Chapitre 9 -- Mesures effrénées

Par Capella

Cette journée se déroulait définitivement à un rythme qui ne lui laissait pas le temps de souffler. Se tenait en cet après-midi dans la salle du conseil la continuité de la réunion du matin, après une pause pour ses participants. Emily n’avait eu le temps que de s’installer une heure dans sa chambre qu’Oléna revenait l’appeler, son Opéra et elle, pour prendre part à la discussion.

Son père avait visiblement trouvé l’idée de l’imbriquer dans le conseil suffisamment excellente pour qu’il envoyât sa fille dans la même journée faire un semblant de stage auprès d’eux. Seulement vingt minutes, sinon trente, pour qu’elle se familiarise avec l’idée, qu’elle prenne note de l’ambiance, ceci et cela. Bref, la proposition d’un père plus que d’un roi, à n’en pas douter.

Assise autour de la table ovale, regardant les conseillers débattre autour de la carte, Armand pour interprète, elle ne cachait pas le manque d’envie qu’elle avait d’être ici en dépit de l’affection qui devait reposer derrière la proposition. À moins juste que son père ne voulût que la garder dans une occupation tranquille qui ne la mettrait pas en branle.

« Et vous, princesse, que dites-vous de tout cela ? » demanda Simon Do, qui la considérait avec une intense curiosité.

Emily décroisa les bras, souffla un coup et condescendit au moins à jouer le jeu.

« Sortez la Grande Aiguille et mettez-la à Mezzofort… Ce peuple de sauvage va de toute façon atteindre cette ville en premier.

— C’est que votre père est encore un peu réfractaire à l’idée de sortir la plus grande arme Ré malgré tout.

— Il y sera obligé, quand on inscrira sur cinq pages une liste de pour et de contre et qu’il découvrira que le seul argument allant dans son sens et qu’il rend sa ville plus prétentieuse. La Grande Aiguille part au sud, mais en contrepartie, vous faites remonter le gros de l’armée ici pour nous défendre en cas d’attaque.

— En cas d’attaque ? »

Simon n’était pas le seul à avoir l’air circonspect. Tous les membres du conseil s’entreregardaient, à ceci près que Harold avait un immense sourire en entendant ces paroles. Emily ne put s’empêcher de lui renvoyer l’expression. Qu’il était bon d’avoir un cerveau à la hauteur du sien quand tous les autres n’étaient que dépits et déceptions.

« Mais qui pourrait donc bien nous attaquer, princesse ? demanda celui-ci avec un semblant de malice au travers de son expression redevenue neutre.

— Ceux qui sont plus susceptibles de nous attaquer, mon cher, tout simplement ? Les Mi sont plutôt proches de Moderato, si je puis me permettre. Et les La ont un chemin direct vers Legato depuis la mer.

— Qu’est-ce que cela signifie ? » prononça Finn La.

Il considérait la princesse avec une sourde colère, les sourcils froncés et les lèvres pincées. Il s’était, en prime, levé de sa chaise, les paumes écrasées sur la table.

« Écoutez, monsieur Finn, je ne critique pas votre famille, simplement que si elle avait quelques velléités d’attaques… il faudrait faire quelque chose. Un bon dirigeant sait être un dieu omniscient, voilà tout ce que j’insinue. Prenez l’exemple de monsieur Harold, il ne s’est pas offusqué de la nouvelle, lui, alors que j’ai tout autant accusé son fief que le vôtre. »

L’intéressé envoya au La un signe de tête austère, cachant son sourire derrière ses yeux rubis qui n’avait en chaleur que la couleur. Quand il tourna son visage vers la jeune femme, il lui offrit un clin d’œil.

« Je ne vous laisserai pas insulter ma maison », poussa pourtant Finn.

Emily s’adossa contre sa chaise, ennuyée, jouant avec ses mèches rousses.

