La tragédie de Läkmar – an 980 après le Grand Chaos
- Silha, grouille toi, père va nous disputer ! s’exclama Lars.
- Oui ! Oui !
La fillette arriva en courant. Tout chez l’enfant était grâce, du petit visage rond, coloré par la course, aux pieds menus qui effleuraient à peine les cailloux. Leur expédition les avait entraînés jusqu’à la pointe extrême du Cap de Feu, là où le doigt de la terre désigne le couchant :
« Le doigt d’Elhio, les enfants, pour rappeler aux hommes que la nuit n’est rien d’autre que la promesse du jour », avait déclamé le garçon, en imitant Grank l’édenté et sa voix chêvretante.
Ils avaient ri. Mais il n’était plus temps de s’amuser, Lars tenait à participer aux préparatifs du grand départ même si tout était déjà presque achevé. Il n’aurait jamais dû céder au caprice de sa sœur. Il ne savait comment, mais elle arrivait toujours à ses fins. Il sourit et lui tendit la main :
- Allez Galopette, on accélère.
- J’suis fatiguée, tu me portes ?
Lars capitula une nouvelle fois :
- Tu es une entourloupeuse, Silha, tu le sais au moins ?
- Hue, mon noble destrier ! s’exclama la fillette juchée sur le dos de son frère en gloussant de plaisir.
Son babillage accompagna le pas du noble destrier jusqu’au sommet de la falaise, il n’existait pas d’autre chemin pour regagner Lakmar. Un sentier sinueux et abrupt descendait ensuite vers le village en contrebas. Lars s’arrêta pour souffler :
- Tu pèses le poids d’un kraken (1) mort, tu m’as séché !
- Mais j’ai de gentils tentacules, moi, dit-elle en ébouriffant la chevelure bouclée de son frère.
Lars secoua la tête et la fillette glissa de son dos pour atterrir dans les hautes herbes.
- Tu sais où on va aller après ? Et tu crois qu’on pourr…
- Chut ! Coupa Lars, les sens soudain en éveil.
Silha le regarda, déconcertée :
- Écoute ! murmura-t-il effrayé.
- Qu’est-ce qu’y a, Lars ? Qu’est-ce qui se passe ?
Un feulement sourd. Une résonnance basse, profonde, rocailleuse. L’herbe tressaillit sous la violence de l’onde. La vie se figea, un instant, le temps d’une respiration. D’instinct le garçon entoura de son bras les épaules de sa sœur et l’attira vers lui.
Lars cherchait ses mots. Silha n’avait que cinq ans, lui, guère plus de douze et son cœur qui tambourinait se souvenait. De mémoire, il savait n’avoir que peu de temps. Il respira profondément pour tenter de retrouver le calme et planta son regard dans celui de sa sœur :
- Nous ne pouvons pas descendre Silha, pas pour le moment. Il y a danger. Tu dois me faire confiance, je te protégerai.
- Mais qu’est-ce que tu dis !
- Tu te rappelles ? On en a déjà parlé…
- Parlé de quoi ?
- Silha ! Fais un effort ! Des attaques de villages ont eu lieu plus au nord, tu le sais ça ! Je te l’ai déjà expliqué. Ingmar, notre chef, était certain que ce serait bientôt notre tour. C’est pour ça qu’on se prépare à partir, c’était pas prévu qu’on soit là quand ils arriveraient.
- Je veux Ma !
De grosses larmes coulaient sur les joues de la fillette. Lars les essuya une à une :
- C’est impossible Silha. Nous devons trouver rapidement un endroit où nous cacher.
- Mais Ma va s’inquiéter ?
- Non, mère sait que nous sommes ensemble, qu’il ne peut rien nous arriver.
Mais rien n’était moins sûr. Sans Silha il aurait tenté de rejoindre Lakmar et les bateaux. Il chassa cette idée pour reporter son attention sur les environs et remarqua un buisson sur la droite, au bord de la falaise. Ils coururent pour l’atteindre et se couchèrent au sol à l’abri des branches, de là, ils pourraient observer sans être vus.
En bas, les villageois couraient aux bateaux dans une extrême confusion. Certains poussaient des chèvres, d’autres traînaient de gros sacs, des enfants criaient, un homme filait même cul nu, le pantalon encore sous le bras. Ingmar hurlait des ordres que personne n’écoutait. Au milieu du tumulte, une femme se tenait droite, l’attention tournée vers la falaise :
- C’est Ma ! C’est Ma ! s’écria Silha en la désignant du doigt.
- Ne bouge pas Silha, mère sait où nous sommes, dit Lars en la maintenant fermement au sol.
En effet les yeux d’Erhène fixaient ce point de la falaise. L’instinct sans doute. D’un geste elle leur signifia de ne pas bouger, puis sa main se posa sur son cœur. Leur père qui arrivait en courant, la saisit par le bras pour l’entraîner vers les pontons. Elle résista, se débattit, refusant d’abandonner des yeux ce petit bout de terre, tout là-haut, presque dans les nuages. Il la secoua avant de hurler quelque chose que les enfants ne pouvaient entendre.
