CHAPITRE 4

Par Taranee

PRESENT : JIO

 

- Il est mort ?

- Mais non imbécile ! Il dort.

- Me traite pas d’imbécile, c’est toi l’imbécile !

- Dites, les filles… Pourquoi il ne s’est pas réveillé en même temps que ses amis ?

- Qu’est-ce que j’en sais, moi ?

Des voix ? Et en arrière-plan, le chant des oiseaux. Quelle heure était-il ? Jio ne le savait pas. Tard, sûrement, puisqu’aux dires de ces voix, Elijah et Nethan étaient déjà debout. Jio était plongé dans un demi-sommeil dont il peinait à s’extirper. Avec tout ce qu’il s’était passé ces derniers jours et le manque de sommeil qui l’atteignait, il était exténué. Cette nuit avait été calme. Les cauchemars n’étaient pas venus le perturber.

- Il est joli… Mais il a l’air triste.

- Mais qu’est-ce que tu dis, encore ?!

Est-ce que ces voix parlaient de lui ? Certainement.

- Mais siii ! Regarde comme il est mignon ! On dirait mon grand-frère !

- Ton grand frère il est pas aussi grand que lui.

- Non mais je parlais des cheveux et de la peau ! Et des cils aussi. Il a de longs cils. Je pense qu’il est Psalien, lui aussi.

Impossible de dormir plus longtemps avec tout ce raffut. Jio grogna, ouvrit un œil, puis l’autre, se redressa…

            … et se retrouva nez à nez avec trois fillettes qui l’observaient, debout, juste à côté Du matelas. Jio sursauta, s’emballa prestement dans sa couverture, même s’il s’était couché habillé, et les dévisagea avec stupéfaction.

- Bonjour… ? dit-il : Je peux savoir ce que vous faites ici ?

Ce ton dut leur paraître intimidant car, d’un mouvement coordonné, elles reculèrent d’un pas. La plus grande des trois, une petite du même âge que Nethan dont les cheveux roux étaient proprement tressés, bafouilla des excuses. Celle qui était à sa gauche fit de même et la dernière, plus jeune, s’expliqua confusément.

- Tes amis étaient réveillés et… On a fini de prendre le petit déjeuner. Et on est passées ici. Et, voilà. Donc… On a… Enfin… On voulait pas… Désolé.

Jio les avisa un moment, le regard dur. Il n’aimait pas vraiment les enfants, mais décida de passer outre le fait qu’elles étaient entrées dans la chambre sans permission. Il se leva, regarda par la fenêtre. Il faisait beau. Le soleil avait presque parcouru la moitié de son chemin dans le ciel. Il était tard. Jio remonta les manches de sa chemise noire, remit ses cheveux en arrière. Ils avaient beaucoup poussé, en quelque mois, il allait devoir les couper. Il se tourna vers les enfants qui n’avaient pas bougé depuis tout à l’heure, le regardant avec une sorte de curiosité mêlée d’admiration.

- Où est Nilt ? demanda-t-il.

- Dans le jardin. Répondit précipitamment la rouquine.

Il hocha la tête, les dépassa, et sortit de la chambre, suivi des trois fillettes. Visiblement, elles l’aimaient bien. Il descendit les marches jusqu’au rez-de-chaussée et sortit de la maison.

            Dehors, l’air était pur. Le beau temps n’était pas factice. Pas un seul coup de vent, rien qui aurait pu rafraichir l’atmosphère. Cela faisait longtemps qu’une telle journée ne s’était pas annoncée dans le Keruen. Jio baissa la tête. Il avait oublié de mettre ses chaussures, l’herbe lui chatouillait la plante des pieds. Mais ça faisait du bien, c’était doux. Un groupe d’enfants le dépassa dans un concert de pépiements joyeux et, une poignée de secondes plus tard, ce fut Elijah qui passa devant lui en courant, poursuivant les bambins. L’adolescent sourit. Quel gamin il pouvait faire, parfois… Elijah dut remarquer sa présence car il s’arrêta. Il s’avança vers lui, rayonnant, ses yeux d’ambre reflétant la lumière du soleil à tel point que l’on aurait pu les croire réellement dorés.

- Bien dormi ? dit-il en riant : J’espère que c’est le cas parce que tu as mis vachement longtemps à te réveiller !

- C’est ce qui m’a semblé, oui. fit Jio en lançant un regard en billais aux fillettes qui se cachaient derrière lui : Tu t’amuses, on dirait.

- Les gosses sont adorables.

