Tous le suivirent jusqu’à sa chambre située sous les combles, à l’étage de la chaumière. Une vaste chambre avec un lit étroit, un coffre de bois, des tapis de laine et des coussins jetés pêle-mêle au sol, un fauteuil à bascule qui couinait dès que l’on tentait de s’y assoir et un perchoir pour Thiya. Sous la pente du toit agrémenté d’une lucarne, un bureau, une chaise et des étagères remplies de livres, à l’opposé, une simple croisée ouvrait sur la mer. Till repoussa discrètement sous le lit une chaussette orpheline, tira la couverture sur l’oreiller, regroupa dans un coin quelques objets abandonnés et ramassa le tas de feuilles griffonnées qu’il jeta sur son bureau. Ma aurait probablement critiqué ce rangement expéditif mais Till trouva le résultat plutôt satisfaisant.
- Tu les as tous lus ? demanda Blair consterné par la quantité d’ouvrages alignés sous ses yeux.
Till rougit à nouveau, il en avait lu une grande partie, plus pour rompre l’ennui des mauvais jours ou complaire à Ma que par réelle passion. Mais l’avouer risquait de le faire passer pour un gratte-plume, et ça, il voulait l’éviter à tout prix :
- Non, non, répondit-il trop précipitamment. C’est Ma qui les range là.
- Ouf, tu m’as fait peur !
La courtoisie aurait voulu qu’il propose le lit à Naëlle mais il craignit que cette offre ne reçoive un accueil mitigé. Il ne tenait pas à la vexer une nouvelle fois. Ils disposèrent donc tous les tapis et coussins au centre de la pièce et s’installèrent pour un bivouac improvisé. Thiya avait regagné son perchoir, attentive à la discussion :
- Bon, maintenant qu’on se connaît mieux, tu peux nous en dire plus sur toi, d’où tu viens par exemple ?
- Blair ! s’exclama Naëlle, excédée.
- Ben quoi ? T’es une célébrité, tu peux pas l’ignorer ! le taquina Blair, et puis si on veut apprendre à te connaître, il faut bien qu’on te pose des questions.
- N’y vois aucune malice, expliqua Châny, et surtout ne nous prête pas des intentions qui ne sont pas les nôtres. Mais tu sais, il vaut mieux parfois dire simplement les choses pour couper court aux malentendus.
Till toussota pour se donner une contenance. Personne ne lui posait jamais cette question car la réponse était inscrite sur lui, en évidence. Mais il était plus facile d’éluder une évidence que d’affronter une réalité dérangeante. Till était une réalité dérangeante. Or, ici, dans cette chambre, avec ses nouveaux amis, le contexte était tout autre, ils voulaient entendre son histoire. Les regards bienveillants l’encourageaient à parler mais par où commencer ?
- Vas-y en vrac, lança Blair qui avait perçu son hésitation, on fera le tri.
- En fait il y a peu à raconter. Elhyane m’a trouvé sur la plage après une tempête. La plage qui est juste en dessous de la maison. Une barque s’était échouée sur les rochers, la coque brisée. J’étais à l’intérieur, enfin à l’intérieur de ce qu’il en restait, dans un coffre de bois, celui-là, dit-il en le désignant d’un mouvement du menton. Ma mère m’y a probablement placé pour me protéger. La barque était spéciale, petite et fermée par un couvercle de toile. Pas une barque de pêcheur comme celles d’ici. Elhyane pense qu’il s’agissait de l’embarcation de secours d’un bien plus gros navire. Probablement un navire du continent…
La dernière phrase avait été lâchée d’une voix étouffée, Till en éprouva un immense soulagement. C’était dit.
- C’est vrai que des pêcheurs de la Pointe en ont aperçu quelquefois, mais très au large. Ils étaient suffisamment gros pour faire tache sur l’horizon, dit Naëlle en acquiesçant de la tête.
