Chapitre 6 - partie 2 - Le visiteur des rêves

Ils dévalèrent les escaliers et déboulèrent dans la grande salle où Blair, attablé, engouffrait une énorme tartine.

• Chalut ! Les filles chont chorties pour donner à mancher aux joies, dit-il la bouche pleine, le pain est chuper bon. Che fous en ai laiché !

La miche avait considérablement fondu mais il en restait suffisamment pour satisfaire leur appétit.

• Fous javez bien dormi ? demanda Blair. Puis, sans attendre la réponse, moi, ch’ai pionché comme une chouche.

L’arrivée d’Elhyane, Naëlle et Thiya en grande conversation les dispensa de répondre :

• Ah, vous voilà enfin, s’exclama Elhyane en ôtant son chapeau qu’elle pendit au crochet à côté de la porte.

Till et Châny échangèrent un regard, c’était bien « le » chapeau.

• Till, je ne te demanderai pas de faire le récit de tes aventures, déclara-t-elle d’un ton sérieux, Naëlle et Blair s’en sont déjà chargés. Comme je préfère me réjouir plutôt que de pleurer, j’insisterai sur le fait que vous avez eu énormément de chance. Tous les quatre ! J’espère toutefois que l’expérience vous aura servi de leçon et que vous ne serez pas tentés à l’avenir de renouveler de tels exploits !
• Krâa, Thiya d’accord !
• Sans commentaire Thiya, s’il te plait ! ajouta Elhyane. Cet imprévu, si l’on peut l’appeler ainsi, se solde au final par une heureuse rencontre. Tes amis sont charmants mon garçon.
• Oui, je le trouve aussi, répondit Till en souriant à sa mère avec reconnaissance.
• Je suis heureuse de les revoir.
• ??? Tu les connais ?
• Bien sûr ! C’est moi que les ai mis au monde. Tous les trois ! Blair, raconta-t-elle, a braillé si fort que toute la rue a débarqué pour voir le phénomène. Naëlle était très pressée. J’ai à peine eu le temps d’arriver qu’elle pointait déjà son nez. Quant à Châny, je crois n’avoir jamais vu un nourrisson aussi sérieux. Dès la naissance il posait sur le monde un regard concentré et profond. Il a toujours le même regard.

Ils discutèrent encore un moment de cette coïncidence extraordinaire qui confortait le sentiment intime de Till qu’ils étaient destinés à se rencontrer. Il tourna vers sa mère un regard implorant :

• Ça ne t’embête pas s’ils restent encore un jour ou deux à la maison ?
• Bien au contraire ! Cette maison est bien trop calme et un peu d’animation chassera la poussière. Au fait, où comptiez-vous aller en coupant par le marais ?

Le moment était venu d’aborder le sujet principal. Till ressentit un peu d’appréhension. Même si Ma désirait qu’il aille à Gran-Cairn, il n’était pas certain qu’elle soit préparée à un départ aussi rapide. Blair, qui avait enfin vidé sa bouche, répondit avec diplomatie :

• Nous allions à Karnak et, au fait, Till vient avec nous à Gran-Cairn.
• Blair ! s’exclama Naëlle agacée, ce n’est pas parce que tu décrètes une chose qu’elle doit automatiquement se réaliser !
• Je voulais t’en parler, coupa Till, j’aimerais bien aller avec eux, si tu es d’accord.

Elhyane le considéra longuement avant de murmurer, la voix assourdie par l’émotion :

• Bien sûr que je suis d’accord. C’est une heureuse décision, dans la logique des choses, même si la maison va sembler tout d’un coup bien vide.
• Mais je reviendrai souvent, chaque fois que je le pourrai.
• J’ai reçu le protocole. La présentation n’est pas pour tout de suite, nous aurons donc le temps de préparer sereinement ton départ.
• Vous n’avez pas reçu la dernière missive ? s’étonna Châny. La date a été avancée. Nous devons nous présenter dans trois jours exactement, à la lune pleine.
• Dans trois jours ? Mais pourquoi une telle précipitation ? La rentrée n’intervient habituellement qu’après les dernières récoltes. Et pourquoi n’en ai-je pas été informée ?
• Ma, avant de t’agacer, répondit Till qui sentait monter l’anxiété de sa mère, il y a sur la console une pile de lettres.

Ma se dirigea en bougonnant vers la corbeille du courrier dissimulée sous un chandail abandonné négligemment par Till.

• Le messager a dû passer et ne trouver personne. Il a laissé le courrier à l’endroit habituel, dans le vieux tronc. Je l’ai ramassé l’autre soir après avoir terminé mon travail au jardin. J’ai oublié de t’en parler.

Ma ne répondit pas. Une enveloppe à l’en-tête de Gran-Cairn était bien arrivée. Elle l’ouvrit d’une main nerveuse :

« Madame,

En raison de circonstances particulières, la date de rentrée de nos Aspirants à Gran-Cairn a été avancée au premier jour de la lune pleine d’oktav* soit le 13 de ce mois… ».

