— Tu sais, disait Jude au moment de sortir de la librairie, je ne comprends pas pourquoi ils continuent de nous faire étudier la divination même à l’Académie. C’est la matière la plus nébuleuse et enquiquinante qui existe !
Leurs livres flottant derrière eux, Lyra et Jude prirent le chemin de la boutique de l’apothicaire qui était la plus proche. La jeune fille jouait distraitement avec les volutes de fumée que produisait sa baguette pour transporter ses livres.
— Croyais-tu vraiment qu’Aubelune ne dispensait pas cette matière ? demanda-t-elle en arrivant devant la boutique de l’apothicaire. Elle est à la base même de l’invocation.
— Oui, je sais, grommela Jude en passant la porte. Mais je pensais que ça rentrerait dans les cours d’invocations, pas qu’on se coltine encore une année de prophéties, de boule de cristal et de lecture de tarot…
— Tu dis ça uniquement parce que tu n’as aucun talent pour la rêverie, s’amusa Lyra.
Une forte odeur de clou de girofle de thym et d’ail les cueillit à l’arrivée. L’odeur était si forte qu’elle avait de quoi défriser les poils de nez. Jude grimaça et hésita à se pincer le nez lorsqu’il croisa le regard du propriétaire, un vieil homme au dos rond et à l’air farouche qui le défia de le faire. Par fierté sans doute, Jude n’en fit rien.
Nullement incommodée par l’odeur, et après avoir salué le vendeur d’un signe de tête, Lyra s’avança vers les différents assortiments de fioles et d’alambics que proposait la boutique. Il y en avait en cristal ensorcelé, en verre enchanté et même en écailles de sirènes, ces dernières donnant un éclat irisé et légèrement opaque au verre.
Jude hésita longuement entre le cristal et les écailles.
— Tu ne comptes quand même pas prendre l’assortiment en écaille, lui souffla Lyra, son propre nécessaire en verre dans les bras. Tu sais qu’elles ne supportent pas l’essence corrosives de certaines potions.
— Oui, soupira Jude, embêté. Mais tu avoueras qu’il est tentant de le prendre, rien que pour la tête qu’August ferait en voyant la facture.
Lyra posa les yeux sur les prix indiqués et jugea qu’il valait sans doute mieux que sa mère se trouve loin. L’assortiment de cinq fioles, deux béchers et un alambic moitié moins grand que la taille standard coûtait le double de ses cinq uniformes.
— Ah… souffla Jude en optant finalement pour la version en cristal. Tant pis, je ne veux pas d’accident.
— Sage décision, approuva Lyra avant de l’accompagner à l’opposer de la boutique où étaient entreposés des boîtes remplies d’ingrédients du plus ordinaire comme des gousses d’ails, des touffes d’usnée ou des brins de lavande jusqu’aux plus improbables.
Lyra s’amusa à en lire les noms joliment écrits à la main : peau de serpent améthyste, larmes et écailles de sirène, copeaux d’étoile, crin de licorne, sang et écailles de dragon, yeux de crapaud, cauchemar en bouteille, racines de mandragore, poudre de fleur du Diable, cendres et larmes de phénix…
Ces dernières étaient d’ailleurs les plus onéreuses et Lyra choisi de ne pas en prendre. De toute façon, elle doutait que l’école leur face concocter une potion assez puissante pour requérir ce genre d’ingrédient. Elle admira cependant la cendre de phénix d’où s’échappait un troublant parfum, mélange de feu de bois, de nard, de romarin et de myrrhe dorée.
Jude, qui était bien décidé à faire saigner le porte-monnaie de son frère, ajouta deux flacons de larmes de phénix à son paquetage sous le regard désabusé de Lyra.
— Quoi ? fit-il l’air innocent. C’est August qui régale et si ma mère veut me voir briller, il me faut bien les meilleurs ingrédients, non ?
La jeune fille secoua la tête, non sans un sourire.
— Allez viens, soupira-t-elle avec amusement. Allons payer cette folie.
Bien qu’elle n’en éprouvât aucun regret, Lyra devait reconnaître qu’il lui était étrange de se délester une nouvelle fois d’une somme aussi rondelette. Tout ce matériel avait coûté un peu plus cher que ses uniformes.
Baguettes levées, Jude et elle se dirigèrent vers la boutique de divination un peu plus bas dans la rue. Devant la porte à la peinture mauve légèrement écaillée décorée d’arabesques, Lyra eut une inspiration soudaine.
— Jude, comment se fait-il que tu doives racheter tout ça ? lança-t-elle de but en blanc.
Le jeune homme, qui avait une main sur la poignée, s’arrêta.
— Comment ça ?