Les bateaux attendaient. Vingt-cinq, alignés, voiles déployées. De hautes flammes s’élevaient du cœur du village, une tentative désespérée pour retarder les assaillants. Où étaient-ils d’ailleurs ? Lars plissa les yeux pour tenter de les apercevoir.
- Là ! La plage ! Regarde, Lars, s’exclama Silha.
Le sable noir de la plage s’élevait doucement. Un grain, puis des centaines, puis des millions pour former d’immenses colonnes, denses et immobiles.
- Mais c’est quoi ça ? gémit la fillette des sanglots dans la voix.
Hypnotisé par la scène, Lars ne répondit pas. Qu’aurait-il pu répondre ? Tout cela le dépassait tellement. Soudain les particules agglutinées se mirent à ondoyer, s’élargirent et s’étrécirent, se modelèrent. Sculptées par une main invisible, de prodigieux chevaux apparurent. Ils mesuraient au moins sept pieds au garrot et leurs jambes musculeuses, armées de redoutables sabots, battaient l’air et frappaient le sol avec impatience. Sur leur dos chevauchaient d’effrayantes créatures. Lars connaissait ces cavaliers à tête de lion. Un feulement rauque filtrait à présent de leurs gueules entr’ouvertes :
- C’est Eux, murmura Lars.
- Qui eux ?
- Les Torks.
Silha était trop jeune pour avoir conservé de réels souvenirs mais elle avait entendu les histoires. Lars, lui, se rappelait. La dernière attaque : le feu ; le sang ; les gorges béantes ; les têtes alignées sur des pieux. Vingt. Et puis les villageois rassemblés sur la place ; lui, terré avec d’autres sous un amas de branches, un refuge imaginé par son père. D’un côté les hommes, de l’autre les femmes et sa mère serrant Silha dans ses bras ; son frère, Erick, enchaîné avec une soixantaine de jeunes adultes. Erick avait le même âge que lui aujourd’hui. Où était-il Erick à présent ? Lars voulut forcer Silha à s’enfoncer plus dans les broussailles mais la fillette refusa d’un ton tranchant :
- Je veux voir.
Lars la regarda, hésitant. Il savait que pour eux, rien ne serait plus jamais comme avant. Silha devait devenir forte, leur survie en dépendrait. Il hocha la tête.
En bas, les chevaux s’étaient mis en marche, un trot lourd et régulier. Les premiers bateaux s’éloignaient du rivage mais tous n’étaient pas encore en sécurité. Pour ralentir la progression des cavaliers, Ingmar le chef du village, rameuta quelques volontaires. Armés de fourches et de coutelas, ils coururent au-devant des destriers. Le contact fut brutal et bref. Les fourches qui se plantaient dans les flans offerts ne rencontrèrent que le vide, les coutelas coupaient des jarrets qui se reconstituaient aussitôt. Inaccessible du haut de leurs montures, les cavaliers s’amusaient de leur témérité. Lorsque le jeu les ennuya, ils déployèrent dans un ensemble parfait leurs redoutables sabres et encerclèrent les malheureux. Lorsqu’ils reformèrent le rang, les corps décapités gisaient à terre. Silha émit un cri étouffé.
- Ils se sont sacrifiés, commenta Lars avec respect et admiration. Regarde ! Silha ! Tous les bateaux sont partis. Ils sont sauvés !
- Oui.
Lars considéra sa sœur, surpris par la dureté de l’affirmation. Silha était consciente des implications de ce départ, il le lut dans son regard. Les larmes avaient séché, dessinant de longs sillons dans la poussière collée sur ses joues, alors qu’elle observait les voiles disparaître une à une à l’horizon. Ses yeux taris emprisonnaient à jamais son chagrin.
1 – Kraken : est une créature fantastique issue des légendes scandinaves médiévales. Il s'agit d'un monstre de très grande taille et doté de nombreux tentacules.
"« Le doigt d’Elhio, les enfants, pour rappeler aux hommes que la nuit n’est rien d’autre que la promesse du jour »" >> c'est beauuuu ! <3
Et Galopette, trop mignon ! :)
J'ai fondu sur les échanges entre lui et la fillette, ils sont adorables tous les deux avec cette complicité et ces taquineries. Le kraken mort, ahah !
La suite est moins marrante avec les Torks, mais d'autant plus saisissante pour tout ce que ça génère d'inquiétude. Et alors le sacrifice, c'est déchirant... Très chouette de découvrir le passé à travers cette légende. J'ai savouré ce moment, cet éclairage supplémentaire sur ton monde, avec la curiosité maintenant de la façon dont ça va venir se raccorder à l'histoire de Till, ses camarades et Wilma.
Bonne journée et à bientôt ! =)
J'espère bien retomber sur mes pieds à un moment ou à un autre (MDR).
