Chapitre 6 : Langages (deuxième partie)

D’après les premiers constats, le peuple du fleuve, comme Yana l’appelait, fabriquait ces embarcations à l’aide de branches souples des arbres qui poussaient au bord de l’eau. Les branches devaient être assouplies et fixées très serré, les interstices étaient comblés avec des tiges de roseaux sauvages, insérés dans l’assemblage en longueur. Les extrémités étaient fermement attachées avec un genre de liane, une plante qui se développait sur les arbres de grande taille et la forêt en regorgeait. Les Jorsel s’en servaient pour assembler et fixer les chaumes sur les huttes, car elles étaient souples et le restaient même en séchant. Apparemment, elles supportaient également très bien l’immersion prolongée. Yana et Trella en recueillirent un certain nombre pour leurs essais, et rassemblèrent des branchages assez droits, de dimensions semblables.

 

De jeunes Jorsel aventureux, intrigués par les trop fréquentes éclipses des deux jeunes filles — en particulier de celle qui faisait l’objet d’une surveillance inquiète depuis qu’elle était sortie de sa léthargie dotée de bois prodigieux —, avaient tenté de les suivre. Mais Yana avait tout de suite senti leur présence sur ses jarrets. Se retournant brusquement, elle avait foncé sur eux, déterminée.

Par sa taille légèrement plus grande que celle des autres jeunes jorsel, Yana avait toujours impressionné.

— Pourquoi nous suivez-vous ?

— Ne te fâche pas, Yana, avait commencé l’un d’eux, à peine plus âgé qu’elle. Nous avons remarqué que depuis quelque temps, vous partez souvent en forêt avec des outils, et comme nous voyons aussi que vous revenez toujours sans récolte, nous nous sommes demandé ce que vous pouviez bien fabriquer.

— Fabriquer…, sourit Yana. Tu ne crois pas si bien dire. Et si je te disais que nous fabriquons un moyen de flotter sur le fleuve sans se mouiller, cela te paraît-il ridicule ?

Les jeunes Jorsel avaient alors demandé timidement à les accompagner, ce qu’elles avaient accepté avec joie, car la tâche qu’elles avaient entreprise les dépassait par son ampleur. Yana voulait fabriquer non seulement des embarcations capables de flotter, mais aussi capables de tenir plusieurs semaines sur le fleuve, dûment chargées, sans risquer de verser avec leurs occupants.

Lorsqu’on leur eut expliqué le but des expérimentations, d’autres Jorsel vinrent les rejoindre et petit à petit un petit groupe actif mit en œuvre les procédés que Yana observait lors de ses songes.

Les Jorsel avaient l’habitude de manier divers matériaux, ils étaient rapides et méticuleux. Les déplacements migratoires de la Harde — même s’ils étaient devenus rares — avaient aussi développé chez les Jorsel un certain sens de l’adaptation. Ce défi les tenait en haleine plus qu’ils ne l’auraient soupçonné. Il ne se passa pas trois jours avant que la première barge jorsel sortît de ce petit chantier naval. Les Jorsel avaient su s’accommoder du bois et des végétaux à leur disposition, et avaient modifié la forme de l’embarcation afin de mieux répondre à sa destination : emporter des personnes et des cargaisons assez volumineuses. Après avoir compris les grands principes de la flottaison, ils avaient décidé d’élargir considérablement le fond du modèle afin de rendre la barque plus stable.

Yana continuait à provoquer des visions pour en apprendre davantage sur ces barques, en particulier comment les manœuvrer une fois sur l’eau, pour les diriger. Elle était particulièrement soucieuse des pagaies en bois dont se servaient les navigateurs. Une vision lui montra comment les Gens du Fleuve parvenaient à remonter les barques le long d’un fleuve après l’avoir descendu grâce au courant. Il suffisait de les haler en les tirant depuis les berges du cours d’eau. Les Jorsel étaient particulièrement forts pour tirer de lourds chargements grâce à leurs jambes puissantes héritées des anciens cervidés dont ils étaient les descendants. Yana aurait souhaité pouvoir effectuer un essai concluant avant d’en parler à la Mère des Coutumes, mais, quoique les eaux du fleuve s’écoulaient plus calmement maintenant que l’été approchait, elle ne voulait pas risquer de mettre en danger des Jorsel sans avoir obtenu son accord solennel.

Comme elle redoutait également un refus en aparté, elle patienta jusqu’au moment de la Veillée où les Jorsel sont libres de poser des questions à l’assemblée, et invoqua l’Apadana, la requête à la Harde. Prenant son courage, et regardant furtivement les membres du chantier clandestin, elle prit la parole d’une voix plus affirmée qu’elle ne s’y attendait :

— Ô Mère des Coutumes, ô assemblée des Jorsel, que vos oreilles soient complaisantes à notre requête.

Tous se tournèrent vers elle et firent silence. Les compagnons de Yana lui adressèrent un signe de tête complice, qui n’échappa pas à l’Aïeule. Yana poursuivit :

— Nous voudrions demander la permission de prendre un risque. Nous voudrions mettre à l’eau et essayer une barque de bois flottant que nous avons construite près du fleuve, descendre les eaux selon le courant, et revenir ensuite en tirant l’embarcation depuis la rive.

La Mère des Coutumes ne marqua aucune surprise. Simplement elle hésita. Voyant que les autres Jorsel accueillaient favorablement cette idée, elle dirigea son regard froid de pierre grise vers Yana et déclara :

— Si les Jorsel agréent ta demande, s’ils souhaitent que quelque action fût tentée, s’ils craignent l’immobilité, je ne vois rien d’inconvenant à faire cette tentative. Je vous enjoins cependant de ne pas présumer de vos forces, de ne rien tenter de trop dangereux. Apportez-nous vite des nouvelles de cette expérience.

