Chapitre 7 - partie 2

Par Ozskcar

Comme son regard s'attarda sur l'un des détails de la composition, le cœur de l'Enfant se serra : dans un champ en contrebas d'un petit village, deux silhouettes se chamaillaient gaiement. L'une d'elle avait de longs cheveux noirs tandis que les mèches blanches de l'autre luisaient sous le soleil. Sans qu'il en comprenne la raison, l'Enfant sentit des larmes couler sur ses joues. Il eut tout juste le temps de les balayer d'un geste de la main ; déjà, Clavarina se tournait vers lui. Elle avait étalé sur le lit diverses tenues. L'Enfant s'approcha avec appréhension. Il effleura les tissus finement brodés et s'émerveilla de leur douceur, des couleurs diverses qui fluctuaient selon que les étoffes étaient ou non éclairées. Quand il comprit, cependant, que la jeune femme attendait de lui qu'il enfile l'une des tuniques, il fit un pas en arrière : « Je vais avoir l'air stupide », bredouilla-t-il, le regard fuyant. 

Qu'il en ait l'air ou non, c'est ainsi qu'il se sentit, quelques minutes plus tard, lorsqu'il fut coiffé, maquillé, et affublé selon les usages de la cour. L'odeur des poudres dont il était maculé lui donnait envie d'éternuer, et les étoiles peintes sur son front et dans son cou le grattaient, de même que les manches de mousselines qui lui serraient les poignets. Clavarina ne s'en préoccupa pas, et lorsqu'elle les considéra fin prêts, elle poussa la porte aux pieds de l'escalier, et apostropha le garde qui les attendait là. C'était un membre de la garde impériale, une jeune recrue prometteuse à laquelle l'empereur confiait souvent des tâches diplomatiques délicates ou bien requérant un minimum de discrétion. 

Lorsqu'il aperçut les deux Enfants, il les salua d'une révérence puis les invita à le suivre. Plutôt que de traverser la grande nef de la basilique, ils empruntèrent une porte dérobée derrière une rangée de colonnes avant de s'engager sur un escalier interminable, à peine éclairé par de minces croisillons. Les marches étaient épaisses et larges, difficiles à escalader. L'Enfant ne tarda pas à être essoufflé. Il crut discerner de la lumière plus haut, une lueur salvatrice qui le ragaillardit momentanément. À mesure qu'il s'approchait, il réalisa que cette lumière émanait d'une ouverture dans le mur de pierres. Des colonnes minces se profilaient, et derrière elles, comme des portes ouvertes sur le vide, le ciel.

L'Enfant déglutit. Le vertige commença à lui nouer le ventre. Chaque marche le rapprochait inexorablement de ce moment inévitable : ses jambes allaient se dérober sous ses pieds, le vent allait le percuter avec une force déconcertante. Peut-être même manquerait-il de glisser sur la pierre humide et basculerait-il dans cet océan bleu et froid. Si Clavarina et le garde continuèrent leur ascension avec une apparente facilité, et ce malgré la mer de nuages qui s'étendait à leurs pieds, l'Enfant, lui, s'interrompit. La main plaqué à sa gauche contre le mur froid, le souffle court, il essaya de se faire violence, s'imposa de faire un pas de plus, puis un autre, et alors que l'éclat du ciel l'éblouissait, que le vent lui fouettait le visage, il ferma les yeux, se contraignant à avancer à nouveau. 

Ce fut le sentiment de basculer en arrière qui lui fit ouvrir les yeux ; il était debout, mais si près du bord que sa respiration se brisa sur un hoquet de peur. Sa vue se brouilla, et alors qu'il crut qu'il allait tomber, il eut la sensation d'une main se posant sur la sienne, d'une étreinte contre son dos. Ses jambes bougèrent d'elles-mêmes, comme si quelqu'un, derrière lui, les manipulaient. Chaque instant suspendu sur cet escalier lui sembla une éternité. L'air se faisait plus rare à mesure qu'il montait, le froid mordait sa peau, mais la lumière du ciel gagnait en intensité. 

Bientôt, l'Enfant put apercevoir, quelques mètres plus haut, une petite esplanade où l'attendait une nacelle. Alors qu'il allait quitter le vide pour retrouver le contact rassurant d'un mur épais, la pression exercée contre sa main et ses épaules s'allégea, ses jambes furent libérées, et comme des lèvres murmurant contre son cou, il perçut un murmure lointain qui s'évapora au creux de la brise. 

Clavarina se retourna précipitamment, les yeux écarquillés. Elle avait senti, contre les filaments de son Code qui dansait tout autour d'elle, un contact ténu, familier ; alors qu'elle s'attendait à voir un de ses souvenirs surgir du passé, ses yeux ne rencontrèrent que la silhouette effrayée de l'Enfant qui, apparemment, luttait contre le vertige. 