— Eh bien, je comprends que tu ne puisses pas réparer ton pendule ni ton matériel de potion parce que les cristaux sont de nature enchantée, mais tes livres et ton télescope ? interrogea-t-elle. Tu aurais très bien pu les réparer. Tu l’as fait l’an dernier quand l’Ombre de Mme Beauton l’a fait tomber en poursuivant une souris.
Un sourire mutin vint lentement étirer les lèvres du sorcier.
— Bien sûr que je peux, mais ça ne veut pas dire que je dois.
Lyra ouvrit la bouche pour protester, mais il la coupa.
— Écoute, ma famille a bien assez d’argent pour me permettre d’en faire profiter quelques commerces. Et si en prime ça peut embêter mon frère, c’est tout bénéfique.
— Mais…
— Lyra, coupa-t-il encore, la seule chose que je regrette sincèrement de ne pas pouvoir réparer c’est la boule de cristal ensorcelée que vous m’avez offert. J’ai vraiment essayé, dit-il plus sombrement, mais le cristal brisé ne se répare pas. Je n’ai que faire de mon télescope, il n’a certainement pas la même valeur sentimentale que le tien.
Puis, comme pour clôturer cette discussion, il ouvrit grand la porte, provoquant un charmant tintamarre de clochettes.
— Comme j’aimerai être n’importe où ailleurs, se désola-t-il aussitôt.
Une brume violacée flottait à l’entrée de la boutique, pareil à un immense mur ondulant à chaque souffle. Jude s’y enfonça sans plus de cérémonie, suivit de près par Lyra et leurs achats lévitant derrière eux.
Lorsqu’ils traversèrent, la jeune fille sentit de petits picotements lui parcourir la peau, comme des milliers de minuscules mains qui tâtaient, fouillaient chaque repli de ses vêtements à la recherche de quelque chose.
— Quelle purée de pois, se plaignit Jude en agitant la main devant lui.
Lyra trouva la réaction de la brume tout à fait ravissante. À chacun de leurs mouvements, elle formait des volutes de différentes teintes qui paraissaient tournoyer dans le vide.
Trois pas plus loin, ils parvinrent enfin dans la boutique où une forte odeur d’encens embaumait l’air, mélange de sauge et de sapin blanc. Des voilures bordées de franges dorées de différentes teintes d’indigo et de mauve couvraient le plafond alors que des perles y étaient suspendues de ci de là par des filaments argentés, pareil à des larmes d’étoiles qui reflétaient la lumière comme des joyaux.
Lyra en toucha une du bout du doigt. La perle produisit un très léger bruit de grelot au moment de tourner sur elle-même. La jeune fille sourit, conquise. On aurait dit un rêve éveillé.
À côté d’elle, Jude toussa de plus belle en agitant furieusement la main qui tenait sa baguette.
— Arrête, tu vas éborgner quelqu’un, lui intima Lyra en abaissant cette dernière.
— Facile à dire pour toi, grommela-t-il les larmes aux yeux. Tu n’as jamais eu de mal avec ces fichues fumigations.
— Tu en aurais beaucoup moins si tu n’étais pas si terre à terre, roucoula une voix tout au fond de la boutique.
Lyra et Jude se tournèrent vers la sorcière qui les observait. Elle était particulièrement laide avec son maquillage exagérément pigmenté autour des yeux et le faux saphir qui décorait son front. Ses cheveux gris et filasses étaient partiellement dissimuler par un turban mauve décoré de toutes sortes de breloques de pacotille qui accrochaient la lumière et lui donnait un petit air mystique sans doute recherché. Ses poignets fins étaient assaillis de bracelets alors que ses doigts grêles paraissaient bien trop fragiles pour porter autant de bagues. De profondes rides marquaient ses traits et Lyra se prit à se demander si elle avait jamais été belle un jour.
La gérante – car il n’y avait aucun doute sur son identité – fumait une longue cigarette à l’hideuse teinte marron d’où s’échappait des panaches de fumée violette, celle-là même qui formait le mur qu’ils avaient traversé. Un sort de sécurité, songea Lyra avec admiration. Peut-être devrais-je en placer un semblable dans ma chambre ? Puis, après un instant de réflexion, elle se figura que ça n’était pas la meilleure solution. Je ne me vois pas fumer ce genre d’horreur, se dit-elle simplement en chassant l’idée de son esprit.
— Le problème n’est pas tant la croyance que l’odeur, riposta Jude avec une grimace.
La sorcière fronça son nez retroussé, nullement intimidée.
— Tu devrais le larguer chérie, conseilla-t-elle à Lyra, il ne t’apportera pas grand-chose.
Jude se hérissa, prêt à riposter, mais Lyra l’en empêcha.
