Il était environ 22 heures en ce dimanche 5 août 2012. La foule cosmopolite grouillait de cohortes parées des drapeaux de tous les pays du globe, et dessinait dans la ville olympique un cours de géographie vivant et enthousiaste. La fraicheur de la nuit qui était tombée sur Londres hérissait mes bras nus d’une chair de poule incongrue. La robe rouge et blanche que j’avais portée toute la journée, estivale et nonchalamment sexy, découvrait ma peau en un dos nu que l’absence de soutien-gorge rendait joueuse. Mais la température était passée sous les 20 degrés et, malgré les ferveurs en moi et autour de moi, je commençais à frissonner. Je n’avais pas eu le temps de prendre un gilet en quittant précipitamment le triplex de Soho.
C’est à peine si j’avais eu le temps de réfléchir.
J’étais assise à la terrasse d’un pub dans Camden Town. Une incroyable assistance bigarrée s’apprêtait à vivre sur deux écrans géants la finale du siècle. A la ligne 7 de la piste d’athlétisme du Stade Olympique, dont la clameur me parvenait depuis quelques kilomètres au Nord-Ouest, Usain Bolt allait remettre en jeu sa médaille d’or et son record du monde. A peine remis de l’incroyable après-midi patriotique qu’il avait vécue, le public anglais s’impatientait de vibrer à nouveau. Cinq heures plus tôt, Andy Murray avait terrassé Roger Federer sur le gazon de Wimbledon et offert le titre olympique à Sa Majesté et à tout un peuple désormais rempli de bière et d’orgueil. Quant à moi, j’étais là, devant l’écran, la tête ailleurs, entourée de spectateurs encore affamés, hurlant leur joie et salivant du spectacle qui se préparait. Londres vibrait, l’Angleterre tout entière se gargarisait de fierté, et ma vie se fissurait.
J’étais arrivée l’avant-veille au soir, pour passer une semaine complète avec Éric. J’avais suivi la finale de Teddy Rinner dans l’avion, me trouvant un peu sotte, au-dessus de la Manche, alors que le judoka antillais mettait à terre un Russe au nom imprononçable sur mon lieu de destination, avant de revêtir l’or qui ne le quitterait plus tout au long des années qui allaient suivre. J’avais comme une sournoise impression de ne pas être au bon endroit au bon moment, déjà…
Je m’étais faufilée dans l’aéroport d’Heathrow jusqu’à trouver Éric, noyé au milieu des hordes de supporters colorés. Je l’avais laissé à sa vie britannique deux semaines auparavant, au terme d’un week-end idyllique qui m’avait comblée autant qu’il avait éveillé mes lanceurs d’alertes personnels et pour la plupart inconscients. Inkeri était une fille pleine de qualités. Le fait qu’elle fût célibataire n’était pas la moindre d’entre elles. Elle était belle, elle était scandinave, elle était blonde, elle était intelligente, elle était libre, et elle vivait avec mon petit ami pour six mois. Si on m’avait demandé de mettre moi-même à l’épreuve la solidité de mon couple, je crois que je n’aurais pas eu autant d’imagination, ni à ce point le goût du risque.
Éric et moi avions fini la journée à Hyde Park, nous bécotant à même les pelouses en nous racontant nos deux semaines écoulées. A peine arrivés dans sa chambre, nous avions fait l’amour, redécouvert nos corps, profité de l’explosivité engendrée par le manque de quinze longues journées passées sans se voir, et des nombreuses autres qui nous attendaient. Avides de sexe et de luxure, nous avions anticipé nos frustrations à venir en laissant parler nos corps et nos désirs.
Mon inquiétude était revenue le lendemain matin, au moment du petit déjeuner. Pleine de candeur dans sa vaporeuse nuisette verte à fines bretelles, la jolie finlandaise m’avait fait la bise et avait lancé quelques regards appuyés dans notre direction. Je m’étais demandé s’il y avait dans ces œillades l’amusement de la nuit torride dont elle avait été le témoin auditif depuis ses combles aménagés juste au-dessus du lit d’Éric, ou si cette pointe de gêne circonspecte, derrière l’ironie d’un sourcil circonflexe, ne cachait pas autre chose.
