épuisé ses forces en interpellant ainsi son oncle. Arnen revint près d’elle en deux enjambées, le visage circonspect.
― Comment sais-tu que c’étaient des Lupus et pas des Purs ?
― Ils ne… ils…
Kiaraan ferma les yeux et secoua la tête. Ses paupières frémissaient. Les rouvrir lui demanda un grand effort, mais elle continua d’une voix raffermie :
― Ils étaient plusieurs. Ils m’ont attaquée alors que je n’étais pas une menace pour eux. Ils étaient… ils étaient plus nombreux. Il y avait… il y avait quelqu’un qui.. Et puis cette odeur… elle était semblable à celle des autres animaux, mais différente aussi. Arnen échangea un regard étonné avec Bazil.
― Comment peux-tu te rappeler de tout cela ? demanda Arnen d’un air soupçonneux. Kiaraan lui jeta un bref coup d’œil puis détourna la tête en haussant les épaules.
― Ce sont eux qui t’ont infligé ces blessures ? interrogea Bazil avec douceur.
― Quelles blessures ? s’inquiéta Diorann.
― Éraflures plus ou moins profondes sur tout le corps, quelques côtes fêlées, une épaule démise et un genou écrasé, de ce que j’ai pu voir. J’étais en train de l’examiner quand vous êtes entrés.
Tous les regards convergèrent vers Kiaraan. Instinctivement, elle acquiesça. Même si c’était faux. Les loups étaient responsables de certaines de ses blessures, pas de toutes. Mais elle ne pouvait pas penser à ce qui s’était véritablement passé dans cette grotte. Pas encore. Et puis elle avait bien remarqué la surprise sur les visages d’Arnen et de Bazil quand elle avait mentionné sa rencontre avec les Lupus. Personne, jamais, ne se rappelait quoi que ce soit. Inutile d’en rajouter en leur révélant… quoi, de toute façon ? Qu’elle avait mué exprès, dans ce tunnel ? C’était impossible. Inconsciemment, elle frotta son avant-bras gauche, là où se trouvait son tatouage.
― Je suis tombée, aussi, reprit-elle en détournant les yeux. Quand j’ai repris ma forme humane, il faisait noir, je ne voyais rien. J’ai commencé à marcher et j’ai dévalé une colline. Kiaraan changea de position sur son lit, mal à l’aise.
― Kiaraan, nous allons te laisser te reposer, intervint Ilsa. Tu dois être fatiguée. Arnen fit signe à Bazil de le suivre et ils sortirent de la pièce en discutant à voix basse. Ilsa et Diorann les imitèrent après une dernière caresse sur la main de Kiaraan.
*
― Penses-tu qu’elle dit la vérité ? demanda Arnen à Bazil alors qu’ils s’éloignaient en direction de la salle du Conseil où Vikash et Pier devaient déjà les attendre.
― Ses blessures correspondent, oui…
― Mais ces souvenirs qu’elle dit avoir…
― Je suis aussi perplexe que toi, mais cela me paraît authentique. Elle n’a pas pu inventer l’infime changement dans les odeurs qu’elle a mentionné. Et pourquoi l’aurait-elle fait ? Nous l’avons tous vue muer…
― Bazil, personne ici ne peut se vanter de se rappeler quoi que ce soit à leur retour.
― Quelques Chasseurs parmi les plus expérimentés le peuvent, je crois.
― Mais Kiaraan n’a même pas vingt ans… et c’est sa première Mue. Comment l’expliques-tu ?
― Je ne l’explique pas.
― Tu penses que cela a quelque chose à voir avec son père ? Bazil regarda Arnen dans les yeux.
― Sauf ton respect, Arnen, et même si je suis son successeur, je suis loin d’avoir percé tous les secrets de cet illuminé de Iarn…
Évidemment, Kiaraan n'est pas comme les autres... Fidèle au genre et à la cible choisis, tu nous présentes une héroïne qui a quelque chose en plus. Je me demande s'il y aura une prophétie qui lui correspond, une mission. En tout cas, elle pourrait être celle qui, d'une façon ou d'une autre, réunit les ours et les loups. C'est précieux qu'elle se souvienne de ses mues, car ça lui évitera de devenir folle (espérons) et ça donnera des informations précieuses à sa communauté... s'ils la croient. Étant donné qu'ils traitent déjà son père d'illuminé, on est mal parties, mais bon, sait-on jamais.
Au fil de la lecture :
→ "Vous feriez mieux de venir, vite. Le messager leur lança un regard empli de commisération, puis se détourna et fila sans demander son reste." Il faudrait passer à la ligne entre les deux phrases, je pense.
→ "secouée de haut-le-cœur" Je dirais soit au singulier "d'un haut-le-cœur", soit au pluriel "de haut-le-cœurs" ?
→ "Je les ai humés, continua la jeune fille. Je les… La voix de Kiaraan s’éteignit." Idem, je passerais à la ligne quand ça revient à la narration. (Il y a d'autres occurrences de narration juxtaposée aux dialogues mais je ne les ai pas relevés, du coup, au cas où c'était intentionnel.)
→ La chute du chapitre est chouette parce qu'elle est mystérieuse. Je me demande s'il y aurait une façon de la rendre plus da-da-daaaaaesque encore.
Plus da-da-daaaaaesque ?
Merci pour ton passage et pour tes remarques !