— Merci pour le conseil, sourit aimablement la jeune fille en lui prenant le bras d’autorité, mais je pense que je vais le garder encore un moment.
La sorcière haussa des épaules.
— Comme tu voudras.
Et elle replongea dans sa lecture, ignorant les deux jeunes gens qui s’enfonçaient entre les tables surchargées de tarots, osselets, boules de cristal, services à thé en porcelaine et autres outils de divination. Devant le présentoir des pendules, elle s’arrêta. Une grande variété de pierre était présentée, accompagnées de pendules en plomb ou en argent. Il y en avait même en or et savamment décorés de gravures. Lyra hésita.
— Hmm… quelle pierre voudrais-tu ? demanda-t-elle en se penchant pour mieux voir la réaction des pierres.
Certaines s’étaient misent à se balancer frénétiquement à leur approche, d’autres bougeaient mollement au bout de leur chaîne, d’autre encore, restaient étrangement statiques.
— Non mais tu l’as entendu ? persiffla Jude à côté d’elle. Cette vieille folle finira par fermer boutique si elle s’adresse ainsi à ses clients !
— Il me semble que ton pendule était une émeraude, non ? questionna Lyra, totalement imperméable à l’énervement de son ami.
— Tu crois qu’elle savait à qui elle s’adressait ? Ne répond pas, poursuivit-il aussi sec, je suis sûr que si. Elle parlerait mal au roi si elle le croisait, j’en suis certain.
— Peut-être qu’un saphir t’irait mieux, réfléchit Lyra tout haut en parcourant les différents modèles. Ou en quartz fumé ? Ta baguette est en quartz fumé.
— Lyra, tu m’écoutes ? s’agaça Jude en se tournant vers elle.
— Bien sûr, répondit-elle en examinant le pendule qui tournait comme une girouette sur son présentoir. Tu te plains de la vendeuse, exactement comme à chaque fois que tu dois mettre les pieds ici.
— Mais…
— Jude, même si elle insultait le roi personne n’oserait la punir et tu le sais, coupa Lyra en décrochant le pendule en quartz fumé de son présentoir. Tu crois qu’elle te conviendrait ? questionna-t-elle en le lui fourrant sous le nez.
La pierre cessa aussitôt de tourner. Lyra fronça les sourcils.
— De toute évidence, non.
Elle le raccrocha et Jude croisa les bras.
— Oui, oui, je sais, s’en prendre à quelqu’un capable de lire l’avenir porte malheur, grommela-t-il sans cesser de chuchoter furieusement. Eh puis d’abord, comment être sûr qu’elle soit vraiment devineresse ? Si ça se trouve elle fait juste semblant, comme ces diseurs de bonne aventure dans les foires d’automne.
Lyra se pencha un peu en arrière pour étudier la vieille femme. Son apparence n’avait certes rien de très reluisante, mais il était clair pour la jeune fille qu’elle pratiquait la divination. Et à haut niveau qui plus est.
— C’en est vraiment une, conclut-elle en revenant aux pendules.
— Comment peux-tu le savoir ? s’agaça Jude. On ne peut pas dire qu’elle ait l’air éthéré et mystique des oracles de la cour.
Lyra soupira.
— Son Ombre, Jude. Il suffit de voir son Ombre.
Le jeune homme se pencha à son tour et plissa les yeux. Ce ne fut qu’à cet instant qu’il remarqua l’insecte perché sur le turban de la sorcière et qui les fixait d’un regard intense. Il s’agissait d’un papillon particulièrement gros et qu’il avait d’abord prit pour une breloque. Mais, en y regardant de plus près, il était possible de voir le très léger battement d’antennes de la créature. S’il se souvenait bien de ses cours d’entomologie, il s’agissait d’un grand sphinx de la vigne, un papillon de nuit aux troublantes teintes rose et vert.
Jude clapa de la langue.
— D’accord, un point pour toi. Mais ça ne change rien au fait qu’ils se permettent tout et n’importe quoi. Je ne comprends pas pourquoi on donne tant de liberté à ces devins de pacotilles. C’est du laxisme !
Une pensée subite faillit échapper aux lèvres de Lyra. Elle dû se mordre la langue pour la retenir car elle savait que faire remarquer à un nanti que la haute société se permettait déjà des folies sans jamais craindre le moindre retour de bâton n’était pas une bonne idée.
— Laxisme ou pas, soupira-elle à la place, les devins de pacotille, comme tu dis, ont l’art de lire les Arcanes du temps, quelque chose d’assez rare pour en faire des privilégiés parmi les privilégiés et ce n’est pas toi qui diras le contraire puisque nous savons pertinemment tous les deux que ta mère, comme le roi, ne se gêne pas pour louer leurs services pour des demandes aussi stupides que superficielles. T’énerver sur elle ne changera rien. Que penses-tu de celle-ci ?