Éric et moi avions passé notre samedi entre musées, vidés par l’effervescence qui bruissait dans les stades, et boutiques originales où j’avais laissé libre cours à mes envies de mettre un peu de folie anglaise dans mes tenues. Je m’étais trouvé une paire de Dr Martens vertes fleuries et montantes, ainsi qu’un chemisier en voile noir transparent à pois, et une longue jupe blanche très structurée, fendue sur le côté. La fin de l’après-midi s’était dilapidée en essais vestimentaires dans la chambre d’Éric, prétextes à de nouveaux moments de débauche. Nous savions qu’il devrait travailler dès lundi matin, en bon stagiaire qu’il était. Je serais alors ravie de déambuler seule dans les rues londoniennes, mais pour l’heure, chaque minute passée ensemble était intense et érotique. Le temps filait, et nous voulions le retenir, nous l’approprier, et le corrompre pour en faire le témoin de nos turpitudes sensuelles.
Et puis ce dimanche maudit était arrivé, jour de gloire pour le tennis anglais et pour le sprint jamaïcain, mais jour de désenchantement pour moi.
Les téléviseurs gigantesques situés de part et d’autre de la terrasse où je terminais ma troisième bière se mirent à hurler des décibels frénétiques. A ma droite, un trentenaire anglais observait les préparatifs de la finale du cent mètres, avec cet air dégagé des vainqueurs à qui plus rien ne peut désormais arriver. Andy Murray avait gagné ! Les jamaïcains pouvaient bien courir leur quart de piste en dix minutes et réaliser la finale la plus pathétique de l’histoire si ça les amusait, ça ne changerait rien. Andy Murray avait gagné, et le Royaume Uni avait donc réussi ses Jeux ! Sur la chaise à ma gauche, un grand black filiforme gigotait de tous ses membres. Vraisemblablement monté depuis je quartier caribéen de Brixton, il était le contraire exact de mon flegmatique voisin de droite. Son héro n’avait pas encore gagné : il s’échauffait sous ses yeux.
Éric et moi nous étions réveillés très tard, et avions encore refait l’amour avant de sortir bruncher dans Soho. Mais au fur et à mesure de la journée, mon infatigable amant m’avait paru plus distant. Comme préoccupé. A bien y réfléchir, j’avais déjà ressenti cette impression, par fugaces moments, comme une bulle s’ouvrant dans les débordements sucrés de nos roucoulades, avant de se refermer sous la montée de l’appel insatiable des chairs.
L’après-midi s’était écoulé le long de la Tamise, entre quelques baisers romantiques sur Blackfriars Bridge et une crème glacée à la réglisse. Le déferlement victorieux des amoureux de la petite balle jaune avait envahi le cœur de la capitale peu après 17h30, et nous nous étions retrouvés dans un cortège survolté, partageant malgré nous la victoire, un peu comme une version anglaise du douze juillet 1998, où je m’étais mise à crier « et un, et deux, et trois zéro » du haut de mes presque neuf ans, sans même savoir ce qu’était un pénalty ou un hors-jeu.
Enfin, Éric et moi étions retournés dans Soho, main dans la main, sans parler. Le doute n’était plus possible. Quelque chose clochait dans ce week-end de conte de fées. Dans sa chambre, je m’étais affalée sur son lit, épuisée par les kilomètres engloutis. Ma robe rouge et blanche avait remonté légèrement sur mes cuisses, et je m’étais préparée à faire l’amour à nouveau. Mon corps s’exprimait avant mon esprit. Et mon corps réclamait du sexe. Encore et encore.
Mais il n’y eut pas de sexe.
Éric était resté assis sur le bord du lit, et j’avais compris avant même que les sons ne fussent sortis de sa bouche, avant même que ses cordes vocales n’eussent vibré pour produire cette phrase que j’ai haïe ensuite de toutes mes forces, comme pour éviter coûte que coûte d’en haïr l’auteur. Avant même que son cerveau n’eût réussi à concevoir l’ordre des mots qui allaient tout changer, son âme télépathe avait envoyé sa flèche empoisonnée vers la mienne.
-Léa… pardonne-moi… je … j’ai couché avec Inkeri.