- Vous devriez peut-être réfléchir à en adopter un, toi et Jake, alors.

- Hein ? De… De quoi tu parles ?

Les joues d’Elijah avaient soudainement rougi. On pouvait lire en lui comme dans un livre ouvert. Durant son court séjour sur la face sciento-magique, Jio n’avait pas manqué de remarquer la relation qui unissait les deux hommes et les regards qu’ils s’échangeaient. Certes, il n’était pas un professionnel en la matière, mais même un nourrisson aurait pu deviner leurs sentiments l’un pour l’autre. Jio haussa les épaules et adressa un sourire espiègle au mage de soins et partit d’un pas rapide, avant qu’il n’ait pu ajouter quoi que ce soit.

            Trouver Nilt ne fut pas une tâche aisée mais, grâce à l’aide des fillettes, Jio réussit. Elles s’étaient tant attachées à lui que, lorsqu’il arriva devant le frère de Soö, il en tenait deux par la main et portait la plus petite sur les épaules. On aurait pu croire qu’il était leur grand frère. À sa vue, Nilt partit d’un grand rire.

- Je ne pensais pas que tu étais du genre à t’occuper des enfants ! dit-il entre deux inspirations saccadées.

- Bah… Moi non plus. J’ai à te parler.

L’homme leva un sourcil intéressé, se redressa.

- Tu disais que tu avais des preuves. Pour la maladie.

- Ho. Tu vas droit au but.

- Je suis là pour ça.

- Très bien. Allons dans mon bureau, alors. fit Nilt dans un soupir.

Puis, s’adressant aux trois petites filles, il ajouta :

- Vous voulez bien aller chercher Nethan et Elijah ? Dites-leur de nous rejoindre au rez-de-chaussée, première porte à gauche, dans le couloir.

Les enfants hochèrent la tête. Jio déposa par terre celle qu’il avait pris sur ses épaules et les trois fillettes détalèrent en courant. Les deux hommes, eux, retournèrent vers la maison.

            Ils entrèrent dans le bureau et les deux convoqués ne tardèrent pas à arriver à leur tour. Tous quatre s’assirent autour d’un large bureau de bois. Nilt était de nature ordonnée. La pièce qu’il dédiait à ses recherches était rangée, chaque objet avait sa place et y retournait une fois utilisé. Quoi qu’un peu sombre, l’endroit restait tout de même agréable, on s’y sentait comme dans une vieille bibliothèque : à l’abri. Jio attaqua d’emblée lorsqu’ils furent tous assis.

- C’est le Duc Nowise qui a amené la maladie sur la face sciento-magique.

- Qu’est-ce qui t’a mené à cette conclusion ? demanda Nilt sans sourciller alors qu’Elijah et Nethan semblaient stupéfaits de cette hypothèse.

- Ce n’est plus un secret pour nous : Le Duc vise la survie de la face magique. Son retour à la lumière ; ce qui est, en soi, un noble but. Mais un noble but mis entre les mains d’un homme aussi cruel et inarrêtable devient très vite une tuerie de masse. Nowise mettrait tous les moyens en jeu pour « sauver » cette face. C’est très simple. Je l’ai vu dans ses documents. À l’heure qu’il est, il réfléchit à plusieurs méthodes pour sauver Sambremonde. La première : Retourner le monde pour que la face magique soit du côté clair. La deuxième : Exterminer les mages noirs. Plus de mages noirs, plus de côté sombre. D’après ses réflexions. La dernière : Détruire l’autre face.

- Pourquoi ? intervint Elijah en élevant la voix : Pourquoi commettrait-il de tels actes ?!

- Je vous l’ai dit, reprit Jio, le Duc privilégie sa survie, sa patrie. Ce qui n’est pas anormal. Je ferais pareil, si j’en avais le pouvoir.

L’adolescent sentit une crispation dans la pièce mais ne s’en préoccupa pas.

- Il y a plusieurs problèmes avec le monde retourné : Les côtés clair et sombres qui ne sont plus équilibrés depuis la disparition de l’enfant des ombres, les deux faces qui essaient de s’envahir et de se détruire l’une et l’autre - personne n’est dupe -, la face magique dans l’ombre, qui se prépare à la catastrophe, la face sciento-magique dans la lumière, à l’apogée de son développement et qui, pourtant, est toujours plus ambitieuse et jalouse notre face pour ses réserves de magie en quantité. D’après moi, le Duc a dû en arriver à la conclusion que les deux faces ne peuvent pas co-exister. Et cette conclusion lui a fait « comprendre » qu’il fallait en détruire une. Il s’est donc servi d’une maladie assez violente qu’on trouve sur la face magique et l’a envoyé sur l’autre face pour détruire les mages.