Rapide, elle se précipita en avant, se positionna entre lui et le vide et lui offrit son bras : « Tu as peur ? Tu aurais dû me le dire. Tiens, avance en même temps que moi. Voilà. Encore un tout petit effort ; on est presque arrivé ! »

Lorsqu'ils furent sur la plateforme, Clavarina se pencha vers l'Enfant. Elle ne parvenait à se départir de cette impression étrange, comme si l'écho d'une présence passagère continuait à tinter dans un coin de sa tête. Mûe par la curiosité, par l'envie, aussi, que l'on confirme ses doutes, elle chercha dans les yeux de l'Enfant une lueur familière ; elle espérait y trouver l'éclat bleuté des yeux d'Harren, mais ce furent deux pupilles sombres qui se levèrent vers elle. 

« Comment tu te sens ? demanda la jeune femme. 

– Bien. Je crois. Je ne sais pas ce qu'il m'est arrivé ; j'étais debout, et soudain j'ai eu l'impression de tomber. 

– Tu as dû avoir le vertige. Ça arrive. Tout va bien, maintenant. Tu peux marcher tout seul ? » 

L'Enfant hocha la tête. Clavarina se rendit compte, soudain, qu'elle ne percevait plus la présence, l'humeur du garde qui se tenait derrière elle ; il lui fallut un regard en arrière pour s'assurer qu'il était toujours là, patient, le visage dénué d'expression. Ses sens étaient amoindris. Alors qu'elle ouvrait d'ordinaire sa conscience au monde qui l'entourait, elle s'était refermée subitement, ramenant à elle les filaments de son Code qui, au lieu de s'arrimer aux esprits de ceux qui l'entouraient, venaient tisser autour d'elle un cocon protecteur. C'était l'Enfant qui la repoussait. Il se dégageait de lui une force étrange qui la forçait à se recroqueviller sur elle-même. Elle aurait aimé pousser plus loin sa réflexion, mais les secondes s'égrénaient, et son mutisme allait finir par attirer l'attention. 

Avec un léger manque de naturel, elle invita l'Enfant à grimper en premier dans la nacelle. Elle le suivit et le garde ferma la marche. Le système de poulie fut activé, et la nacelle s'envola à travers les nuages. La tour défila à leur droite, masse de pierres et de métal. Le vent se nouait autour de leur cou, de leurs poignets et chevilles, fouettant leurs visages, tandis que la brume, comme des silhouettes éthérées, glissait sous la nacelle.

Au loin, émergeant des nuages, la silhouette du palais commença à prendre forme. Ses tours se dressèrent contre le ciel, nimbée par la lumière du soleil qui se reflétait sur les vitres et dansaient sur les dômes dorés. Comme la nacelle s'en rapprochait, on put distinguer les immenses gravures des bas reliefs ; c'étaient des personnages importants de l'Histoire ou des mythes qui tournaient leur visage sévère vers le ciel, et autour d'eux, une faune et une flore merveilleuse qui s'enroulait comme des serpent autour d'une lettrine. Bientôt, ils furent trop proches pour observer le palais ; il s'élevait trop haut, s'en allait trop loin, incapable d'être considéré dans son entièreté mais débordant, de toute part, du cadre qu'offre la vue d'un seul homme, et pour celui qui, curieux, le dévisageait, il n'offrait, depuis la nacelle, que son flanc parcouru de colonnes et de hautes fenêtres. 

La nacelle finit par s'immobiliser contre la Tour. L'Enfant débarqua le premier. Clavarina se retint de sourire devant sa mine livide ; elle l'encouragea en lui assurant qu'ils étaient arrivés, ce à quoi l'Enfant répondit par un faible hochement de tête. Elle hésita à lui rappeler qu'il allait lui falloir se ressaisir avant d'être présenté à la cour, mais devant son expression affligée, elle préféra attendre encore un peu. Le palais, devant eux, les menaçait de toute sa hauteur. Le pont qui le reliait à la tour semblait, au loin, nimbé de confettis et de pétales colorées, signe que les nobles Maart avaient déjà été accueillis. Leur énorme dirigeable était d'ailleurs partiellement visible, au loin, derrière l'un des toits crénelés. Ainsi, tout le monde était là ; la cérémonie allait pouvoir commencer. 

Le garde ne conduisit pas les deux Enfants vers le pont principal, mais les fit traverser par un chemin plus étroit – précaution sans doute inutile, la foule étant sans doute déjà réunie à l'intérieur du palais. On les fit ensuite remonter jusqu'aux portes d'un amphithéâtre puis escalader les escaliers qui menaient aux loges les plus retirées. C'est d'ici que l'Enfant put apercevoir, pour la première fois, la foule de nobles rassemblée en contrebas. 

La plupart déambulait sous l'immense lustre, saluant des connaissances de longues dates, d'autres, sans doute de plus haute naissance, étaient d'ores et déjà installés dans de vastes loges cossues où, un verre à la main, ils étaient visités par des proches ou des aristocrates ayant demandé audience. Sur l'estrade, le trône de l'impératrice était vide. 

– Là, indiqua Clavarina en désignant un homme d’une cinquantaine d’années. À droite, c’est l’empereur, Vi’II’Dawnarya. 