Elle lui présenta une autre pierre, de l’œil de tigre cette fois-ci. Lyra clapa de la langue alors que la pierre l’immobilisait sous le nez de son ami. Jude l’écarta d’une main.
— Sérieusement Lyra, ça ne t’agace pas, toi ?
— Pourquoi ça m’agacerait ? questionna-t-elle distraitement en piochant une nouvelle pierre qui s’agitait drôlement vite. Ce n’est pas comme si elle nous avait insulté.
Puis, après un silence.
— En fait on pourrait dire que c’est toi qui lui as manqué de respect en premier en te plaignant de l’odeur. Que penses-tu de celle-ci ? demanda-t-elle en lui présentant du quartz rose.
Jude soupira, vaincu.
— Non, pas ma couleur. Il n’y aurait pas de l’émeraude plutôt ? Je préfère travailler avec elle.
Lyra fouilla un peu et parvint à dénicher une émeraude, cachée tout au fond. Elle planta le pendule devant son ami. La pierre bougea à peine.
— Tu es sûr de ne pas préférer le quartz rose ? s’étonna-t-elle. Il réagit drôlement mieux à tes énergies.
— Certain, conclut-il en attrapant l’émeraude. Je préfère le vert.
Lyra fit la moue, dubitative.
— Je me demande quand même ce qui agite autant cette pierre, se fit-elle la réflexion en la remettant en place.
— Aucune idée, éluda Jude dont les joues avaient pris une légère teinte rosée.
Derrière son comptoir, la vendeuse émit un rire sec et dédaigneux. Jude la fusilla du regard. Elle n’en fit aucun cas.
Devant le présentoir, Lyra hésitait.
— Tu veux t’en acheter un nouveau ? questionna Jude avec curiosité.
— Hmm ? Non, celui que tu m’as offert me convient très bien. Je me disais juste…
Elle passa la main entre les pendules et attrapa l’un d’eux qui se balançait calmement. Lorsqu’elle le sortit, la gérante releva une paupière paresseuse pour les observer du coin de l’œil. Lyra sourit.
— Regarde, elle a la même couleur que tes yeux, fit-elle en levant la pierre à hauteur de ces derniers.
— Une calcédoine bleue, lança la sorcière depuis son comptoir, excellent choix, petite. Peut-être devrais-tu en offrir à ton ami, ça lui calmerait les nerfs.
Jude s’étouffa à moitié d’indignation.
— Je vais y penser, répondit très sérieusement Lyra et Jude parut sans voix. Quoi ? ajouta-t-elle devant son air ahuri alors que la vieille dame riait aux éclats dans son dos. Elle a raison, ça ne te ferait pas de mal.
— Repose-moi cette fichue pierre et allons-nous-en, grinça Jude.
Son teint d’ordinaire si pâle était à présent rouge brique. Un signal d’alarme que pour une fois, Lyra identifia rapidement.
— D’accord, d’accord, s’amusa-t-elle en reposant la calcédoine. Va vite payer alors, je n’ai besoin de rien ici.
— Merci… souffla-t-il mais en rejoignant le comptoir, il avait le pas assez raide.
Lyra attendit près de la brume anti-vol. Elle observa la sorcière encaisser Jude, mais juste avant qu’il ne récupère son pendule, elle lui attrapa vivement le poignet et lui glissa quelques mots à l’oreille. Ça ne dura qu’un instant et il n’eut pas ouvert la bouche pour protester qu’elle le libérait déjà et le sommait de partir. Lorsqu’il rejoignit Lyra, il était dans tous ses états.
— Ne t’inquiète pas gamine, s’amusa la gérante derrière eux, ça lui passera.
*
— Satané vieille femme ! jura Jude dès sa sortie de la boutique.
Lyra le regarda s’énerver à tel point qu’il n’était plus le seul à trembler. Derrière lui, tout son matériel et ses livres menaçaient de s’envoler aux quatre vents.
— Je ne sais pas ce qu’elle t’a dit, mais tu devrais te détendre avant de devoir y retourner pour racheter un pendule.
Cette réflexion eut le mérite de le calmer instantanément. En fait, il était même livide lorsqu’il tourna un regard horrifié vers son amie. La simple idée d’y retourner semblait le rendre malade.
— Tu es sûr que ça va ? s’inquiéta Lyra en faisant un pas en avant.
— Je… C’est rien, se reprit-il rapidement en se secouant. Tu sais quoi ? lança-t-il avant qu’elle ait pu dire quoi que ce soit. Tu as raison, je vais réparer mon télescope, inutile d’en acheter un nouveau. Allons attendre ta mère chez Mme Fraîcheur.