- Mais pour quelle raison ? demanda Elijah qui semblait totalement perdu dans ces explications.

- Parce que s’il n’y a plus de mages pour la protéger, la face se retrouve sans défense, à la merci de n’importe quel sort de destruction un tant soit peu puissant.

- Tu oublies, intervint Nethan, que la maladie n’est pas aussi virulente dans le reste de la face sciento-magique qu’à Nirim.

- Parce que Nirim est une ville pourrie jusqu’à l’os ! s’exclama Jio : Le Duc ne voulait pas tuer les mages ! Seulement les affaiblir ! Assez pour qu’il puisse lancer son offensive.

- Oui, ça se tient… fit la jeune fille.

- Enfaite, affirma Nilt, tu as raison sur presque toute la ligne, Jio.

- Et où est-ce que je me suis trompé ?

- Nowise n’est pas seul, dans cette histoire. L’ensemble de l’assemblée des neuf mages le soutient et l’aide.

- Toute l’assemblée ! s’écria Jio en se levant sous le coup de la révélation : Comment est-ce possible ?!

Alors l’assemblée des mages voudrait détruire l’autre face ? Mener une guerre ? Comment pouvaient-ils penser à commettre un tel acte après la guerre contre l’Ygualroy qui fit tant de morts que l’alliance KENP se promit de ne jamais recommencer ? Cette paix recherchée par l’assemblée n’était-elle qu’une façade ? Que cherchaient-ils, en réalité, que voulaient-ils ? Nilt soupira.

- Je pense, Jio, que tu as sous-estimé les capacités de manipulation de Nowise. C’est très simple : il a soumis son projet à l’assemblée qui a d’abord refusé. Mais, tu vois, le système d’assemblée de l’alliance KENP comporte des failles. Pour commencer, seuls les mages blancs siègent à l’assemblée. Pas de mages noirs, et pas de races non-humaines. Ensuite, il y a neuf mages : Deux représentants pour chaque pays de l’alliance, et un magestium : un mage qui dirige tous les autres, qui représente tous les mages de l’alliance. Le magestium actuel vient du Keruen, ce qui fait trois membres de l’assemblée qui viennent du Keruen. Et c’est par là qu’a commencé Nowise.

- Que voulez-vous dire ? l’interrogea Nethan.

- Pour accomplir ses différents projets, Nowise avait besoin de mages et de l’accord de l’assemblée. Il a commencé par faire changer d’avis les représentants du Keruen en leur faisant miroiter une immense gloire pour le pays, une gloire qui propulserait le Keruen au rang de pays le plus influent de la face. Ainsi, il s’est mis son collègue représentant ainsi que le magestium dans sa poche. Après ça, les efforts ont été moindres. Convaincre n’était pas la priorité : le magestium était dans le camp de Nowise, il était en charge de prendre la décision finale. Il suffisait de faire douter les autres membres de l’assemblée ; de leur faire se demander si, finalement, détruire les mages noirs, détruire l’autre face, ramener l’enfant de la lumière et tous ces autres projets n’étaient pas la meilleure option. En réalité, Nowise a joué avec brio sur le fait que la face magique était dans l’ombre, qu’une nouvelle guerre était imminente. Il a su démontrer que les mages noirs représentaient un péril, de même que l’autre face. Et comme aucun mage noir n’était présent à l’assemblée pour le contredire, le doute s’est très vite installé. Et lorsqu’il a fallu voter pour soutenir ou non le Duc, les avis ont été très partagés, les deux partis sont tombés à égalité. Quatre pour, quatre contre. À ce moment, la partie était gagnée. Le magestium allait départager les deux camps.

- Et après ça, continua Nethan qui avait compris le fonctionnement, il a fallu trouver un moyen d’éliminer discrètement les défenses de la face magique. Ce moyen s’est imposé de lui-même : la maladie.

- Exactement ! approuva Nilt : Il n’y avait plus qu’à trouver un retourneur et un mage capable de manipuler des bactéries, de les multiplier.

Du coin de l’œil, Jio voyait Elijah qui fronçait les sourcils. Quelque chose le taraudait. Finalement, le jeune adulte prit la parole. Les yeux brillants et encore un peu embrumés par sa réflexion, il dit :

- Mais nous avons trouvé un moyen de contrer la maladie. Et tout cela ne nous dit pas qui est à l’origine de cette maladie. Une de mes amies, Joanna Khantson, a affirmé que cette maladie était une création d’un mage particulièrement puissant.

