Il faisait beau ce matin-là dans le royaume de Sareija. Les rayons du Lyëlos venaient caresser la surface de l’immense lac légendaire qui faisait la réputation des lieux. Le lac de Sareija était en effet le plus grand de Nouklyën. Nombre d’étrangers venaient en admirer les merveilles. Car le paysage paradisiaque offert par la plage de sable blanc et les arbres typiques de ce genre de climat n’étaient pas l’attraction principale, loin de là. À la manière d’un iceberg, c’était sous la surface du lac que l’on découvrait l’ampleur de la magnificence de Sareija.
Les autochtones avaient trouvé le moyen de vivre sous l’eau. Ils maitrisaient à la perfection les magies de l’air et de l’eau, deux éléments intrinsèquement liés, tels le yin et le yang. Ainsi, les habitants de Sareija avaient combiné leur talent magique à celui de l’ingénierie. Des immenses structures, telles des bulles de savon solidifiées, étaient imbriquées dans des supports en bois, faisant office de transport jusqu’au royaume sous-marin. Tout avait été pensé afin de permettre aux voyageurs de profiter au maximum de l’expérience du royaume Sareija. La nature et la magie avaient doté les autochtones d’une apparence singulière, ainsi que de la capacité à respirer sous l’eau et sur terre. Leurs peaux étaient bleues ou vertes, recouvertes d’écailles, et glissantes comme celles d’un poisson. Leurs mains et pieds étaient palmés, des branchies étaient visibles sous leurs côtes et une seconde paupière venait occulter leurs prunelles. Voilà l’apparence que possédaient les habitants du royaume lacustre. Cependant, ceci n’était valable que lorsqu’ils vivaient sous l’eau. Lorsqu’ils décidaient de remonter à la surface, les rayons du soleil provoquaient la chute de leurs écailles et la rétractation de leur peau interdigitale ainsi que de leur seconde paupière. Très rapidement, une peau parfaitement humaine, bien plus adaptée à la vie terrestre, venait les recouvrir. Leurs poumons, habituellement atrophiés sous l’eau, se développaient et se gonflaient d’air. Cet étrange processus, à la fois chimique et magique, n’était toujours pas expliqué aujourd’hui. Les habitants se disaient bénis par leur dieu unique, celui qui, à l’origine de Nouklyën, leur aurait offert cette capacité de vivre dans deux mondes différents.
Lorsque les étrangers empruntaient une des bulles de transport afin de descendre découvrir le monde aquatique, la première chose qu’ils remarquaient était une statue monumentale à l’effigie de ce dieu. Loin d’avoir une apparence d’hybride mi-poisson mi-humain, la divinité était un jeune homme aux cheveux aussi noirs que ceux de Morkräg et aux yeux rougeoyants. Dans les mains de l’immense statue se trouvaient des représentations des quatre éléments : le feu et la terre d’un côté et l’air et l’eau de l’autre. Le créateur du monde selon les habitants. Ce qui surprenait toujours les étrangers, c’était l’apparence plutôt diabolique de ce démiurge. Mais en observant la statue de plus près, ils s’apercevaient vite que son regard était posé sur les hommes à ses pieds et qu’un doux sourire habillait ses lèvres. D’après la religion locale, c’était une divinité aussi bienveillante qu’arrogante. Ces deux traits de caractères transparaissaient sur la statue d’une manière flagrante. Les yeux rouges brillaient de fierté et d’orgueil, mais le sourire les occultait de son ombre de gentillesse.
Le royaume en tant que tel ne ressemblait à aucun autre. Même Toowaïyeff ne pouvait se vanter d’être aussi unique. Les habitations étaient creusées dans des falaises de coraux géants, ou bâties au cœur même d’énormes coquillages. Ceux-ci étaient tous différents, chacun avec une couleur, une forme et un motif décidés par la nature elle-même. Les rayons du Lyëlos qui parvenaient jusqu’au fond de l’énorme lac se reflétaient sur les maisons comme sur leurs habitants. Le résultat était à couper le souffle, le paysage resplendissant de couleurs vives partout où le regard se portait. C’était ainsi que la lumière du jour parvenait jusque dans les profondeurs de Sareija. Les rayons se reflétaient sur les immenses coquillages, se propageant dans toutes les directions jusqu’à rencontrer un autre coquillage, ceci formant un immense réseau de miroirs.