Sur ces mots, elle se leva et retourna d’un pas raide vers sa hutte dont le rideau tissé d’écorce se rabattit platement.

 

Les premières embarcations jorsel flottèrent avec succès et stabilité. L’ensemble de la Harde était venue observer les essais, chacun se faisait expliquer ce qu’il ne comprenait pas sur le périple à venir ; on en vint peu à peu à lui donner une réalité tangible.

 

— Les Jorsel n’ont jamais flotté sur les eaux comme la branche le fait après la tempête. Tous ne seront pas capables de rejoindre la rive à la nage si les barques prenaient l’eau. Les enfants, les femmes gravides, et Jocar, Jimmas et Tellar, affaiblis par la vieillesse, que deviendront-ils s’ils sont emportés à la dérive ?

La voix de la Mère avait la sécheresse et la dureté du lichen à la fin de l’hiver, mais elle n’impressionnait plus autant Yana.

— Le Peuple du Fleuve descend et remonte cette eau sur des barques depuis toujours, notre Mère. Aucune de leurs femmes, aucun enfant, aucun malade ne s’y noie. De plus, la saison dangereuse est terminée, l’été est une très bonne saison pour naviguer.

— Tu ne peux voir tous les dangers. La Verte Lune éclaire ta route, mais te montre-t-elle vraiment tout ce que tu as besoin de savoir ?

— Le danger qui nous guette est réel, notre Mère. Je n’ai pas une aveugle confiance en la Lune verte, non. Ce que je sais, c’est que le Fleuve est la seule façon de quitter ce lieu entouré de montagnes avec toute la Harde sans entreprendre un voyage épuisant, il nous suffira de nous laisser emmener par les flots.

— L’issue de ce voyage est incertaine !

— Tout comme les migrations que les Jorsel ont entreprises jusque là. Savions-nous avec certitude où nous allions, quelle conclusion serait à l’extrémité du fil ?

— Un Père des Mémoires nous guidait toujours, répliqua la Mère avec une pointe d’amertume.

Yana sortit alors de sa petite besace la carte tissée qu’elle avait apportée. Elle la déplia lentement et la présenta à l’Aïeule.

— D’où tiens-tu cela ? rugit-elle.

— Je l’ai fabriquée, répondit Yana avec calme. Elle lui tendit aussitôt le tissage.

Les doigts habiles de la Mère coururent sur le tissu brodé pour l’inspecter intégralement, tandis que ses traits exprimèrent peu à peu un étonnement sincère.

 

***

La Mère des Coutumes ne pensait toujours pas que c’était une bonne idée, mais elle savait que tôt ou tard, si elle ne prenait pas cette décision, les Jorsel se diviseraient. Elle y était contrainte, elle-même avait perçu une partie des signes. Elle ne voyait pas la Verte Lune, heureusement, mais elle sentait une pesanteur sur son échine, une appréhension diffuse qui l’empêchait d’être sûre d’elle dans son objection à Yana. Elle consentit donc au départ, ce qui acheva de convaincre les derniers réticents de partir.

À son grand désarroi, la rapidité des préparatifs fut impressionnante, car tout le monde y pensait depuis des jours.

 

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Banditarken
Posté le 21/01/2025
Je ne vais pas te surprendre mais je pense que ça fait toujours plaisir à lire : la lecture fut une nouvelle fois bien agréable :) Ton histoire avance tranquillement mais sûrement et pour ma part, je trouve le rythme très bien. Ca donne au lecteur le temps de se familiariser avec l'intrigue et l'univers sans pour autant avoir d'impression de "lenteur" (bien que la lenteur ne soit pas forcément une mauvaise chose !)
Le fait qu'une certaine "réticence" soit émise par la Mère des Coutumes donne autant du corps à ce personnage qu'au reste de la Harde. C'est un groupe social, et il ne peut pas toujours embrasser pleinement l'entrain de Yana. Et d'ailleurs, c'était bien vu de rappeler un peu la motivation qui pousse Yana vers la navigation parce qu'à un moment dans la lecture, j'avoue que je ne réussissais plus à mettre le doigt dessus. (je pense pas du tout que l'histoire soit tant en cause que l'aspect "fragmenté" de la lecture, mais ça, c'est la faute de personne !) . Bref, tout ça pour dire que l'avancée est plaisante et que le point qui m'intrigue, là tout de suite, c'est ce qu'a pu penser la Mère en voyant l le tissage de Yana. Quelque chose me dit qu'elle en pense bien plus qu'elle ne veut en dire (ou que l'autrice ne veut bien en révéler :P )
Grande_Roberte
Posté le 21/01/2025
Merci beaucoup pour ton retour ! Oui, ça fait plaisir à lire ˆˆ
Ah oui, les lectures épisodiques, ça m’a joué des tours aussi;)
J’hésite toujours à trop expliquer🙈, je laisse les lecteurs/lectrices se représenter l’idée (peut-être trop?), par contre je charge mes scènes d’une multicouche de références pas toujours visibles 😁
La cohésion du groupe : il n’est pas simple de faire sentir qu’il s’agit d’un collectif sans pour autant multiplier les personnages. J’espère que les évocations simples d’autres membres de la harde sont suffisantes, qu’il n’y a pas besoin de développer d’autres identités.
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