- Es-tu certain que ce moyen de contrer la maladie est infaillible ? Peut-être est-il disponible en quantité limitée. Quant à l’identité du créateur, je n’en ai pas la moindre idée. Ici, sur la face magique, cela fait très longtemps que cette maladie existe. Son créateur est mort. Aucun doute possible.

- Sauf… riposta Nethan : Si ce n’est pas un humain.

- Que veux-tu dire ?

- Ce n’est rien. Juste une hypothèse idiote. répondit-elle à Nilt.

Mais, lorsqu’elle prononça ces mots, ses yeux se dérobèrent. Elle semblait nerveuse, comme si elle savait quelque chose. Cependant, aucun des trois hommes ne releva cette attitude et, finalement, Nilt se leva, se dirigeant vers la porte de son bureau.

- La face sciento-magique dispose d’un répit ; mais l’assemblée ne tardera pas à trouver un nouveau moyen de l’éradiquer. Alors il faut arrêter l’assemblée avant qu’ils ne passent à l’action. Et pour cela, un seul moyen : Arrêter le Duc Nowise qui les manipule adroitement.

Il s’apprêtait à sortir mais Jio l’arrêta d’une parole.

- Attends.

Nilt se retourna.

- Comment as-tu récolté toutes ces informations ?

L’intéressé haussa les épaules et extirpa un demi-sourire.

- Peut-être que je ressemble plus à mon paternel que je ne veux bien l’admettre. J’ai énormément de contacts, Jio. Y-compris à l’assemblée. Pour le reste, je connais assez bien le Duc pour avoir vécu avec lui pendant plus de dix-huit ans. Moi aussi, j’ai essayé de fouiner dans ses affaires, figure-toi.

Après quoi, il partit pour de bon, laissant l’adolescent cogiter sur ses paroles.

 

PRESENT : NILT

 

            De la fenêtre de sa chambre, il vit Elijah, Jio et Nethan sortir dans le jardin. Très vite, ils furent entourés d’un groupe d’enfants avec lesquels ils commencèrent à jouer. Nilts sourit. Tu vois, Soö, se dit-il, même quelqu’un qui a vécu des horreurs finit par être heureux. Ce n’est pas impossible, comme tu le pensais. Ces jeunes gens en sont la preuve. Alors, tu vois ? Bien sûr que Soö voyait. Il savait pertinemment que c’était possible. Mais il ne voulait pas l’avouer. Soö était une personne qui n’aimait pas avoir tort. Et en tant que telle, il mettait tout en œuvre pour prouver qu’il avait raison. Il s’était fait une place chez les mercenaires. Il avait assassiné l’ancien chef de la guilde et avait pris sa place. Après ça, ce fut comme si la guilde avait été refondée. Un nouveau chef, de nouveaux membres, de nouveaux objectifs. Soö travaillait au service de l’assemblée des neuf mages. Il y consentait car cela lui permettait d’obtenir des informations sur le Duc. Tout ça pour le détruire. Lui enlever sa place, son honneur et son rang. Tout était lié. Les mercenaires, l’assemblée, la face sciento-magique, et les trois hôtes qu’il accueillait dans son foyer. Tout se rejoignait, d’une manière ou d’une autre, et convergeait vers le Duc Nowise, vers Soö. Et Soö s’en servait. Il avait développé la guilde, il avait formé des monstres, il avait volé l’enfance de centaines de gamins, il avait créé des monstres à l’image de Jio. Des monstres qui se débattaient pour rester humains. Et tout ça pourquoi ? Pas uniquement pour se venger d’Erlein, non. Mais aussi, et certainement, pour lui prouver à lui, Nilt, que personne, absolument personne ne pouvait rester bon. Personne n’était foncièrement gentil. Pas même les mages de l’assemblée, corrompus par l’idée de détruire une face pour que le reste du monde puisse survivre. Pas même les enfants, des êtres purs, mais des êtres si naïfs qu’ils faisaient ce qu’on leur demandait de faire, y compris tuer, massacrer, piller. Soö était une personne fascinante par sa détermination, effrayante par ce même trait de caractère. Jusqu’où pouvait-il aller pour prouver qu’il avait raison ? Nilt ne le savait pas. Et c’est bien ce qui lui faisait peur.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez