Chapitre 4 : Un règne nouveau - La Voilière

Deux semaines après l’entrevue entre Arnic et Tresiz, Vastes Plaines

La Voilière

J’étouffais, trempée de sueur. Les rayons du soleil de ce début d’été dispensaient une chaleur accablante que l’ombre des cyprès ne faisait qu’atténuer. Cependant, le plus dur se trouvait derrière moi. Je galopais depuis l’aube dans les Vastes Plaines autour de Twelzyn pour arriver au lieu de rendez-vous. Enfin, je parvins au cabanon que l’on m’avait décrit, une bâtisse sommaire rongée par les termites. Je descendis de selle, attachai ma monture à un tronc et me déchaussai pour marcher dans le ruisseau qui coulait le long du chemin de terre.

Lorsque mes pieds entrèrent dans l’eau glacée, je me sentis soulagée. La douleur de mes muscles ankylosés s’estompa et je restai quelques secondes, immobile, à profiter de cette fraîcheur contre ma peau. Cependant, il ne me fallait pas perdre trop de temps : Icase m’attendait. Je repartis, appréciant le contact de mes orteils avec les galets polis par le courant. J’aperçus furtivement un chevreuil qui décampa à mon approche. En levant les yeux, je découvris une buse tournoyant dans les cieux, se préparant à fondre sur sa proie. Je frissonnai, je détestais les oiseaux.

Le bruit du ruisseau et la stridulation des criquets flattaient mon ouïe, m’emplissaient de quiétude. J’entendis le fracas d’une chute d’eau et sentis le courant se renforcer. J’arrivais. Je me couvris d’un voile pour dissimuler entièrement mon visage et avalai quelques pastilles pour modifier le timbre de ma voix. Cela devait suffire à me rendre méconnaissable.

Un puissant flot d’eau descendait du haut de la colline. Le jet fracassant paraissait attirer tous les rayons solaires. J’observai les couleurs arc-en-ciel qui scintillaient çà et là avant de disparaître presque aussitôt. Puis je sortis de la rivière. Après m’être assurée que personne ne me suivait, je m’engouffrai derrière la chute d’eau.

Icase m’attendait dans la grotte, assise sur une petite chaise. En me voyant arriver, la vieille femme congédia ses gardes, deux hommes apathiques qui portaient le blason de Lagen, la plus grande ville à l’ouest du royaume. Dans la pénombre, la chouette aux grands yeux rouges cousue à leur épaule faisait son effet. Ils s’éloignèrent silencieusement et disparurent dans une des obscures galeries alentour.

— Enchantée, Ma Dame, la saluai-je. 

— Cela faisait longtemps que nous ne nous étions plus vues, chère Voilière. Je vois que vous cachez toujours votre visage. 

Icase Vertis, la dame de Lagen, gardait malgré son grand âge un port altier et un regard alerte. Elle avait de magnifiques cheveux aux boucles blanches et grises qui se rejoignaient en un élégant chignon. On pouvait lire dans ses yeux marron clair une intelligence sans commune mesure, forgée par des décennies d’étude et de lecture. Elle semblait avoir bien supporté son voyage jusqu’à Twelzyn, à l’autre bout du royaume.

— Comment va ma fille ? demanda Icase. Je ne l’ai plus vue depuis des années.

— Je ne sais pas, je ne fréquente Livana que de loin.

— Vous devriez. Malgré son mauvais caractère, c’est une fille plutôt perspicace. Vous serez au couronnement ?

— Comme tout le monde.

Icase essayait d’en apprendre davantage sur moi, mais il était hors de question que je lui donne le moindre indice.

— Et votre…

— Allons droit au but, coupai-je. Je dois être rentrée à Twelzyn avant ce soir. J’ai beaucoup de travail.

— Bon, si vous voulez, concéda Icase, un sourire aux lèvres. Les nouvelles de l’Empire sont excellentes. Jamais le pouvoir de la famille Oglion n’a été aussi fragilisé, nous avons éliminé presque tous les successeurs potentiels au trône impérial. Il ne reste plus que Telbor, Tresiz, le prince Nesteriz qui n’est pas encore majeur et sa petite sœur Fanzia. Tuer les deux premiers devrait suffire à soulever la majorité des grandes familles, elles n’attendent que cela.

— L’armée de notre maître est prête ? Combien d’hommes peut-il aligner ?

— Cinq mille et le double de mercenaires, si j’en crois sa dernière lettre.

Voilà qui constituait effectivement une armée redoutable. Cependant, elle n’aurait aucune chance contre une alliance des familles de l’Empire ou contre l’infanterie amarine.

— Il m’a dit que la tête de Telbor tombera dès que le travail sera terminé dans le sud. Nous profiterons alors du chaos pour mettre fin à l’usurpation de la famille Oglion. Mais à ce que je vois, tu as pris du retard.

— Les choses ne se sont pas passées exactement comme je l’aurais voulu, répondis-je. Sarvinie est morte trop vite, je suis sûre qu’elle a été assassinée par Tresiz.

— Vraiment ? Alors qu’il vient juste d’arriver dans le Sud ?

— Sarvinie détestait l’Empire. En le faisant disparaître, Tresiz s’assure de pouvoir traiter tranquillement la paix avec son fils. Il m’a lui-même assuré vouloir l’empoisonner. J’ignore comment, mais il a réussi à mettre son projet à exécution. Il a rencontré Arnic au Dôme de Verre et je crains qu’ils aient déjà un accord. Et Tresiz se méfie, il reste souvent terré dans ses appartements, je vais avoir du mal à l’éliminer.

— Voilà qui est préoccupant. Je m’occupe de Tresiz. Il mourra dans un tragique accident.

Cette proposition d’Icase me soulageait d’un grand poids. S’il me pensait dévouée à sa cause, Tresiz était le seul à connaître mon double jeu et donc mon adversaire le plus dangereux. Je savais que les assassins à la solde de la dame de Lagis ne manquaient jamais leurs coups.

— Merci. J’ai un autre problème, Arnic a déjà choisi ses proches conseillers. Il a nommé un roturier Bras Droit.

— Gorvel, c’est bien ça ?

Icase était décidément très bien informée. J’avais de la chance de la compter parmi mes alliés.

— En effet. Il me faudra l’éliminer pour prendre sa place. Ce sera difficile, d’autant que je ne suis pas encore assez proche d’Arnic pour prétendre à une telle charge.

Icase partit d’un grand rire en m’entendant. Elle ne semblait pas prendre cet enjeu très au sérieux.

— Oh, pas besoin de faire couler tant de sang. Notre ami Gorvel sera facile à corrompre. Plus jeune, il était mercenaire et a servi dans le groupe criminel de la Rose à Trois Pétales.

Je souris, soulagée. Voilà qui était inespéré.

— Mieux, il a été emprisonné dans les geôles du palais impérial et condamné à mort. C’est notre organisation qui lui a sauvé la vie et permis de rejoindre Amarina. Il a une dette à notre égard. Va lui parler, je t’assure qu’il t’écoutera bien sagement.

Les geôles du palais impérial n’abritaient que les criminels les plus dangereux de tout l’Empire. Il devait avoir commis de terribles atrocités pour s’y retrouver. Je voulus en apprendre davantage :

— Qu’a-t-il fait pour arriver dans les geôles impériales ?

Icase sourit largement :

— Il a assassiné un empereur.