Les yeux des autochtones étaient habitués à une telle luminescence, mais pour leurs visiteurs, c’était une autre histoire. Les bulles de transport étaient créées de façon à réfracter les rayons lumineux les plus nocifs tout en laissant passer assez de lumière afin de ne pas occulter le spectacle. Les étrangers ne pouvant respirer sous l’eau et surtout, ne pouvant pas résister à la pression du fond du lac, leurs têtes étaient revêtues du même genre de bulle. Plus épaisses cependant et légèrement plus teintées que celles de transport, la surface des sphères étant plus réduite. On leur faisait mettre aussi des combinaisons afin de les protéger du froid. Tout ceci était payant bien sûr.
Le mode de vie des habitants était très simple. Le royaume respirait peut-être la richesse avec sa royale beauté, mais les autochtones vivaient modestement. Les revenus générés par les visites extérieures servaient surtout à acheter toutes les matières premières que l’on ne trouvait pas à Sareija, à commencer par du simple terreau. Il existait en effet des serres sous-marines, protégées elles aussi par des bulles. Elles contenaient des cutures de plantes terrestres, impossible à cultiver autrement. Les graines à planter pour ces cultures étaient achetées grâce à l’argent des visiteurs. Ceci s’appliquait également à la viande rouge, ainsi qu’aux volailles. Les poissons ne manquaient pas à Sareija. Mais le commerce de la pêche ne suffisait pas à assurer l’économie du royaume, d’où l’ouverture au monde extérieur.
Les habitants se contentaient très bien de cette sobriété, leur divinité prônant ce mode de vie. Ils remerciaient tous les jours leur dieu ainsi que la nature de leur avoir offert cette vie, et se complaisaient dans cette harmonie avec leur environnement. Jusqu’à ce matin.
Aucune bulle de transport n’était descendue de la surface alors que le Lyëlos brillait depuis longtemps déjà. Cela inquiétait le roi et ses ministres. C’est pourquoi les magistrats avaient décidé bien vite d’envoyer des éclaireurs à la surface, mais le problème était devenu plus épineux encore. Les soldats n’étaient pas revenus.
L’incompréhension la plus totale régnait à l’intérieur du palais. La métamorphose des gens de son peuple était plutôt rapide. Le délai pour se transformer en humain puis redevenir un poisson était largement dépassé et pourtant aucun signe de la surface. Personne ne comprenait ce qui se passait, et bientôt le roi devrait faire un choix : informer la population que quelque chose clochait ou bien attendre en espérant que la situation se débloque ? Sachant que les habitants auraient largement eu le temps de se poser des questions s’il choisissait cette deuxième option… Son peuple était bon avec lui et le roi le leur rendait, mais il savait qu’il ne fallait pas leur mentir. Pouvait-il réellement les alerter pour si peu ? Peut-être qu’il y avait simplement énormément de visiteurs ce matin et que l’embarquement prenait plus de temps que d’habitude ? Ou alors, il y avait un dysfonctionnement avec les bulles et c’était la raison pour laquelle ses éclaireurs n’étaient pas redescendus. Ils étaient peut-être en train d’aider les responsables de celles-ci à les réparer ?
Il y avait tant de questions, tant d’hypothèses différentes possibles ! Le roi et ses conseillers étaient en plein dilemme quand un informateur, haletant, entra précipitamment dans la pièce où se trouvaient les membres du gouvernement. Il apportait un message de toute urgence de la zone agricole du royaume, celle qui comptait les serres où poussaient les plantes terrestres. Les bulles de protection étaient en train de se désagréger, lentement mais sûrement. Rien n’avait empêché cette destruction et l’eau avait déjà noyé les cultures depuis un certain temps.