- Le vieux Brack raconte qu’une nuit où il s’était perdu dans le brouillard il a failli être percuté par un énorme navire. Un monstre de métal, sans voile et sans rame. Il raconte qu’il glissait sans bruit sur l’eau et que sa coque mesurait au moins la longueur de dix baleines, et qu’il était si haut qu’il disparaissait dans les nuages. Mais il a peut-être exagéré, commenta Blair en riant, on sait que le vieux Brack a l’imagination fertile surtout après quelques pintes de bière. En tous cas, ça expliquerait ta drôle de dégaine si tu viens du continent...
- Les hommes du continent sont comme nous, Blair, observa Châny en réfléchissant, on vient tous du continent. Non, les cheveux blancs de Till peuvent avoir une autre explication, beaucoup plus logique, et je m’étonne que personne n’y ait pensé.
- Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Naëlle.
- Eh bien, j’ai lu qu’une grande frayeur, une grande douleur ou une grande épreuve peuvent provoquer la décoloration de la chevelure en une seule nuit. Et, réfléchissez, Till a vécu les trois. Ses cheveux blancs sont une simple manifestation de son malheur. Ta mère doit bien le savoir, elle ne t’en a jamais parlé ?
- Non, je crois qu’elle ne les voit même pas.
- Ou qu’elle cherche à te protéger en évitant de raviver des souvenirs pénibles, dit Naëlle, c’est souvent ce que font les mères. Tu avais quel âge ?
- Pas plus d’un an, mais Elhyane n’est pas certaine…
- Ça peut vouloir dire aussi qu’elle préfère que tu ignores d’où tu viens réellement, remarqua Blair. On raconte de terribles histoires sur certains peuples qui vivaient là-bas.
- Tu parles d’il y a plus de cinq cents ans, dit Châny, aujourd’hui on ne connaît rien du continent !
- Il y avait le peuple des Sables, les Torks, poursuivit Blair ignorant la remarque, celui qui a provoqué notre départ. C’était de fameux guerriers, redoutables…
- Mais il existait une multitude de peuples à cette époque, coupa Châny avec patience, rien ne prouve qu’il descende de celui-là plutôt que d’un autre.
- Alors, tu serais peut-être un descendant du peuple des Sables, murmura Naëlle troublée.
- Ce qui expliquerait, poursuivit Blair pour étayer son raisonnement, pourquoi certains te regardent de travers.
- C’est ça, répondit Till avec tristesse.
- Et ta mère, elle en dit quoi ? demanda Naëlle.
- Oh ma mère, elle dit que c’est sans importance d’où je viens. Que les autres peuvent penser ce qu’ils veulent, que ça ne change rien. Et que s’ils insistent elle saura bien leur rappeler d’où ils viennent eux aussi. Elle dit que le peuple des Sables était un noble peuple et que s’il était certain que ce soit mon origine, je n’aurais pas à en avoir honte.
- Ta mère est bien la première personne que je rencontre qui défende le peuple des Sables, s’étonna Châny.
- Ma mère n’est pas comme les autres, répondit Till.
- De toute façon, tu ne connaîtras jamais la réponse, observa Naëlle. Peu importe d’où tu viens, Till. Tu es le fils d’Elhyane et comme nous, tu appartiens à l’île. Ça, c’est une certitude.
- Et, insista Blair, c’est pas des radotages de trognons raboteux qui vont nous chambarder la tête.
La discussion rebondit, ils évoquèrent à tour de rôle leurs familles, les trois étaient originaires de Lajo, un village plus à l’ouest. Till voulait tout connaître de ses compagnons et les noyait sous un flot continu de questions. Les parents de Châny tenaient l’imprimerie, la seule de l’île ; ceux de Naëlle étaient agriculteurs ; le père de Blair travaillait la laine, sa mère occupait la fonction de Maistre au Foyer de Lajo. Ils se connaissaient depuis l’enfance et ne se quittaient jamais qu’à regret si bien qu’on les désignait par l’appellation peu flatteuse du « mouton à six pattes ».
- Tu comprends, chevrota Blair en activant sa mâchoire comme celle d’un ruminant, nous on n’est pas spécial, on est supra-spécial !
- Des inédits ! ajouta Naëlle en levant conjointement index et sourcils.
- Des Zinsolites, dit Châny.