La parole sentencieuse avait vibré en moi, soulevant mon ventre et serrant mon cœur. J’avais relevé mes genoux que j’avais entourés de mes bras avant de poser le menton dessus, dans une posture fœtale et protectrice. D’innombrables images avaient défilé dans ma tête. Mais aucune ne mit en scène celui que je commençais à voir comme l’homme de ma vie. Les images qui me hantèrent furent celles de Kevin, de Nicolas, avec qui j’avais trompé Éric contre monnaie sonnante et trébuchante, ainsi que toutes ces verges qui étaient passées entre mes mains alors que je sortais à peine des draps de mon amant, encore moite des sueurs mélangées de nos ébats.
Je m’étais sentie dévastée. Mais j’étais incapable de me retourner et de crier, de le gifler, de lui hurler la demande d’une explication. Qu’est-ce que je pouvais répondre ? Qu’à l’heure des combats sportifs en tous genres, je menais trois à un ? Au minimum, c’est à dire sans compter les innombrables éjaculations que j’avais provoquées, à moitié nue entre les mains de ces hommes qui m’avaient joui dessus ?
Assise sur ce lit face au dos de mon petit ami repentant, j’avais eu le sentiment de me voler à moi-même le droit de lui en vouloir.
C’est à moi que j’en voulais.
Terriblement.
Is it getting better
Or do you feel the same
Will it make easier on you
Now you got someone to blame
Éric s’était retourné.
Il avait eu le courage d’affronter mon regard, de supporter mes yeux bleus devenir brumeux, puis de regarder les larmes rouler sur mes joues. Comment pouvait-il savoir que ces larmes m’étaient destinées, et que la colère ne s’orienterait vers lui que plus tard, peut-être ?
Il avait alors repris la parole, face à moi.
-Je n’ai pas d’excuse. C’est arrivé comme ça… une seule fois… et je m’en veux. Je suis vraiment désolé, Léa.
Je l’avais trouvé digne. Cette façon d’assumer ce qu’il avait fait, tout en soutenant mon regard, était à la fois une preuve d’amour et de maturité. Mais tout cela, ce ne sont que des mots. Et dans de telles situations, les flots d’émotions balayent d’abord tout sur leur passage, avant qu’éventuellement la raison ne reconstruise sur les cendres, comme on remet en place les pièces d’un puzzle presqu'achevé que l’on avait laissé sous une fenêtre une nuit de tempête.
-C’est arrivé quand ?
-Le week-end dernier.
-T’en avais envie depuis le début et t’as fini par craquer ?
-Même pas, non. C’est… je ne sais pas comment c’est arrivé…
-Elle t’a allumé ?
-Non. Aucun de nous deux n’a voulu provoquer ça. On discutait juste là-haut, dans sa chambre, et … et c’est arrivé. Je ne sais pas si c’est mieux ou pire, que ce soit spontané et non calculé.
-Ça, c’est à moi d’en juger.
-Oui, tu as raison.
-Ça a duré la nuit entière ?
-Non.
-Et après, vous vous êtes dit quoi ?
-Après, on était très mal.
-Ah oui ?
-Oui, elle s’en voulait car elle croyait qu’elle avait provoqué ça sans le vouloir, et moi je m’en voulais… pour les raisons que tu imagines.
-Je n’imagine pas grand-chose, là.
-Je m’en voulais… je m’en veux… parce que malgré ça, je t’aime. Et que si je pouvais revenir en arrière, et ne jamais poser la main sur elle, je signerais tout de suite. Et ça ne me manquerait pas.
-Mais tu ne peux pas revenir en arrière.
-Non.
-Pourquoi tu me le dis ?
-Un mélange d’honnêteté et d’égoïsme, je suppose.
-C’était agréable ?
-Léa…
-C’était agréable ?
-Oui, ça l’était, sur le moment.
-Et vous allez vous voir comme ça tous les jours pendant encore cinq mois, donc ?
-On cherche elle et moi une solution, si l’un de nous deux peut permuter avec un autre étudiant stagiaire pour arrêter la colocation, par exemple.
-C’est donc que vous avez peur de recommencer régulièrement ?
-Non… c’est juste que là c’est une situation trop bizarre et intenable, et que c’est bien la moindre des choses que je te dois de ne pas, en plus, continuer à vivre avec elle.