Cela n’avait aucun sens, les bulles étaient indestructibles ! La magie d’air et d’eau qui les avait créées était surpuissantes ! Rien ne pouvait les détruire de la sorte - sauf une entité capable d’annihiler les propriétés physiques et chimiques même de ces bulles. Seul un dieu peut modifier ainsi l’état naturel des choses. De plus, les tentatives pour reconstruire les bulles avaient échoué. La magie ne fonctionnait-elle plus ? Selon les témoignages, même les mages les plus doués du royaume semblaient être de parfaits novices face à ce phénomène. Aucune magie n’émanait d’eux, pourtant si puissants. Dehors, la plupart des habitants paniquaient, beaucoup suppliaient leur divinité de les pardonner. Car cela ne pouvait être que du fait de ce dieu. Il devait sûrement être en colère pour détruire ainsi l’éden qu’il avait offert jadis à ce peuple. Mais le roi et ses magistrats n’étaient pas dupes. Une seule chose pouvait être aussi puissante qu’un dieu en ce monde... La Tulipe. Si les bulles se détruisaient ainsi, ignorant toutes les lois de la nature, cela ne pouvait signifier qu’une chose : la Tulipe était noire.
Comment annoncer une pareille nouvelle à son peuple ? Si les bulles de savon se désagrégeaient, qu’en était-il de la surface ? Et surtout, qu’allait-il advenir d’eux, sous l’eau ? Si les propriétés des liquides étaient modifiées, qu’allait devenir le lac ?
Le choix cornélien était à présent vite résolu. Il fallait absolument évacuer le lac. Car si les bulles ne tenaient plus, l’eau elle-même allait bientôt subir des changements drastiques de propriétés, totalement imprévisibles. La sécurité des habitants passait avant tout. Le roi révèlerait plus tard la raison de ces phénomènes.
La consigne fut bien vite transmise aux gens du peuple. Il fallait partir et vite sur ordre du roi. Remonter à la surface sans bulle était tout à fait faisable pour les hybrides. Il suffisait de nager après tout. Pas le temps d’emporter des affaires ou quoi que ce soit d’autre. Tous les soldats étaient sollicités pour cette tâche monumentale. Arracher les habitants à leurs maisons et leurs biens, aussi pauvres soient-ils, s’avéra plus compliqué que prévu. Certaines personnes se raccrochaient désespérément à la statue du dieu orgueilleux. Pourquoi tant de haine ?
Comment leur expliquer avec diplomatie que c’était la Tulipe et non ce dieu qui causait cet inquiétant phénomène ? Les soldats avaient été mis au courant de la situation mais ne devaient pas en parler. Ainsi, ils ne pouvaient pas convaincre les fidèles que c’était la fleur qui détruisait leur magie et non pas leur divinité. Ce qui au final revenait à peu près au même, malheureusement, car selon cette religion, c’est ce dieu qui aurait créé la Tulipe. Dans tous les cas, Il était coupable. Les soldats avaient le droit d’utiliser la force comme moyen de persuasion. C’est ce qu’ils firent, arrachant les habitants à leurs prières et lamentations, les forçant à s’éloigner de la monumentale statue.
Le roi observait tout cela depuis son palais et s’inquiétait de voir que l’évacuation prenait beaucoup trop de temps. Qu’est-ce qui retenait autant ses soldats ? Ils avaient parfaitement le droit de tirer les habitants les plus récalcitrants jusqu’à la surface, pourtant ils ne faisaient rien de tel. Ils se contentaient de regarder vers la surface, comme si des bulles de transport allaient descendre. Il fallait nager vers la surface ! Qu’est-ce qu’ils attendaient comme ça ? Soudain le roi s’aperçut que d’aucuns avaient commencé à grimper aux falaises qui formaient la cuvette du lac. Pourquoi escalader quand ils pouvaient simplement nager ? Cela n’avait aucun sens.