- Je dirai même plus des Zinzinsolites, souligna Blair avec malice.
- Tu as raison Blair, affirma Châny empruntant soudain une voix grave et un ton solennel. Nous appartenons à la très prestigieuse confrérie des Zinzinsolites. La confrérie des Zinzinsolites est en totale opposition à l’assemblée des Zordinaires. Till, la confrérie a reconnu en toi un élément prometteur. C’est pourquoi, en accord avec ce principe énoncé d’opposition, acceptes-tu d’entrer dans notre communauté ?
- Je l’accepte, répondit Till, jouant le jeu.
- Promets-tu d’obéir à la règle première, dernière et universelle qui décrète qu’il n’existe rien au-dessus du serment d’amitié ?
- Je le promets.
- Krâa, Krâa…
- Oh pardon Thiya ! s’excusa Châny. Le promets-tu également ?
- Krâa, Thiya promettre !
Ils rirent beaucoup. Puis la fatigue eut le dernier mot et le souffle profond du sommeil envahit petit à petit la pièce. Till éteignit la lumière mais demeura les yeux ouverts dans le noir malgré l’épuisement. Le destin qui l’avait tenu si longtemps isolé du monde, lui envoyait aujourd’hui des compagnons généreux, drôles, à l’âme aventureuse. Blair, Châny, Naëlle, sans parler de sa rencontre avec Piblô. Une journée plus que particulière.
« A aube nouvelle, nouvelle espérance », disait Ma les jours d’inspiration.
Était-il possible qu’en si peu de temps sa vie soit bouleversée au point qu’il remette en question ses résolutions de la veille ? N’était-il pas encore en train de rêver ? Le ronflement assourdi de Blair le rassura. Il chassa les sombres pensées, les lendemains s’annonçaient plein de promesses et Till avait bien l’intention de saisir cette opportunité pour contrecarrer le destin :
« Rien n’est jamais écrit, affirmait sa mère, chacun a la possibilité de prendre sa vie en main. C’est une question de choix et de courage ».
Avec un pincement au cœur, Till réalisa que, dans son enthousiasme, il avait presque hâte de quitter la maison. Il eut une pensée pour Elhyane, la seule mère qu’il n’ait jamais connue, pour Piblô le mystérieux sylphe, et glissa à son tour dans une torpeur réparatrice.
Petites suggestions :
- Or, ici, dans cette chambre, avec ses nouveaux amis, le contexte était tout autre, ils voulaient entendre son histoire. Les regards bienveillants l’encourageaient à parler mais par où commencer ? => un deux-points explicatif après "le contexte était tout autre" ? et la virgule du 'mais'.
A très vite !
A très bientôt
Un moment tout doux dans cette chambre d'enfant :) Avec pas mal de petits détails attendrissants et qui font vrai - la chaussette orpheline, les questions autour de tous les livres lus... Till parle de son passé avec beaucoup de poésie je trouve - le bateau, les monstres de métal etc - et c'est un plaisir d'en apprendre plus sur lui en même temps que ses camarades.
J'ai vu un commentaire plus bas comme quoi ça insistait trop sur sa différence, et tu as bien fait de retoucher, ainsi c'est très naturel et elle se ressent d'elle même, cette différence. Et en même temps de la connivence qui s'installe. Beaucoup d'humour aussi dans cet échange.
Quelques bricoles :
>> "N’y voit aucune malice" > vois ?
>> "Mais il était plus facile d’éluder une évidence que d’affronter une réalité dérangeante. Till était une réalité dérangeante." Ce passage est très beau, très parlant en peu de mots <3
>> "c’est pas des radotages de trognons raboteux" Ahah, j'aime beaucoup !
A bientôt =)
Merci de suivre avec toujours autant de bienveillance les aventures de Tll. Je corrige la coquille. J'espère que la suite te plaira autant.
A bientôt
Tu nous transportes dans l'univers d'une chambre d'enfant, le décor est bien planté. La bienveillance de ce groupe d'amis est agréable à lire.