Et sans lui laisser le temps de réagir, il remonta la rue d’un bon pas.
La Théière Chantante était un petit salon de thé assez populaire. On la reconnaissait par sa devanture constamment fleurie même en hiver et sa grande terrasse bordée de charmes. Cette dernière s’étendait largement sous des parasols enchantés qui se déployaient d’eux-mêmes au-dessus des clients qui en faisaient la demande. L’intérieur était tout aussi charmant et changeait de décor en fonction des saisons.
Aujourd’hui, le salon arborait encore les couleurs de l’été, savant mélange de jaune, de vert et de rose poudré mais où de légères teintes orangées commençaient à poindre à l’approche de l’automne. La peinture de lierre qui décorait les pourtours de la vitrine, par exemple, avaient vu la pointe de ses feuilles commencer à roussir.
Assit sur le rebord extérieur de cette dernière, un magnifique chat calico observait d’un œil attentif les clients installés en terrasse. Lyra l’admira battre lentement de la queue lorsque ses yeux mordorés se fixèrent brusquement sur elle.
— Bonjour, sourit-elle en lui faisant signe.
— Une table pour trois en terrasse, lança Jude à l’adresse du chat.
L’animal inclina imperceptiblement la tête et se retourna. Sous leur regard attentif, il traversa la vitre comme de l’air mais ne réapparut pas de l’autre côté. Un instant plus tard, un homme se présenta devant le petit portillon et leur indiqua une table où s’installer tout près de la bordure des charmes. Il leur remit un menu à chacun et s’en retourna à l’intérieur.
Lyra examina la sienne avec attention. Hormis les différents types de thé proposés – du plus classique thé noir au plus extravagants thés enchantés qui pouvaient vous faire flotter comme un nuage sur votre chaise ou vous plonger dans le plus beau des rêves éveillés – et leur lot de viennoiseries maison, c’était les glaces qui faisaient toute la renommée et la popularité de l’établissement. Du simple sorbet aux fruits en passant par les crèmes glacées, Mme Fraîcheur avait l’art et la manière de créer des glaces aux parfums surprenants et entêtant qui ravissaient même les plus aigris des sorciers.
Lyra se souvenait particulièrement de cette glace à la fraise qu’elle avait goûté un été. Le goût était tel qu’elle avait l’impression de se retrouver dix ans plus tôt alors qu’elle goûtait une fraise pour la première fois. Un instant somme tout saisissant.
Alors que Jude continuait d’étudier la carte, Lyra ne put résister à l’envie de se retourner. Elle ne fut pas surprise de découvrir que le chat calico était de retour à sa place, exactement au même endroit et dans la même position qu’à leur arrivée.
— Je me demande quelle forme prendront nos ombres, laissa-t-elle tomber, songeuse.
— Tête en l’air comme tu es, je pencherai pour quelque chose de volant comme un papillon ou un oiseau, répondit distraitement Jude qui hésitait fortement entre un thé aux fruits rouge et un thé vert. Ou alors un canidé, ça te permettrait de garder les pieds sur terre.
— Pas besoin de ça quand je t’ai toi, le taquina-t-elle.
— Très drôle, la rabroua-t-il en lui jetant un regard désabusé par-dessus la carte. Vraiment très trôle.
— Et toi ? éluda-t-elle sans quitter des yeux le chat.
— Sûrement quelque chose de terrien.
— Comme un verre de terre ? proposa malicieusement Lyra.
— J’aurais plutôt dit un loup ou un cervidé, rétorqua Jude avec une moue dubitative. Plus distingué.
— Hum-hmm, fit-elle en s’accoudant à la table.
— Pourquoi diable se sentent-ils toujours obligé de proposer un million de choix ? s’agaça-t-il.
— Pourquoi diable te sens-tu obligé de t’agacer pour si peu ? rétorqua calmement Lyra.
Vexé, Jude referma d’un coup sec son menu et le posa sur la table.
— Parlons plus sérieusement, fit-il en levant la main pour appeler un serveur. Tu n’as pas eu trop de problème à la banque ?
L’homme qui les avait installés se dépêcha de venir et prit leur commande : du thé à la violette et un sorbet au citron pour Lyra et du thé noir avec une crème glacée au chocolat pour Jude. Un instant plus tard, deux petites théière et leurs tasses assorties apparurent devant eux accompagnées de leurs coupelles de glaces.
Lyra admira les petits biscuits roulés qu’ils avaient savamment planté dans son sorbet. De petites étincelles s’échappaient de l’un deux, comme de minuscules feux d’artifices qui rependait des paillettes sur sa glace. Lyra le croqua en premier et fut envahie d’un long frisson alors que des milliers d’aiguilles sucrées lui picotaient la langue. Comme une enfant, elle ne put s’empêcher de la tirer et loucha pour en voir le léger pétillement qui parcourait ses papilles.