« Tant mieux, vous en êtes de fait un bon allié. C’est important, de soutenir sa famille. Si vous me voulez dans votre conseil, habituez-vous à me voir neutre, penser aux cas les plus extrêmes pour être la plus préparée. Autrement, considérez à prier mon père à genoux de me léguer le trône, auquel cas je n’aurais pas besoin de faire exprimer à voix hautes mes petits mots blessants. »

Finn ne décoléra pas, le regard braqué sur la princesse. Emily soutint sans peine les prunelles de ce blondinet aux reflets d’émeraude, attendant patiemment qu’il se rassît, bras croisés ; ce qu’il finit par faire, non sans avoir l’air plus agacé que jamais.

« Ainsi donc, Grande Aiguille au sud, armée à Moderato, et nous aviserons du reste en fonction de comment se passe l’attaque contre les sauvages du sud.

— Eh bien, pas si anticipatif que ça, finalement, lâcha Harold avec un réel ton accusateur.

— Car il y a des fois où cela ne sert à rien. Je pense que préparer plusieurs cas de figure est une bonne chose, mais anticiper ce qui se déroula après les événements anticipés, ça commence à faire beaucoup de travail pour peu d’utilité. Si les sauvages l’emportent malgré tout, ils peuvent demeurer à Mezzofort, contourner vers Fortissimo, s’y arrêter plusieurs jours, peut-être aucun, contourner vers l’ouest du Pays brun pour monter à Adagio, ou directement filer vers Moderato en ligne droite. » Faute de mains libres pour agrémenter son explication de gestes, elle riboula des yeux en imitant les parcours possibles de l’ennemi avant de se calmer à la fin de la liste. « Vous vous en doutez bien, il ne sert à rien d’y penser plus que de raison tant les possibilités sont nombreuses. Imaginer toutes ces routes probables sans le contexte précis qui les accompagne, honnêtement, très peu pour moi… Non, vraiment, pas besoin d’en faire autant. Si la situation dégénère, Mezzofort envoie un message à monsieur Simon, et le soir même, nous sommes réunis pour débattre de la suite des opérations. En espérant que votre emploi du temps me permette d’agir de la sorte, cela va de soi… »

Emily se leva, faisant craquer ses doigts pour les détendre un peu de leurs mouvements, serrant et desserrant le poing avant de reprendre :

« La seule chose qu’il vous faudra penser, monsieur Harold, c’est une contre-mesure d’urgence au cas où la Grande Aiguille serait détruite. Il faudra permettre aux habitants de Mezzofort de fuir en leur faisant gagner du temps. Apportez-moi vos idées à la prochaine réunions.

— Sauf votre respect, princesse, pourquoi vous devriez valider les idées du chef des armées ? s’enquit le concerné.

— Car vous savez tout aussi bien que moi que si j’ai un retour à vous faire, il sera plus pertinent que celui même de mon père le Roi. Vous ne m’avez pas fait participer à cette discussion pour simplement me faire plaisir, que je sache. Invitez des gens de talent parmi votre tablée, et attendez-vous à ce qu’ils vous servent. »

Un début sourire se fit jour sur le visage d’Harold, mais il le réfréna aussitôt. Ne dissimulant pas le sien, Emily leur offrit un geste de bras avant de conclure.

« Je vous laisse, j’ai à faire.

— Juste une petite chose, princesse, l’interpella Finn. Concernant la fête des Cors ?

La… Quoi ?

Elle porta une main à son front.

C’est bientôt la période, ah oui… J’ai complètement oublié cette idiotie.

« Oui. La fête. Oui. Quand est-ce ? »

Tout un chacun se regarda avec incrédulité. Harold porta une main à sa bouche pour ne pas trahir sa réaction irrévérencieuse.

« Ce soir, princesse », lui annonça Oléna.

Elle ouvrit la bouche, atterrée, considérant son Opéra avec circonspection. Il haussa un sourcil stupéfait, l’air de s’ébahir de sa méconnaissance. Elle se tourna vers les membres du conseil.

« Vous voulez dire qu’au sein du château, la salle du banquet est déjà agencée et préparée pour accueillir tous les nobles pour les festivités ?

— Il faut croire que vous étiez plutôt occupés, jusque-là… »

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle tira sur ses lèvres, désabusée, faisant apparaître deux ridules au coin de ses lèvres blasées.

« Et donc, la fête, oui ?

— Certains membres de ma maison viennent afin d’offrir un spectacle à nos Cors, continua Finn. Savez-vous si celui du Sommeil sera présent ?

— Oh, oui, elle sera là, répondit la princesse, cynique. Elle doit me rendre visite pour mon annonce… Vous savez de quoi il s’agit, alors bouchez-vous les oreilles à ce moment-là, ça m’arrangera. Vous, Harold, fermez les yeux. »

Elle écarquilla soudain les siens, le sourire de sa petite ironie se figeant sur ses traits alarmés.

Merde ! Je comprends pourquoi il voulait que cela se fasse ce soir ! Durant la fête : devant tous les nobles et les Cors ! Merde merde merde merde merde… Nom d’un Chant ! Armand avait raison, ma fuite est compromise !

Alors pour la deuxième fois… Elle tira sur les lèvres… Désabusées ; pour la deuxième fois.

« Je dois y aller. Urgence à propos de la fête, je n’ai pas de vêtements, je n’ai rien préparé, et dame Aria ne sait pas à quelle heure elle doit venir. »

Elle entreprit de faire demi-tour et filer à toute allure, mais en sortant de la salle, elle découvrit qu’Oléna la suivait.

« Je vous raccompagne.

— À votre guise. Vous auriez pu me prévenir pour… pour tout ça !

— Pour cela, il m’aurait fallu croire que vous auriez oublié la fête des Cors… »

Festivité qui se déroulait une fois tous les quatre ans. Certes, sur ce coup, Emily n’avait pas été très fine. Cette annonce débarquait comme une surprise venue la narguer.

C’est à la fois une excellente et une horrible nouvelle…

Rien de mieux pour fuir qu’un instant où les regards étaient ailleurs. Rien de pire pour s’escamoter que l’instant où tous les regards étaient braqués sur elle, faute à son père…

Quand elle vit qu’Oléna la considérait avec un piteux sourire, elle lui adressa une expression à l’avenant, trouvant naturel qu’on pût se moquer d’elle. Se vanter d’en prévoir autant pour omettre un tel événement…

« Avant que je vous demande ce que vous attendez de moi, votre plan change d’une quelconque façon, avec la fête qui s’ajoute à votre esprit ?

— Non, assura Emily. Au contraire, je vais prendre le choix de trouver les événements plus appréciables encore.

— Je vois… Vous ne vous démontez pas. »

Tous les nobles se réuniront dans une même salle, les quatre Cors de Ré seront ensemble, participant à un banquet destiné à leur rappeler combien le monde les aimait. Certains membres des familles majeures allaient même faire le déplacement pour offrir quelques présents et discuter avec le Roi. Si ce bel événement accueillait les desseins de la princesse, l’effet d’inattention ne pourrait que lui permettre de s’escamoter, comme convenu. En tout état de cause, le moment lui laissait le loisir de tirer son épingle du jeu, pour peu qu’elle s’y accordât en un après-midi.

Ça explique aussi pourquoi père désirait me voir faire mon annonce il y a déjà quelques semaines plutôt qu’aujourd’hui. Tous les participants de la fête en auraient profité pour bénir le nouveau prince légitime de mots et de cadeaux.

D’une certaine manière, cette fête serait devenue celle de son petit frère. Elle se tapota le front du doigt, les lèvres tordues en une moue de réflexion.

Donc, ouais… Le discours qui se tiendra forcément ce soir va devenir un problème, si tout le monde me surveille en attendant que je parle… Je pourrais encore fuir après avoir prononcé les termes que veut entendre père, mais… Certains alliés d’aujourd’hui pourraient me refuser par cet acte demain…

Elle se tourna vers Armand, neutre, regard dirigé vers l’avant. En lui offrant une œillade, leur regard resta rivé sur celui de l’autre un long moment, puis, le jeune homme posa sa main sur l’épaule de la princesse, simple mesure pour lui dire que tout allait bien se passer.

