En chemin pour Mÿrre
Cela faisait quelques jours que Zaven, Marie et Hestia avaient quittés Eybure. Grâce à la voiture que le cadet avait dénichée, ils allaient enfin quitter les terres kalokas. Doucement, mais surement la troupe d’exilés se rapprochait de la région de Yacuiba. Afin d’éviter la milice, Hestia avait choisi le chemin le plus long. Ils avaient traversé la Zorrèce pour la quitter en son sud. Ensuite, elle voulait les faire passer en terre neutre sans s’arrêter en Kentronakan. Ainsi, ils arriveraient en bas de la région sableuse et devraient remonter le lac pour se diriger vers Mÿrre. Ils prendraient ce temps pour chercher la cachette de la résistance dans le désert. Pour Hestia, en revanche, ce temps seul était un ennemi. Il était de celui qui remet tout en question, qui bouleverse toutes nos certitudes et brule tous les espoirs. La mère de famille restait silencieuse pour porter sa croix. C’était sans compter sur le don de sensitive de Marie, elle sentit la détresse de sa belle-mère et s’employa donc à la lui faire partager.
_ Mis à part le fait qu’il se cache avec la résistance, pourquoi veux-tu à tout prix aller voir Bénédit ? demanda Marie en berçant ses jumeaux avec douceur.
_ C’est un homme sage qui nous connait tous les deux, enfin qui nous connaissait tous les deux, répondit fébrilement Hestia les yeux dans le vague en pensant à Paskhal.
_ À quand remonte votre rencontre dans ce cas ? les coupa Zaven tout en continuant de conduire prudemment dans l’obscurité.
_ Oh, mon enfant, tu m’engages sur une longue histoire et dans un monde bien différent qu’est le nôtre ! plaisanta froidement Hestia.
_ Mais nous avons tout le temps pour ça… insista le cadet en plantant son regard dans celui de son ainé à travers le miroir du rétroviseur.
Contre toute attente, Hestia se plongea dans un récit qui lui mit le rouge aux joues et les larmes aux yeux. Une vieille fougue s’empara doucement de la dame de cœur à travers ses souvenirs.
_ Le don de liseuse a toujours été rare comme la plupart des pouvoirs psychiques des Kalokas. Je le tiens de ma grand-mère et c’est elle qui m’a appris à m’en servir, commença Hestia avec un regard empreint de nostalgie. Ma Gege avait fait carrière avec ses mains. Elle était appelée sur toutes les enquêtes ! Des recherches mineures aux sombres affaires politiques. Ma grand-mère était reconnue pour son talent et elle m’a formé pour que je suive ses pas. Elle m’a appris à lire, mais aussi à me défaire de mon don pour pouvoir vivre au quotidien avec.
_ Geneviève Lelouey, oui elle était une personnalité chez les Kalokas… acquiesça Marie avec estime.
_ Dans tout le Nouveau Monde, la reprit Hestia.
La dame de cœur continua à raconter sa jeunesse entourée de sa grand-mère. Elle l’avait pratiquement élevée. Destinée à une grande carrière de liseuse, Hestia avait dû la suivre à travers ses enquêtes et ainsi elle avait presque parcouru tout le Nouveau Monde.
_ Gege était douée et elle savait y faire avec tout le monde. Contrairement à moi, elle ne lisait pas que les indices laissés sur une scène de crime. Elle allait interroger tous les témoins et plus encore. Elle les lisait, quitte à les faire chanter sur un autre sujet pour arriver à son but. Régler son affaire. Meurtre, vol, disparition, rien n’était jamais laissé sans réponse avec elle.
_ Je ne t’ai jamais vu lire quelqu’un pourtant, releva Zaven intrigué.
_ En effet. J’ai vu ma grand-mère plonger dans les personnalités les plus sombres et m’y emmener avec elle. Il est dur de lire une personne. Nous pouvons presque tout apprendre d’elle, mais à quel prix ? On s’oublie un peu plus à chaque fois pour intégrer les souvenirs d’autres personnes à la place. Quand je l’ai vu se perdre au point de confondre ses souvenirs avec ceux qu’elle avait lus, je me suis promis de limiter mes lectures aux objets. J’ai donc toujours évité de lire des personnes et j’ai rarement accepté de lire mes amis et ma famille. Enfin jusqu’à présent… souffla Hestia douloureusement.