— Quelle tête, se moqua gentiment Jude en leur servant une tasse à chacun.
Lyra lui tira franchement la langue, libérant un peu plus d’étincelles qui rebondirent sur la table pour s’évaporer à mi-chemin du sol. Elle le remercia tout de même d’un sourire et soupira d’aise en buvant une gorgée de thé. Une délicieuse chaleur l’envahit alors qu’un délicat parfum de violette l’environnait.
Elle s’apprêtait à goûter son sorbet lorsque Jude reprit la parole.
— Alors ? relança-t-il.
Lyra parut confuse tout en savourant sa première cuillérée de sorbet. C’était acidulé exactement comme elle l’aimait. Et pendant un instant, elle oublia complètement la question de son ami.
— La banque, lui rappela-t-il. Comment ça s’est passé ?
Lyra haussa des épaules.
— Le guichetier était aussi grossier que d’habitude, éluda-t-elle en prenant une nouvelle bouchée de son sorbet. Mais après avoir examiné ma lettre et ma baguette sous tous les angles, il a bien fallu qu’il se rende à l’évidence que ça n’était pas des faux.
Jude émit un grognement tout à fait inélégant.
— On pourrait croire qu’avec ce qu’ils voient, ils seraient un peu moins hautains, grommela-t-il en jouant avec sa crème glacée.
— Un peu plus, tu veux dire ? le reprit-elle en croquant dans un nouveau biscuit – ordinaire celui-ci. Ils sont nés sans rien et ont la possibilité de se vautrer dans les richesses, bien sûr qu’ils sont hautains.
Jude la considéra, l’air blasé.
— Ta manière de voir le monde me fascinera toujours, lâcha-t-il platement.
Pour toute réponse, elle lui sourit et s’empressa de terminer son sorbet avant qu’il ne menace de le lui manger.
— Et du coup, ils t’ont donné combien, ces vieux radins ? la relança-t-il en terminant sa crème glacée.
Lyra le regarda avec amusement passer le doigt dans son bol, une mauvaise habitude qu’il avait prise chez elle lorsqu’il venait manger. Elle se demandait souvent s’il avait l’audace d’agir ainsi chez lui. Sûrement pas puisqu’elle n’avait encore rien entendu à propos d’une crise de nerf de Mme Kingsford sur ses fréquentations.
— Sept mille écus d’or et seize mille d’argent, lâcha-t-elle platement.
Jude qui buvait une gorgée de thé, s’étouffa et en recracha la moitié.
— Combien ?! s’exclama-t-il alors qu’un mouchoir ensorcelé essayait de lui essuyer le menton.
— Sept mille écus d’or et seize mille d’argent, répéta Lyra. Moins ce que je viens de dépenser, naturellement.
Jude se laissa retomber sur son dossier, songeur. Son mouchoir en profita pour terminer son office avant qu’il ne l’écarte pour se redresser.
— Je savais qu’Everglow ne lésinait pas à la dépense, mais tout de même… fit-il, pensif.
Puis, après un silence :
— Je devrais peut-être extorquer cette somme à August, sourit-il avec malice.
— Jude ! gronda Lyra aussi amusée qu’horrifiée.
— D’accord, d’accord, je me limiterai au matériel, promis.
Lyra plissa les yeux.
— Seulement à celui qu’il a détruit, ne va pas casser toi-même quelque chose pour le lui faire repayer, précisa Lyra avec un regard équivoque auquel Jude répondit par des yeux de biches.
— Voyons Lyra, ce n’est pas mon genre, fit-il avec une mine affectée, une main gracieusement posée sur son cœur.
— À d’autre ! s’amusa-t-elle.
— Bon, d’accord, je serais sage, c’est promis. Mais c’est bien parce que c’est toi !
Puis, après un nouveau silence :
— Oh fait, j’ai inventé une nouvelle manière d’envoyer des lettres, lança Jude de but en blanc et il se lança dans de longues explications sur comment il était parvenu à faire en sorte que la lettre se change en bulles de savon avant d’exploser en paillette pour apparaître devant son receveur.
Lyra lui fit promettre d’être la première à qui il enverrait une lettre pareille et ils poursuivirent leur conversation jusqu’à l’arrivée d’une Laurinda essoufflé, moins d’une trentaine de minutes plus tard.
— Pardon, j’ai pris un peu de retard, s’excusa-t-elle en reprenant douloureusement son souffle, mais Mme Ashford ne voulait pas me lâcher. Non merci, ajouta-t-elle alors que Jude lui proposait de s’asseoir pour prendre une tasse. J’adorerai, mais il est déjà tard et je ne voudrais pas laisser Angie et tante Agathe seules encore longtemps.