Le roi tourna son regard encore une fois au couchant et se rendit compte que quelque chose commençait vraiment à clocher. Les maisons de son peuple, toutes les ingénieuses infrastructures construites, la statue même du dieu, tout se désagrégeait sous ses yeux. C’était comme si les constructions fondaient, inexorablement. Elles disparaissaient, très lentement. Les énormes coquillages perdaient peu à peu de leur éclat, la nacre s’évaporant dans l’eau. Les détails du visage et des quatre éléments de la statue s’évanouissaient eux aussi. Qu’est-ce que la Tulipe était en train de faire à son royaume ?
Le monarque réalisa tout à coup que sa peau écailleuse le démangeait. Le picotait plutôt. C’était assez désagréable, d’autant que plus il grattait son épiderme pour se soulager, et plus cela faisait mal. Surtout que la sensation n’était pas localisée. C’était son corps tout entier qui semblait transpercer par des milliers de minuscules aiguilles en même temps. Le roi comprit alors pourquoi son peuple escaladait les falaises au lieu de nager vers la lumière du Lyëlos. Les mouvements devenaient très durs à effectuer dans l’espace, comme si l’eau devenait petit à petit solide. Gélatineuse. Malgré leur remarquable aptitude à la nage, les hybrides avaient une apparence plutôt humanoïde. L’escalade semblait donc le moyen le plus rapide d’atteindre la surface. Cependant l’horrible sensation de picotement généralisé devait atteindre les habitants autant que le roi. Quelle était donc la cause de ce nouveau phénomène ?
Le roi réfléchissait à toute allure. D’abord les bulles de transport qui n’étaient pas redescendues, puis les éclaireurs qui n’étaient pas revenus. Ensuite il y avait eu les bulles des serres, puis les bâtiments qui se désagrégeaient. Et maintenant l’eau devenait gluante, gelant presque tous les mouvements et une substance inconnue provoquait démangeaisons et picotements. Le roi ne pouvait prévoir ce qui adviendrait de lui ou de son peuple avec le changement de couleur de la Tulipe. Il continuait néanmoins de se questionner sur le sort de ses éclaireurs. Rien, absolument rien, ne semblait indiquer qu’un cataclysme s’était produit à la surface. Le Lyëlos brillait de la même façon depuis ce matin. Si la surface était épargnée par la Tulipe, pourquoi les éclaireurs n’étaient pas revenus ?
Le monarque ne pouvait pas deviner que la surface était présentement peu recommandable pour quiconque. La plage de sable n’était plus. Elle avait fondu sous la force d’une immense chaleur, comme si le Lyëlos s’était un peu trop rapproché d’elle. Les grains de sable en fusion se mouvaient, telles une entité à part entière. Les éclaireurs avaient été surpris par la rapidité du fléau. En effet, en arrivant sur place, la plage n’avait pas bougé mais ils avaient eu le malheur de s’éloigner de l’eau et lorsque la fusion avait eu lieu, ils n’avaient pu rejoindre le lac salvateur et avaient brûlé, engloutis par le magma.
Présentement, le souci du roi était tout autre. Le picotement s’était transformé en sensation de brûlure et lui avait fait oublier sa sollicitude pour ses éclaireurs. Il ne pouvait plus bouger et n’avait pas d’autre choix que de souffrir. Les autochtones subissaient le même sort. Tous figés, que ce soit en pleine escalade ou non, ils se consumaient sur place, sans pouvoir rien faire. L’explication était maintenant très simple à trouver. Mais il était trop tard pour résoudre le problème.
Le lac était devenu vivant, et ils se trouvaient tous dans son estomac.
À la surface, deux hommes étaient apparus et observaient, impuissants, le sort du peuple de Sareija. Le magma était redevenu du sable. L’un d’eux, le portrait craché de la statue, s’appuyait sur le second, qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, si ce n’était qu’il avait des cheveux blancs et des yeux bleus tandis que l’autre, outre une chevelure d’un noir d’ébène, affichait des iris d’un rouge sang. Le plus âgé semblait particulièrement en colère. Il se détourna du lac et ses yeux se mirent à briller. Le vent se leva, d’abord doux, puis très fort. Les grains de sable volèrent, les palmiers se tordirent sous la force de la tempête puis les deux hommes disparurent d’un coup et tout s’arrêta.