A bientôt
Il faudrait renforcer le passage où les enfants renoncent à rejoindre leur mère, on ne comprend pas bien pourquoi ils ne se précipitent pas et restent là, même si on finit par se douter que c'est une question de distance.
A bientôt,
Clarie
Merci beaucoup !
Mais peut-être les torks ?
Quant à ta question, je te laisse découvrir par la suite.
Encore un grand merci !
Ca fait énormément bien ce flashback, enfin de l'action et du sang hihi ! Presque pas de dialogues, ça change des chapitres précédents et je trouve que c'est cool de varier. C'est sans doute le chapitre que je préfère depuis le prologue ah ah!
Rien que les premiers mots : "La tragédie de Läkmar – an 980 après le Grand Chaos" : On sait que c'est un flashback, on découvre des noms pleins de mystère, voilà qui me plaît beaucoup ! Quel bonheur !
J'ai un peu de mal à croire que Lars laisse regarder sa sœur, je trouve que ce serait plus réaliste qu'elle échappe à son étreinte.
Ce chapitre donne de l'épaisseur à Wilma, et l'histoire n'est-elle pas amenée à se répéter ? Voilà de quoi s'inquiéter pour la bande de Thill.
Une petite remarque :
"l’édenté et sa voix chêvretante." -> chevrotante
J'ai lu que c'était un jeu de mot voulu mais je trouve qu'il passe pas super bien. On a vraiment l'impression en lisant que c'est une faute. A l'oral ca irait peut-être mieux ? Je ne sais pas.
Non, franchement très gros plaisir sur ce chapitre, rythmer ton récit par des flashbacks fonctionne bien. J'espère qu'il y en aura d'autres (=
A très vite !
Merci pour ton retour enthousiaste qui me touche. Ce chapitre, était anciennement un prologue, il voyage. Je corrige chêvretante que je trouvais drôle mais qui semble trop retenir l'attention.
J'ai hésité à propos de Lars. Devait-il laisser Silha assister aux évènements ? J'explique les raisons de se décision après : "Lars la regarda, hésitant. Il savait que pour eux, rien ne serait plus jamais comme avant. Silha devait devenir forte, leur survie en dépendrait. Il hocha la tête." Bien de jeunes enfants sont confrontés à une réalité cruelle, faut-il éluder la réalité pour autant ? Dans ce cas précis, Silha doit s'endurcir pour affronter les épreuves qui les attendent.
Encore un grand merci et à très bientôt
Mais je comprends l'hésitation que tu as, demandes à d'autres lecteurs !
A bientôt (=
Merci
Je ne m'attendais pas à l'apparition de nouveaux personnages. Ce procédé te permet de créer encore du suspense. Lars et Silha sont attachants. On se demande quel est le lien avec Till (du moins, je ne l'ai pas trouvé ;) ). Tu décris très bien les Torks, des créatures surnaturelles impitoyables. La scène est violente et on ressent la peur et la tristesse des personnages. J'ai très envie d'arriver à la fin de l'histoire pour voir où toutes ces pistes vont nous mener. Une petite remarque lexicale : "sa voix chêvretante." chevrotante. A bientôt !
« Chêvretante » est un jeu de mot volontaire.
À très bientôt
Bien à toi !
L'action se déroule sur une courte période. Je l'ai souhaitée dense, avec une tension qui monte crescendo. Un chapitre, un évènement, bien que je réalise que certains, trop longs, pourraient également être scindés en deux.
Ca fourmille dans tous les sens... C'est mon défaut, souvent les idées se bousculent dans ma tête et l'une pousse l'autre avant même qu'elle n'ait abouti. Je tente de me soigner et l'écriture m'y aide.
Un grand merci pour tes conseils et à bientôt
L'imagination et le style, tu les possèdes !
La narration, cela s'améliore et se renforce avec le temps !
Voici l'histoire de cette petite fille et son frère. Qu'a-t-elle de particulier pour qu' on la raconte? Qui sont-ils? Pourquoi Silha était-elle dans le rêve de Till... Elle et son frère ont-ils survécus? Avaient-ils des pouvoirs? Thyia serait-elle la réincarnation de Silha ?
Encore des questions lol... tu sais faire durer le suspense!
J'aime beaucoup le fait qu'on puisse avoir des informations sur le passé de cette île, son histoire... et puis son lien avec le continent?... Quand va-t-on retrouver les hommes du prologue?
Wait and see! 😉
Tu sais à présent qui est Silha, c'est une première réponse à tes questions qui sont toutes intéressantes car elles me montrent les directions que peuvent prendre l'imagination du lecteur.
C'est vrai, j'aime faire durer le suspens. En réalité l'histoire en elle-même se déroule sur une courte période, il me semble important de la faire vivre à Till et au lecteur dans le moindre détail, sachant que les explications se trouvent souvent dans les détails.
Tout va se mettre en place progressivement...
Wait and see, comme tu le dis si bien.
A bientôt...