-Mais tu as eu envie de recommencer, depuis le week-end dernier ?
-Non.
-Quand tu la vois en nuisette dans la cuisine, tu ne te dis pas « putain, je la déglinguerais bien une deuxième fois » ?
Je m’en étais voulu de cette dernière remarque. La vulgarité n’arrangeait rien à l’affaire.
Éric m’avait trompée, et c’est moi qui culpabilisais ! Ce n’était pas le monde à l’envers, mais une sorte de solde de tous comptes dans lequel mon amoureux pourrait passer sur le corps de la blondinette née au pays du Père Noël deux fois par jour pendant tout son séjour, sans que je ne devienne créditrice. Au petit jeu de qui avait le plus menti à l’autre, il était évident que j’avais pas mal de parties d’avance.
A fortiori puisqu’il ne me mentait même pas. Il avouait son erreur, et la regrettait.
Et je le croyais.
-Je vais faire un tour. Il faut que je sorte.
-Ok.
Je m’étais levée et avais remis mes sandales. Penchée en avant pour les sangler autour de mes chevilles, j’avais laissé mes larmes achever leurs sillons sur mes joues pâles, puis gouter sur le parquet. Éric était venu vers moi, manifestant sa présence, sans s’approcher trop près pour ne pas empiéter sur mon besoin d’isolement, y compris physique.
Là aussi, je lui fus reconnaissante de ce tact et de cette marque de respect.
-Elle sait que tu allais me le dire ?
-Non, je n’avais rien décidé, en tout cas je ne lui avais rien dit.
-A plus tard.
J’avais alors attrapé mon sac à main, quitté la chambre, dévalé l’escalier, traversé la cour intérieure, et le tumulte de Soho m’avait enveloppée.
Did I disappoint you
Or leave a bad taste in your mouth
You act like you never had love
And you want me to go without
J’avais marché, droit devant moi, sans savoir vraiment où aller. J’étais entrée dans Regent’s Park, traçant au milieu des allées jouxtant les immenses parterres de fleurs qui m’avaient conduite au bord du Boating Lake, puis j’avais circulé au hasard, croisant le théâtre de plein air, le centre culturel islamique, pour finir par tomber sur l’entrée du zoo, que j’avais contourné pour ressortir du parc. C’est ainsi que je m’étais enfin retrouvée sur Camden High Street où j’avais posé mes fesses et reposé mes pieds à la première terrasse venue, qui s’était animée et colorée de jaune et de vert à l’approche de la finale du siècle, au fur et à mesure des trois bières que j’avais commandées, et où je commençais à grelotter.
Le bourdonnement s’estompa subitement, et un impressionnant silence de cathédrale renforça mon impression de fraicheur en rendant le moment solennel. Un coup de feu tonitruant retentit depuis les deux écrans géants.
Neuf secondes et soixante-trois centièmes plus tard, des centaines de badauds se levèrent d’un bond, hurlant leur joie et leur admiration au milieu des drapeaux verts et noirs croisés de jaune de l’ancienne colonie anglaise, à qui Usain Bolt venait d’offrir le deuxième titre consécutif de l’épreuve reine, ainsi qu’un nouveau record olympique.
J’en profitai pour me commander une quatrième bière, et c’est alors que mon voisin de gauche jamaïcain, soudainement ragaillardi d’être redevenu le roi du monde pour quatre ans, me proposa de danser le reggae.
A son immense surprise, je le dansais bien mieux que lui.
Le mélange de bière, de reggae et de quelques bouffées de fines herbes plus ou moins légales avaient au moins eu le mérite de me réchauffer, à défaut de m’éclaircir les idées. Vers minuit, je pris congé de mes partenaires de victoire, glissant dans la nuit en direction du métro, agréablement surprise par la simplicité avec laquelle les liens peuvent se tisser sur la base d’une joie partagée, bon enfant et communicative.
Malgré l’heure tardive, les rames et les quais étaient bondés. En cette quinzaine olympique et médiatique, Londres était en éveil jour et nuit.
Je restai debout, tassée entre des groupes de supporters qui tentèrent de me parler dans des langues que je n’identifiai même pas.