L'Enfant s’appuya contre la balustrade matelassée, et observa en contrebas les silhouettes richement vêtues et parées. À l’instar des autres nobles, l’empereur affichait un sourire doux, des manières simples et sans fioritures. Quand on lui parlait, il fermait ou baissait les yeux, opinait souvent, et lorsque venait son tour de répondre, il semblait le faire par monosyllabes. Si tous semblaient exagérer leur enthousiasme par politesse, s’ils se saluaient avec de grands gestes et de larges sourires, l’empereur, lui, semblait sincère – voire même benêt. Il secouait exagérément les mains qu’on lui tendait, penchait la tête de côté, attendri par les enfants qu’on lui présentait, les nouvelles qu’on lui contait.

– Celle qui s’approche de lui, c’est Saeda Maart, expliqua de nouveau Clavarina. L'héritière accueillie aujourd'hui pour recevoir les titres et les terres de sa famille. 

L'Enfant la suivit des yeux, c’était une femme toute de bleue vêtue dont la tunique, comme des pétales de fleurs, tombaient, longues, sur ses jambes. 

– Elle a l'air jeune, fit-il remarquer.

– Elle l'est. Mais son père, Wilhelm Maart vient de mourir. Il faut donc que quelqu'un se charge des contrées Maart. Son frère, quant à lui, va recevoir le glaive de la justice et siéger ici, au palais, en tant que conseiller de la couronne.

L'Enfant hocha la tête avant de suivre la Saeda des yeux. Elle tenait dans la main une sorte de tige en bois sculpté qu’elle portait parfois à ses narines pour en humer le parfum. Elle esquissa une révérence rapide, mais ne quitta pas le regard de l’empereur. Il était d’usage d’au moins baisser les yeux, et d’attendre que la famille impériale nous relève ; celui-ci ne sembla pas s’en offusquer, cependant, et c’est d’une voix enjouée qu’il prit des nouvelles des Maart. Leur délégation était maigre  ; elle était venue seule avec son frère :

– Ma mère pleure toujours la mort de mon défunt père, expliqua-t-elle.

– Comme nous tous, ici présents, affirma l’empereur. Des circonstances tragiques nous l’ont arraché trop tôt, et avec une bien trop grande brutalité. Transmettez mes sincères condoléances à votre famille et à votre mère.

Rozen, le frère de Saeda, s’approcha à son tour, respectueux, quant à lui, de l’étiquette :

– Sa majesté est trop bonne, et nous vous remercions pour votre sollicitude.

– Notre chagrin, je suis sûr, serait moins âcre si nos contrées étaient protégées, reprit Saeda. Mon père a, à de multiples occasions, sollicité l’aide de l’Empire pour nourrir un peuple qui, je suis sûre, est cher à votre cœur. Car c’est votre peuple qui se meurt – et bien que j’en ai la charge, désormais, c’est sous votre égide.

Rozen sembla embarrassé par l’attitude de sa sœur ; il la soutint, pourtant, par sa présence, sans la contredire ou nuancer la verve de ses propos. Gaetano Erlkonig, non loin, remarqua le rempart que formaient la fratrie Maart autour de son empereur, et c’est paré de son inébranlable sourire qu’il s’avança :

– Saeda et Rozen ! Je peine, chaque fois, à vous reconnaître ; vous ne cesserez donc jamais de grandir ?

Par ces mots, Gaetano soulignait la différence d’âge qui le séparait des Maart, et par-là même, leur imposait une attitude empreinte de respect et de révérence. Il y parvint, mais non sans attiser la colère de Saeda. Appréciant peu d’être infantilisée, elle s’apprêta à répliquer. Rozen, cette fois, la devança :

– Nos traits vous sont étrangers car le temps, sans doute, nous aura faits à défaut ; voilà longtemps que nous ne nous étions vus.

Rozen, quoi qu’il en dise, avait définitivement grandi. Gaetano sourit intérieurement, se remémorant la silhouette du tout jeune garçon venu accompagner son père pour assister au Rituel de Kholia, il y a de cela une quinzaine d’années. Il se cachait alors dans les jambes de son père, et ne tendait que des regards timides envers les nobles des autres grandes maisons. Aujourd’hui, c’était un jeune homme fier mais pondéré. Ses cheveux noirs qui lui tombaient auparavant sur les yeux étaient désormais ramenés en arrière, et c’est plein de vigueur qu’il apparaissait, en dépit des épreuves nombreuses que lui et sa sœur affrontaient. On voyait dans ses joues creusées les marques du chagrin et de la fatigue.

– Vous êtes la voix de la raison ; je regrette en effet qu’il ait fallu que nous soyons pressés par la nécessité pour que nos chemins se croisent de nouveau, admit Gaetano.

– J’aviserai ma femme, et lui transmettrai vos doléances, ajouta l’empereur.

Le frère et la sœur le remercièrent avant de s’excuser. Comme elle s’éloignait, Saeda sentit une main lui saisir l’avant-bras. Elle se retourna et considéra son frère. Son expression était sans appel : il lui conseillait de manier sa langue avec davantage de prudence. Il avait raison, bien sûr, et c’est avec un triste sourire qu’elle se promit d’imiter la retenue de son frère cadet.

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