Elle prit tout de même le temps de remercier à nouveau Jude d’avoir tenu compagnie à Lyra et insista pour payer sa part.
— Oh, pas besoin, sourit le jeune homme. C’est moi qui régale.
— Tu es sûr ? s’inquiéta Laurinda. Parce que je peux…
— Certain, insista-t-il avec douceur. Vous n’avez qu’à vous dire qu’il s’agit d’un cadeau d’August, ajouta-t-il l’air malicieux. C’est dans son compte en banque que j’ai retiré.
Laurinda parut hésiter entre consternation et reconnaissance. Au souvenir de ce qu’il leur avait appris un peu plus tôt, elle parut nettement moins coupable au moment de répondre avec un grand sourire :
— Dans ce cas, il serait malpoli de refuser un cadeau d’August. Peut-être me laisserais-je même tentée par quelques scones. Ou non, des macarons ! Il y a bien longtemps que je n’en ai plus mangé et ils seront plus facile à emporter.
— Des macarons, c’est noté, approuva Jude avec un sourire au moment de rappeler le serveur.
Ce dernier accourut dans l’instant et moins de quelques minutes plus tard, Lyra et sa mère disaient au revoir à Jude qui s’apprêtait à payer la note.
Sur le chemin du retour, Laurinda souriait comme une enfant en dégustant ses macarons.
— Tu veux goûter ? demanda-t-elle à Lyra. Ils sont divins.
— Non, garde-les, sourit Lyra.
Voilà bien longtemps qu’elle n’avait pas vu cet éclat dans les yeux de sa mère, pour rien au monde elle n’aurait voulu qu’il s’éteigne.
Mais, parvenue rue de l’Arbre-Chanteur, alors même qu’elle finissait de lécher les dernières miettes de macaron sur ses doigts, une explosion retentit. De la fumée s’échappa d’une fenêtre au numéro 16 et Laurinda perdit instantanément toute couleur.
— Oh, non, souffla-t-elle en pressant le pas, qu’ont-elles encore détruit ?
Mère et fille étaient à peine arrivée en vue du portillon qu’un boulet de canon s’en échappa et fonça se jeter dans les jupons de sa mère en hurlant. Des cris réprobateurs lui répondirent depuis la maison avant qu’une autre silhouette n’en émerge à son tour, le pas vif malgré sa canne.
Tante Agathe apparut alors à l’entrée du petit jardin, la canne brandit au-dessus de sa tête en représailles. Elle avait les cheveux hirsutes et toussait des volutes de fumée. De la suie maculait toute sa personne et il y avait fort à parier que la petite qui cherchait à se cacher dans les jupons de sa mère l’était tout autant. Au milieu des pleurs, Lyra perçut d’ailleurs et assez distinctement quelques gloussements venant de la fillette. Elle a encore jouée les apprenties chimistes, se désola l’adolescente en se passant une main sur le visage.
— Je ne suis pas venue pour me faire insulter ! vociférait la vieille dame, assez fort pour rameuter le voisinage qui sortaient la tête de portes et de fenêtres pour voir ce qu’il se passait. C’est la dernière fois que je garde ce démon, ça je peux vous le jurer !
Et sur ces mots, elle retourna d’un bon pas à l’intérieur en claquant la porte.
Un lourd silence s’abattit sur la rue. Un à un, les gens se désintéressèrent de la scène et rentrèrent chez eux.
Lyra et sa mère se jetèrent un regard dépité.
— Elle le pensait vraiment, tu crois ? demanda-t-elle sombrement Laurinda.
— Comme à chaque fois qu’elle garde Angie et qu’elle fait exploser quelque chose, observa platement Lyra.
Sa mère soupira.
— Bien, puisqu’il faut y aller.
Il leur fallut se blinder de courage car ce n’était pas leur maison qu’elles étaient sur le point de rejoindre mais une véritable cage à lions et elles n’étaient pas certaines que le plus dangereux d’entre eux soient la vieille tante Agathe.
Traînant le petit monstre derrière elles, mère et fille s’engagèrent dans la petite allée aux pavés fissurés qui donnait sur le numéro 16.
Je suis contente de voir que mon histoire te plaise ^^ pour ce qui est de sa longueur, je fais exprès de prendre mon temps, c'est une cosy fantasy après tout et j'avais envie de profiter de l'univers tranquilou. Je n'ai pas de nombre de page prévu, mais selon mes calculs (parce que je suis une architecte sévère) il y aura 54 chapitre :)
A bientôt !