« Donc, il va se dérouler quelque chose ce soir, poursuivit Oléna, obligeant Armand à libérer ses mains. En quoi puis-je vous être utile ? »

Heureusement pour Emily, Armand avait expliqué que la jeune femme s’était mise à chuchoter par un geste bien plus secret et léger, en conséquence de quoi la princesse ne s’inquiétait pas en voyant quelques marcheurs les croiser.

« Non, pas encore. Je viendrais à vous une fois que j’aurais besoin d’amasser des alliés. Pour les semaines à venir, vous pourrez faire comme si je n’étais pas là. » Elle vit les prunelles d’Armand briller de quelque chose de fort. Pas d’admiration, cependant. Dès lors qu’Emily avait mentionné le terme « semaines. » Elle fit de son mieux pour l’oublier une seconde. « Je ne peux vous parler de mon projet, j’en suis navrée, dame Oléna mais c’est qu’en vérité…

— Oh, oui, oui, coupa-t-elle, le garçon ayant à peine commencé à bouger les lèvres. Ne me le dites pas. J’ai décidé de gagner votre confiance, j’agirai à l’aveugle – surtout si mon rôle se résume à rester tranquille ! –, à condition que vous me promettiez au moins de ne pas me jeter pieds joints dans le blâme. »

Elle riait, par politesse, mais Emily n’était pas bête au point de croire qu’elle ne faisait que plaisanter.

« Jamais ! Nous ferons tout cela… dis-crè-tement.

— Voilà qui me rassure. »

Pour autant, Emily ne parvenait à se retirer l’idée qu’elle ne connaissait pas son alliée aussi bien qu’elle l’aurait espéré au point de lui confier une part de la mission.

Ben… Tant mieux. Une reine sait être sagace et secrète quand il le faut, je présume.

Et sur cette conclusion, elle découvrit un garde. Il fila au pas de course, esquivant la princesse sans la gratifier du moindre regard, trop occupé à filer vers les hauts étages. Se grattant la nuque, circonspecte, elle prit la décision d’ignorer l’empressement de ce garde. En se retournant néanmoins devant elle, Emily découvrit que des nobles marchaient à pas rapides, blêmes, des domestiques se précipitaient, tandis que celles qui osaient ne pas bouger d’un pouce, parlaient en mouvement de lèvres un rien vifs. Et puis d’autres gardes, qui allèrent en filant comme des athlètes en plein marathon.

Oléna, Armand et Emily se figèrent de concert en repérant une foule de noble et de gardes fuser dans tous les sens. Décidant de ne pas faire durer le suspense plus longtemps, elle en attrapa un à la volée pour l’alpaguer à sa façon.

« Que se passe-t-il ? demanda Armand pour elle.

— Excusez-moi, princesse, il vaut mieux rester au château. L’Opéra d’un membre de votre maison a tenté de fuir son maître. Il est en ce moment-même dans la cité et menace de blesser un grand nombre d’habitants dans la rue d’argent. »

Emily et Armand s’entreregardèrent, le soldat s’en allant sans attendre de réponse, sans doute trop occupé pour se le permettre. La princesse offrit un regard à Oléna.

« Je file ! Désolée ! »

Un simple mouvement bras de la part de la Fa lui indiquait qu’elle ne prenait pas ombrage d’être abandonnée là, et tenant Armand par la main, Emily le guida jusqu’à la fenêtre la plus proche. Elle l’ouvrit, bondit au travers, évitant les rebords des étages supérieur et atterrissant dans les jardins royaux d’une roulade. Armand eut un peu plus de mal à suivre. Elle le regarda hésiter sur chaque saut avec une prodigieuse anxiété due à l’impatience.

« Vite ! On doit le rattraper ! La rue d’argent, c’est pas loin, les gardes vont rappliquer avant nous si on ne se dépêche pas.