Geneviève Lelouey avait fini par perdre la raison. N’ayant plus de notion du temps qui passait et s’appropriant des pensées qui n’étaient pas les siennes, elle était tombée dans l’oubli.
_ Et je pense que tu as bien fait, la rassura Marie.
_ Oui, à part si tu enlèves la partie où je n’ai jamais lu mon âme sœur lui permettant ainsi de commanditer la mort de ma fille ainée, cracha Hestia avec douleur.
_ Tu ne peux lire que ce qui s’est déjà passé, tu n’aurais jamais pu prévoir son avenir. À moins de lire Paskhal tous les jours, tout ceci était presque inévitable, intervenu Zaven en ralentissant la cadence de la voiture sur la route pavée.
Après avoir pris le temps de souffler un peu, Hestia reprit son récit doucement. Elle raconta comment elle avait parcouru toutes les régions du Nouveau Monde ou presque. Elle avait appris ainsi à se servir de son don, mais aussi à connaitre la nature des Siréliens et des Humains. Celle qui avait lu plus de personnes que de livre avait décidé de se méfier du genre humain plus que les autres. Elle avait découvert leur peur de la différence et leur jalousie envers les Siréliens. C’était pour ça qu’elle avait pris peur pour Manon quand celle-ci voulut quitter le petit village d’Eybure pour voyager à son tour. Si seulement Hestia avait su que le mal était déjà dans son foyer à l’époque, elle ne serait pas confiée à Paskhal sur le don de sa fille. Si seulement elle l’avait lu…
_ Et c’est lors l’une de ses enquêtes que j’ai rencontré Bénédit. J’avais tout juste quatorze ans, voyez-vous et lui en avait déjà vingt-six. C’était un jeune plein de fougue et il nous a aidé ma grand-mère et moi, continua Hestia avec mélancolie.
_ C’était déjà un Physé prometteur ? la questionna Marie en donnant le sein à Almon pendant que son frère dormait.
_ Non, c’était déjà l’Élu des rouges à cette époque !
_ Et vous enquêtiez à Mÿrre ? surenchéris Zaven.
_ Non ! Nous étions au fin fond de la Zorrèce dans un petit lieudit qu’on appelle Rerdonn… les repris Hestia joyeusement. Gege avait fait venir Bénédit de loin pour qu’il nous assiste sur un mystérieux meurtre. Elle n’avait déjà plus toute sa tête et je gérais pratiquement l’enquête seule, malgré mon jeune âge. L’aide d’un Élu doué de guérison pour une mort si suspecte n’était pas de trop !
_ Laisse-moi deviner, c’est comme ça que tu as rencontré Paskhal ? compris Marie avec son intuition redoutable.
_ De l’ombre peut naitre la lumière comme aime dire mon cher Bénédit, acquiesça Hestia douloureusement. Nous avions été appelés par un conciliateur pour venir élucider la mort d’un Kalokas, Zohab Agape. Il n’était pas seulement mort, il s’était transformé en poussière, littéralement.
_ C’est impossible ! s’écria Zaven en se garant dans l’antre d’une forêt en terre neutre.
_ C’est pour cela qu’on a demandé de l’aide à Bénédit. Il nous était impossible de lire la moindre de ces cendres, reprit Hestia avec précision en sortant de la voiture pour se dégourdir. J’ai donc dû me mettre à interroger l’entourage comme le souhaitait Gege et j’ai commencé par rencontrer son unique fils.
_ Paskhal, souffla Marie en bordant silencieusement Almon et Altis sur la banquette arrière de l’auto.
Sous la pleine lune, Marie continua à écouter sa belle-mère tout en surveillant le sommeil profond de ses fils.
_ Et je n’ai pas réussi à le lire…
_ Parce qu’il se servait de son don contre toi ? s’offusqua le cadet.