Concernant la divination, je me demandais si ça allait être de la "vraie" divination ou une escroquerie, et j'aime bien le fait que ce soit de la "vraie", ça change un peu de Harry Potter.
Après le passage sur "tu pourrais les réparer", je me demande si les sorciers de cet univers ont une conscience écologique ou si c'est juste une question de classes sociales.
La voyante a fait une prédiction à Jude sur son futur échec amoureux avec Lyra ou quoi ?
Et encore une fois je trouve qu'Angie est vraiment inquiétante. Soit c'est normal dans cet univers que des pré-ados sur le point d'entrer au collège fassent exploser tout et n'importe quoi, soit elle a vraiment un problème de sérieux et de maturité.
Tout d'abord il y a une incohérence :
"L’assortiment de cinq fioles, deux béchers et un alambic moitié moins grand que la taille standard coûtait le double de ses cinq uniformes."
Puis un peu plus loin :
"Tout ce matériel avait coûté un peu plus cher que ses uniformes."
Or le matériel comprend la verrerie, si je ne m'abuse ? Ou bien la verrerie qui coûte le double des uniformes, est celle en écailles de sirène, la plus chère ?
"Je n’ai que faire de mon télescope, il n’a certainement pas la même valeur sentimentale que le tient." => le tien
"des perles y étaient suspendues de ci de là par des filaments argentés, pareil à des larmes d’étoiles" => pareils (si c'est les filaments), pareilles (si c'est les perles)
"le faut saphir qui décorait son front" => faux
"— Tu devrais le larguer chérie, conseilla-t-elle à Lyra, il ne t’apportera pas grand-chose." PTDRRRR
D'ailleurs une possibilité serait de tourner ça de façon divinatoire, genre "je ne vois rien de positif dans l'avenir qu'il pourrait t'apporter" ou "vos auras ne sont pas compatibles, je parie qu'il est du signe du hibou alors que toi tu es clairement un dauphin, vous ne vous accordez pas"
"d’autre encore, restait étrangement statique" => pourquoi au singulier ?
"Une pensée subite faillit échapper aux lèvres de Lyra. Elle dû se mordre la langue pour la retenir car elle savait que faire remarquer à un nanti que la haute société se permettait déjà des folies sans jamais craindre le moindre retour de bâton n’était pas une bonne idée." LOL ça me rappelle beaucoup trop la vraie vie
"Il leur remit un menu à chacun et s’en retourna à l’intérieur. Lyra examina la sienne avec attention." => problème d'accords, je suppose que le "menu" était précédemment une "carte" ?
"D’accord, d’accord, je me limiterais au matériel, promis." => limiterai
À moi à présent la longue réponse : déjà, il n’y a pas vraiment de conscience écologique, il n’y a même pas vraiment de pollution dans l’univers comme on pourrait en trouver dans le nôtre (si l'histoire est inspiré de HP il n'y a pas de "Moldus" ni de monde caché, le monde de Lyra est entièrement magique et les seules machines qui existent sont à vapeur ou fonctionne par magie).
Comme tu le relève, c’est plus une question de classe sociale et surtout de moyens, Lyra et sa famille ont tendance à réparer le plus possible pour éviter de gaspiller le peu d’argent qu’ils ont contrairement à Jude qui pourrait racheter l’allée des Embruns sans être sur la paille (enfin, s’il tapait dans le compte en banque de ses parents).
Pour ce qui est de la prédiction… je ne dirais pas un mot ! ; ) Excepté que j’adore les fins heureuses et que je les aime trop pour leur briser le cœur. Donc je ne pense pas remanier le commentaire de la vendeuse comme tu le propose, de mon point de vue elle cherche surtout à titiller un sceptique qui l'agace, ce n'est pas méchant.
Quant à Angie… je crois que je vais modifier son âge. Je ne sais pas encore comment je vais m’organiser mais je l’imagine vraiment assez petite et donc immature. Mais vu ce que tu soulèves, je me rends compte qu’à 10 ans elle est quand même un peu trop turbulente et collée aux jupons de sa mère (peut-être reculer son âge d'un ou deux ans ? à voir).
Les explosions ne sont pas à proprement parlé « ordinaire » dans l’univers, mais disons que ça arrive, surtout avec les enfants qui commencent tout juste à apprendre à manier leur magie.
Pour les incohérences, c'est l’assortiment en écailles de sirène qui coûte une véritable fortune, la version en verre est plus abordable et c’est celui que prendra Lyra. Je relierai ça.
Voilà, je crois que c’est tout. Encore merci pour les coquilles ! J’espère que la suite sera à la hauteur de tes attentes.
À bientôt ! :)
(C'est vrai que c'est quand même totalement un truc de kéké. Prendre les fioles les plus chères possible alors qu'elles sont de moins bonne qualité.)