— Donc…

— Oui ! Allez, vite.

— D’accord, d’accord. Il faudra que tu me diriges, toutefois. »

Armand se tint bien droit, essuya la poussière sur son vêtement, et prit une grande inspiration. Il ouvrit la bouche, et les spasmes qui le prirent attestèrent qu’il venait de chanter. Son corps réagissant à son chant familial, ses iris orange s’épaissirent. Telle une tache d’encre qui s’étendait sur un mouchoir, ils empiétèrent sur le noir, et sur le blanc des yeux. Sa mâchoire s’ouvrit ensuite. Encore. Un peu plus, et le haut de sa tête se pencha en arrière tant il ouvrait grand la bouche. Ses dents tombèrent d’un seul tenant quand d’autres, plus pointues, vinrent prendre la relève – en cinq rangées, certaines même au fond de sa gorge. Son dos se plia en arrière, et de son ventre, six pattes longues, fines et noires, déchirèrent sa peau avant de le surélever plusieurs mètres au-dessus du sol. L’une de ces pattes attrapa la princesse par la ceinture qui nouait son pantalon, pour venir la déposer sur l’amas de patte qui sortait du ventre du jeune homme, sa tête basculant vers le bas.

Elle profita une seconde minuscule de la vue, nichée sur son perchoir monstrueux, avant de poser son doigt sur le front d’Armand. Elle le fit glisser en diagonal, vers l’avant-droite. Ce fut dans cette direction qu’il détala à la vitesse d’un insecte géant lancé en pleine course, métaphore qu’elle estima plutôt prosaïque.

La population n’apprécia pas beaucoup de voir la créature déambuler dans les rues, mais les habitants n’eurent que le temps de reculer ou de tomber sur le derrière pour qu’Armand fût déjà hors de vue.

Faisant glisser son doigt de la gauche vers la droite sur le front du garçon, celui-ci virait brusquement à chaque indication tactile pour suivre la route. Ces dernières se vidaient peu à peu, les volets se fermaient, et les vitres de boutiques se révélaient brisées, des objets laissés par terre dans ce qui semblait être une fuite. Quand enfin leur apparut une araignée en tout point similaire à Armand, Emily bondit hors du ventre du garçon, se servant de l’une de ses pattes pour glisser jusqu’au sol.

Lorsqu’elle frappa deux fois des mains, les pattes regagnèrent le corps du garçon, ses dents pointues rentrèrent dans son palais, sauf s’agissant de la première rangée qui tomba pour laisser sortir des crocs plus humains.

« Bon, Armand, dis-lui qu’on est là pour la sauver et qu’on va l’aider à fuir. »

Il acquiesça et se lança en avant, hurlant quelque chose à la créature qui se tourna vers lui, menaçante. Emily tapa deux fois des mains, attirant l’attention de son Opéra à elle.

« Pas trop fort, hein ? »

Il lui envoya un nouveau signe de tête avant de concentrer ses paroles et ses regards à la bête qui trépignait sur place. Elle ressemblait à une créature sur le point de s’élancer sur sa proie ; en l’occurrence, sa proie étant un membre de sa famille, elle devait plutôt envisager une fuite.

Y a plutôt intérêt, en tout cas. Si Armand commence à se faire mépriser même par sa propre maison, il ne sera bien en sécurité qu’à mes côtés, tiens !

Le temps passa, et rien ne menaçait en tout cas de traduire que l’Opéra allait s’apaiser un peu. Ses courts cheveux noirs continuaient de s’agiter en tous sens tandis qu’il oscillait d’un côté à l’autre, et ses pattes, elles avançaient parfois, reculait à d’autres moments. De l’hésitation bestiale ; entre fuir, attaquer… et peut-être s’apaiser, si l’heur leur était bon.

Armand finit par adresser à la princesse un regard plein de doute. « J’ai l’impression que ça ne marche pas…

— Rappelle-lui qui tu es, ce que j’ai fait pour mon Opéra. Prouve-lui que je suis une amie de votre maison. Parle-lui de mon plan de devenir reine et sauveuse Opéra.