Elhyane arrêta sa lecture à haute voix, et parcourut rapidement des yeux le reste de la missive avant de s’exclamer :

• Ils ne fournissent aucune explication ! C’est vraiment curieux, murmura-t-elle pensive. Je n’ai pas souvenir que, depuis la création de Gran-Cairn, la date de rentrée ait été un jour modifiée.
• Ça t’inquiète ?
• Non, non. Mais c’est étrange. Je pense qu’on nous donnera les explications sur place.
• Nos parents aussi trouvent ça bizarre mais d’un autre côté, ajouta Blair, je suis certain qu’ils sont bien contents de plus nous voir traîner dans leurs pattes.

Elhyane plia la missive et la glissa dans sa poche.

• Hum… Bon, je crois que nous devrions aller ranger un peu nos affaires, murmura Châny.
• Pourquoi ? demanda Blair.
• Tu demandes pourquoi ? répondit Naëlle en le poussant vers l’escalier, parce que tu as mis un bazar immonde et que je ne compte pas mettre les mains dans ton pucier.
• N’importe quoi ! s’indigna Blair, j’en n’ai pas mis plus que toi.

Ils montèrent en poursuivant leur chamaillerie.

• Tu n’es pas trop fâché, Ma ? demanda Till.
• Mâa, avoir raison d’être fâché ! s’exclama Thiya.
• Tu as raison Thiya. Mais je n’arrive jamais à être fâchée très longtemps avec Till, tu le sais bien mon garçon, n’est-ce pas ? répondit Elhyane.
• Je devais aller les aider, répondit Till, je n’avais pas le choix. Tu aurais réagi comme moi, j’en suis certain.
• Probablement... Tout s’est bien terminé et c’est le principal. Mais, n’aurais-tu pas autre chose à me dire ?
• Krâa ! ironisa Thiya, journée des surprises ! Thiya fatiguée des surprises !
• Les graines et Piblô ? Oh Ma ! C’est un être extraordinaire !
• Extraordinaire ! caqueta Thiya, Till beaucoup exagérer !
• Il m’a raconté des choses tellement incroyables sur l’univers, poursuivit Till ignorant son amie, sur son peuple et notre monde. Il peut prendre n’importe quelle forme, tu le sais ça ? Mais au fait, comment tu le connais ?
• C’est une vieille histoire qui remonte à bien longtemps, je n’avais guère plus d’une douzaine d’années. Piblô m’a découverte dans les bois, pas encore morte mais plus tout à fait vivante. Ma jambe était ouverte jusqu’à l’os et j’avais perdu beaucoup de sang. Il a usé de son pouvoir pour me guérir, me ramener à la vie. C’était un don extrêmement généreux. Lorsqu’un sylphe transfère une part de son énergie, il transfère également une part de lui-même. Il m’a sauvé la vie. Ce fut notre secret, même mon père n’en a jamais rien su. Je suis heureuse que tu aies fait sa connaissance…
• Alors tu as un peu de Piblô en toi ?
• D’une certaine façon…

Le regard d’Elhyane se voila un bref instant de mélancolie. Trop bref pour que Till le remarquât.

• … Il t’a donné des graines ? questionna-t-elle pour détourner la conversation.
• Oui, mais il ne reste pas grand-chose. Tu sais, ces graines ont des pouvoirs surprenants.
• Krâa, surprenant ! Thiya pas manger graines. Thiya pas vouloir euphorie !
• Qu’est-ce que tu vas en faire ?
• Je vais les étudier et puis j’aviserai. Dis-moi, mon garçon, es-tu réellement prêt à intégrer Gran-Cairn ? Je désirais en parler avec toi mais nous n’en avons pas eu le temps.
• Till changer avis comme girouette ! Un jour non et un jour oui ! Pfff ! ne put s’empêcher de commenter Thiya.
• Merci Thiya pour ton appréciation pleine d’indulgence, je n’en attendais pas moins de toi !
• Si Thiya pouvoir rien dire, Thiya se taire !
• Parfois, ça peut être bien ! Hier je t’aurais répondu que non, reprit-il s’adressant à sa mère, mais les choses ont changé, à présent j’ai des amis. De vrais amis. Je n’y vais pas seul. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai l’impression qu’ils ne sont pas là par hasard.
• Que veux-tu dire ?
• J’ai une sensation étrange, répondit Till en détournant le regard.
• Me cacherais-tu quelque chose ?
• Non Ma, bien sûr que non. Je dis ça, c’est tout. C’est ce que je ressens. C’est juste peut-être que c’est trop beau, que tout se précipite. J’ai peur que ce ne soit pas réel. Je me dis que je vais me réveiller et que tout sera comme avant.
• Tu étais donc si malheureux ? demanda Ma d’une voix douce.
• Non Ma. Pas avec toi ! Jamais avec toi !
• Ressentir de l’appréhension est naturel. Un nouvel environnement, des amis tombés du ciel… C’est un changement important.
• Tu as raison, Ma. J’ai beaucoup de chance.
• Allez, file ! Va les rejoindre, sinon on va finir par pleurer à inonder la mer !