_ Non, parce que je me suis liée à lui dès que j’ai posé mes yeux sur lui. Je suis tombée sous le charme de ce beau jeune homme de vingt-deux ans et je n’ai jamais résolu cette affaire, conclut Hestia.
_ Tu es devenu son âme sœur, mais tu n’as jamais continué cette enquête ? l’interrogeât-il surpris.
_ J’étais jeune et j’ai vu ma grand-mère perdre la tête en s’essayant à ce casse-tête. Elle a lu Paskhal et tout son entourage, mais n’a jamais rien dévoilé de ses lectures à part des mots incohérents.
_ Lesquels ? Tu t’en souviens ? la questionna Marie avec curiosité.
_ Oui je m’en souviens… elle les a répétés jusqu’à la fin de sa vie. Cette enquête lui a couté sa raison, mais aussi son souffle. Trois, ainé, anathème, poison, sang. C’étaient ses mots.
_ Tu n’as jamais pensé qu’ils avaient vraiment du sens ?
_ Aujourd’hui encore je me le demande, mais je ne leur ai jamais trouvé une signification même après tout ce temps.
_ Et Geneviève est décédée peu de temps après, interpréta Marie.
_ Oui d’une grippe foudroyante et j’avais déjà perdu mes parents. Comme Paskhal, j’étais à présent orpheline. Il est donc devenu ma seule famille. Trop jeune pour être une femme libre, Bénédit a consenti à nous marier pour que je n’aie pas à vivre en foyer. Au fil du temps, j’ai toujours gardé le contact avec ce jeune Élu et il est devenu mon meilleur ami.
Hestia se plongea alors dans de nombreux récits où Paskhal et Bénédit avaient parcouru leurs terres pour régler les problèmes des uns et des autres. Grâce à son ainé Élu, Paskhal trouva sa vocation de conciliateur avant de devenir à son tour l’Élu des Kalokas. Elle se remémora le soutien que leur avait apporté leur cher ami dans leur quête de famille. Bénédit avait mis son don de guérison au service d’Hestia pour lui permettre d’enfanter. Ensuite, il fallut presque trois ans à Hestia pour tomber enceinte et donner la vie à Arthur.
_ J’étais si jeune à l’époque. J’avais presque dix-huit ans et je n’ai jamais dit à Bénédit que c’est grâce à un accord avec Namon que j’ai pu fonder cette famille. Bien que Paskhal savait que j’avais prié la Déesse pour pouvoir enfanter et qu’en échange, elle nous avait donné Solenne à ma deuxième grossesse, il n’en a jamais parlé non plus. Au contraire, il se montrait reconnaissant envers lui comme si c’était plus facile à croire que j’avais donné la vie grâce au don de Bénédit.
_ Et malgré cela, il n’a pas hésité à le trahir et vendre Sonfà au conseil ministériel ! La nièce de son ami, cracha Zaven avec haine.
_ Oui… Il aura tué sa fille, trahit un frère et fait enlever une innocente juste pour garder le pouvoir. Je suis son âme sœur et je ne me suis jamais douté de rien…
_ Ce n’est pas de ta faute ! la coupa Marie en la prenant dans ses bras.
Comme un écho au mal-être de la dame de cœur, la pluie s’abattit sur eux avec fureur. Les gouttes qui cognaient sur le capot semblaient rappeler à Hestia chacune des trahisons de son mari. Triste et encore soumise à son amour pour lui, elle ravala sa peine comme elle le pouvait. Énervée par son impuissance et sa naïveté, elle se promit de ne plus faire les mêmes erreurs.
_ Quand nous arriverons en terre physée, je lirais toutes personnes qui peuvent nous aider à retrouver Bénédit. J’apprendrais leur secret et m’en servirais contre eux pour qu’ils nous aident. Je ferais chanter la milice s’il le faut, mais nous atteindrons la résistance et grâce à eux, j’enlèverais le pouvoir des mains de Paskhal. Ainsi, il se rappellera qui il était. Je vous en fais la promesse ! Souviens-toi s’en, Marie. Souviens-toi s’en.