Je sortis enfin de la rame surchauffée à Picadilly Circus, où je retrouvai la fraicheur et, paradoxalement, le calme de Soho enfin apaisé. Il était près d’une heure du matin. Je m’assis dans Golden Square, face à l’échiquier dessiné à même le sol et sur lequel, deux semaines plus tôt, j’avais joué une partie avec Éric.
Echec.
Have you come here for forgiveness
Have you come to raise the dead
Have you come here to play Jesus
To the lepers in your head
Echec, oui. Mais pas encore mat.
Le calme, enfin.
Mes idées avaient été autonomes toute la soirée. Elles avaient fait leur chemin quelque part dans ma tête, pendant que mon être désincarné avait marché, bu, regardé la finale du cent mètres et hurlé mon respect pour ces hommes capables de courir à dix mètres par seconde, dansé, fumé un pétard, bu encore et dansé encore. Il était temps que le corps et l’esprit fusionnent à nouveau.
Il était temps que je décide quelque chose.
Did I ask too much
Le droit à l’erreur. Le droit à un instant de faiblesse. Le droit, même, au désir pour quelqu’un d’autre. Tout cela était indiscutable.
Mais désirer n’est pas passer à l’acte.
Éric n’avait commis aucune faute. Le terrain de la repentance n’est pas le mien. S’il existe, mon pardon est laïc. Avait-il seulement trahi ma confiance, alors qu’il m’avait avoué son écart dans les bras d’Inkeri ?
Et moi, Léa, la masseuse érotique… Qu’avais-je seulement le droit de lui reprocher ? Une seule chose : qu’en me trompant, il ignorait l’ampleur de la réciprocité.
Et quand bien même…
Si j’avais été la petite-amie irréprochable, alternant les séances de baby-sitting et les cours particuliers entre les séances de sexe avec mon amoureux exclusif ? L’aventure finlandaise malheureuse aurait-elle fait d’Éric un monstre indigne de moi ?
More than a lot
Mon cerveau voulait passer outre. Faire quand même confiance. Continuer à vivre. Continuer ma route avec celui qui venait de faire un pas de travers.
Mais le cerveau est faible. J’en avais déjà eu bien trop de preuves, accumulées depuis six mois de décisions discutables dans ma vie intime. Et le ventre, le cœur, parlaient d’une même rage et d’une même voix.
Éric, à qui j’avais ouvert mon âme, pour qui j’avais baissé la garde, avait touché une autre fille. Il avait glissé sa langue dans une bouche inconnue, découvert l’odeur d’une autre peau que la mienne, caressé celle-ci, apprécié son grain, sa texture, l’avait sûrement comparée à la mienne, même sans le vouloir, au détour d’une caresse. Il avait pétri deux seins qui n’étaient pas les miens, et son pénis avait bandé, tuméfié d’un désir pour une fille qui n’était pas moi. Cette fille l’avait elle-même touché. Ses mains s’étaient posées par-dessus la trace des miennes. Peut-être Inkeri avait-elle découvert le goût de sa verge, laissé couler les prémisses d’un orgasme dans sa gorge, sondé des secrets sensoriels que je m'étais crue seule à connaître. Éric avait pénétré cette fille. Cette verge que je connaissais si bien, que je savais comment prendre, comment caresser, et dont je savais les forces et les faiblesses, que je pouvais faire durer au-delà du raisonnable aussi bien que la faire exploser quand l’heure du plaisir avait sonné, cette verge était entrée dans le vagin d’Inkeri. Était-elle épilée ? Naturelle ? Était-elle une vraie blonde ? L’avait-il sentie plus étroite que moi quand son phallus s’était retrouvé enseveli entre les lèvres envoûtantes ? Avait-elle griffé sa peau, mordu sa nuque, hoqueté son français approximatif à son oreille, dans de doux murmures béats et mielleux ?
Avait-elle joui ?
Tout n’était qu’orgueil.
Mais depuis six mois, l’orgueil guidait mes actes. Exutoire d’une névrose qu’il faudrait bien que je liquide un jour, il me poussait à me liquider moi-même dans des recherches de réactions extrêmes que j’avais multipliées sous couverture.
Non, je n’étais pas en colère.
Léa n’était pas en colère.