C'est vrai que ça fait beaucoup de nouvelles rencontres en si peu de temps. Et encore d'autres à venir :)
Merci pour ton retour.
A bientôt
Un bon chapitre à mon avis pour plusieurs raisons.
Le titre est éclairci et on en apprend plus sur ce mystérieux peuple des sables disparu.
De plus, le fait d'en apprendre plus sur ses origines m'a rendu le personnage principal beaucoup plus sympathique / attachant / intéressant.
On commence à se poser beaucoup de questions notamment sur l'extérieur de l'île.
Une petite remarque :
« A aube nouvelle, nouvelle espérance » J'ai trouvé l'expression sympa mais je trouve que ça sonnerait encore mieux avec "nouvelles espérances", qu'en penses-tu ?
A bientôt !
Je suis heureuse que ce chapitre t'ait plu. Nouvelles espérances, c'est mieux, tu as raison. Quant au titre, je suis toujours sur la réserve, en cherchant je suis tombée sur un autre roman qui porte le même titre. Donc j'en cherche un nouveau, si au cours de ta lecture tu as une inspiration, je suis preneuse.
Un grand merci à toi et à bientôt
Et je l'ai changé deux semaines après...
Ne te stresse pas trop avec ça, ça va venir naturellement (=
Encore un chapitre réussi. On plonge véritablement dans l'histoire, le suspense est installé. Tu mentionnes le continent, un univers mystérieux et les possibles origines de Till, le peuple des sables. On se pose beaucoup de questions. Till est-il un guerrier ? Sera-t-il amené à lutter ? Quelle frayeur a fait blanchir ses cheveux ? Ce chapitre nous rappelle celui sur les scientifiques que j'ai envie de retrouver (mais je sais que je vais devoir attendre ;) ) Il y a encore de nombreux dialogues mais je les trouve très efficaces. Les enfants sont toujours aussi attachants. Une petite remarque. J'ai été étonnée par le terme "consterné " au début du chapitre que j'ai trouvé un peu fort.
A bientôt.
Je suis heureuse que l'histoire t"accroche. Les informations arrivent au compte-gouttes et suscitent plus de questions que de réponses. Comme tu l'as compris, les explications viendront plus tard.
Les dialogues sont assez denses, un peu trop. C'est une partie que je vais retravailler dans la réécriture.
Blair est "consterné" par l'accumulation de livres. Il a du mal à imaginer qu'on puisse posséder et lire autant de livres, lui qui a du mal a en ouvrir un qui ne contienne pas d'images. "Consterné" est un peu fort mais il correspond au caractère de Blair.
Un grand merci pour ta lecture constructive et à très bientôt.
Blair est plein de malice et se pique pour Till, mais point trop n'en faut. Du reste, il est repris assez souvent par Naëlle (au passage, j'ai un neveu d'origine arabe qui se nomme Nahel). On apprend une foule de petites choses sur les origines de Till dans ce chapitre, mais elles sont distillées avec parcimonie. Peu à peu, l'histoire avance, se structure.
Au sujet du titre, si tu ne veux pas faire doublon avec celui du précédent, pourquoi ne pas appeler tout simplement ce chapitre : "La barque" ?
Bien à toi !
J'ai réduit comme tu me le suggères tout le passage sur la différence , effectivement j'insiste trop et ça devient redondant comme le dit si bien Naëlle.
N'hésite pas à être plus critique, je ne suis pas susceptible.
A bientôt
En fait ce chapitre est assez long, je l'ai divisé en deux pour vous le présenter mais en réalité il ne fait qu'un.
L'intrigue est bien maintenue et nous pousse au chapitre suivant. Tes descriptions, toujours bien dosées (pas trop) et claires nous dépeignent vraiment le tableau.
Petites remarques:
- Selon mon ressenti, je trouve qu'il y a trop d'insistance sur le fait qu'il soit différent. Ça devient redondant.
- tu utilises le terme différent, différence, le concernant et encore quelques lignes plus loin en parlant d'autre chose.
Au plaisir
Merci pour ton appréciation toujours positive et pour tes remarques pertinentes. J'en prends note.
A bientôt