Léa avait perdu la maitrise des événements, et cela lui était insupportable.
You gave me nothing
Now it's all I got
Lola se leva du banc et réajusta sa robe. Elle prit le petit miroir de poche dans son sac et remit du rouge sur ses lèvres.
Éric m’avait donné un exemplaire de ses clés pour la durée de mon séjour. Je pus donc entrer dans l’appartement dont le rez-de-chaussée et le premier étage étaient plongés dans le noir. Quand j’arrivai sur le palier de la porte de la chambre d’Éric, ce fut celle du deuxième étage qui s’ouvrit. Inkeri passa sa tête et regarda vers le bas. Elle me vit, et Éric, visiblement soulagé de m’entendre revenir, ouvrit la porte de sa propre chambre plongée dans la pénombre.
Inkeri voulut me dire quelque chose. Je l’interrompis d’un signe du doigt, afin de ne pas réveiller les propriétaires qui dormaient en bas. Je mis un pied sur la première marche et montai vers les combles, invitant d’un regard Éric à me suivre.
Inkeri s’écarta et j’entrai dans sa pièce. Elle portait un tshirt de nuit qui descendait jusqu’à ses genoux. Un livre en finnois était posé sur son lit. Éric pénétra derrière moi dans ce dernier étage. Nous ne pouvions aller plus haut. Nous ne pouvions plus fuir.
-Léa, je présente excuses à toi. Éric a dit moi qu’il a dit toi ce que nous faisons l’autre jour. Si tu veux gifler moi, je comprends. Mais je te demande pardon du fond de mon cœur.
-C’est ici que ça s’est passé ?
Inkeri ne comprit pas ma question.
-Ça s’est passé là, dans ta chambre, sur ton lit ?
-Euh oui, nous avoir être là.
Je me tournai vers Éric. Je l’avais rarement vu avec une mine aussi déconfite. Il s’en voulait énormément, c’était une évidence qui défigurait son visage.
Léa aurait pris sa main, et l’aurait emmené dans sa chambre, où nous aurions discuté, et peut-être trouvé sur l’oreiller un moyen agréable de défaire ce qui avait été fait.
Mais Léa avait disparu. Léa avait cédé à la facilité, annihilé son intelligence, donnant procuration sur sa vie à sa taulière, celle qui règle les situations contrariantes, celle qui évacue les atteintes à ses règles psychorigides.
Je fis un pas vers lui et tendis mon bras. Éric attrapa ma main. Je le tirai contre moi et mes mains trouvèrent sa taille pour l’encercler amoureusement. Ma bouche rouge pressa ses lèvres et mon ventre appuya doucement contre le sien. Mécaniquement, l’homme tapi derrière le masque de dépit me prit dans ses bras et transforma l’invitation en baiser. La langue qui avait exploré la bouche, le corps, peut-être même le sexe d’Inkeri, se fraya un chemin et vint caresser la mienne. Ses mains, habituées à mes formes, trouvèrent une place sous mes seins et dans le creux de mes reins. Contre mon pubis, je le sentis durcir.
Je reculai alors et me tournai vers Inkeri, qui nous regardait sans bien comprendre ce qui se passait. Je pris sa main qui pendait le long de son corps et insufflai un mouvement vers moi. Sans vraiment s’en rendre compte, elle fit un pas en avant, comme un insecte qui se dirige vers l’ampoule lumineuse qui va le griller. Ma main droite passa dans le bas de son dos, et plaqua le tshirt de nuit contre sa peau, révélant de jolies formes sous le tissu tendu. Ses yeux brillaient d’étonnement, de surprise, d’appréhension. Mais pas seulement. Ils brillaient aussi d’une lueur plus trouble et moins innocente.
Ma main descendit le long du tshirt et je sentis le renflement d’un petit cul bien ferme. Mes doigts se refermèrent sur le coton et Inkeri fit machinalement un deuxième pas en avant. Nos deux paires d’yeux bleus se firent face un instant puis Inkeri, cherchant une contenance, posa une main sur mon bras. Ma tête pivota et ma bouche qui venait d’embrasser Éric se posa sur les lèvres scandinaves.
Lola était aux commandes.
We're one
But we're not the same
We hurt each other
Then we do it again