— Ton plan… » Il secoua la tête après une grave réflexion. « Peut-être un peu compliqué sans attirer les foules… Je vais me contenter des premiers points. »

Il fit quelques pas supplémentaires, mais s’arrêta au moment où l’Opéra face à lui fut pris de nervosité. Un long moment, Armand lui parla, tandis qu’à chaque mot, la bête perdit en agitation, se figeant peu à peu, jusqu’à, tout bonnement, reprendre son apparence humaine. Leur apparut alors un jeune garçon de peut-être douze années, certainement pas plus. Il devait donc appartenir à un jeune Ré.

Quoique, mon oncle avait demandé une adolescente, apparemment par besoin de vigueur. Ceci étant, un garçon si jeune, pour un adulte, je ne vois pas bien à quoi il pourrait servir.

Sur ces pensées, elle approcha de l’intéressé, lequel avait le regard rivé sur la princesse, rien de moins qu’au faîte de l’inquiétude. Il s’agissait là du visage de Kyss réveillé d’un cauchemar ; sans doute fut-ce ce qui permis à Emily de puiser dans toute la douceur qu’elle possédait.

« Ça va ? questionna-t-elle avec un sourire et des gestes élégants. Es-tu blessé quelque part ? »

Il secoua la tête pour rétorquer, timide. Emily adressa un rictus contenté à sa réponse.

« Tu as très mal choisi ton moment, petit. Je vais te cacher dans notre chambre jusqu’à la tombée de la nuit, et je te prendrais dans ma fuite, car désormais. Il va juste falloir qu’on rentre en évitant la garde, viens. »

Elle tendit sa main, et le garçon s’empressa de la saisir sans une once d’hésitation. Cela toucha un peu la princesse, mais moins encore que le regard brillant d’espoir qu’il lui adressa un long moment durant.

« Est-ce vrai ? demanda-t-il. Je vais pouvoir m’échapper ? »

Faute d’avoir toutes ses mains libres, elle se contenta d’un signe de tête garni de son sourire le plus féroce.

À force de tourner de rues en rues, Emily décida de prendre l’enfant dans ses bras pour lui économiser des forces, en sus de pouvoir accélérer la cadence. Malheureusement, à trop vouloir éviter la garde qui ne cessait d’aller en augmentant, ils s’étaient retrouvés à faire quelques boucles entre une poignée de bâtiment, et le chemin retour était maintenant infesté d’armes faites du chant familial des Mesurr.

« Trouvons-lui une capuche ! s’exclama Armand en gestes vifs. Faisons croire qu’il s’agit d’un enfant trouvé là qu’on ramène en sécurité.

— Excellente idée ! » vit-elle signer juste à côté d’elle.

En se tournant, elle découvrait alors Harold, un grand sourire plaqué sur le visage. La princesse et son esclave sursautèrent de concert avec quelques pas en arrière à le voir si proche de leurs visages, le regard braqué sur cet intrus qui avait usé de son chant pour débarquer de façon subreptice.

La princesse déposa l’enfant et le garda derrière lui.

« Toujours aussi efficace ! Vous venez d’arrêter un Opéra enragé avant même que la garde n’ait eu le temps d’arriver ! C’est du très bon travail, princesse. Je le savais. Non, vraiment, je le savais. »

Il fit un pas de côté, presque dansant, tandis que son visage était orné d’un sourire rayonnant.

« Il suffisait de dire à mes gardes “attention les garçons, ralentissez le pas, n’interférez pas avec Emily, elle va vous montrer comment faire, si on lui fait croire qu’elle en a le temps” ! Le reste appartient à l’Histoire ! »

Emily se fit si mal aux dents en les serrant l’une contre l’autre qu’elle eut un fulgurant instant un frisson à la pensée d’avoir pu en briser une.

« Maintenant, soit vous nous le léguez, et je le tue maintenant, soit… vous vous en chargez. Non, non, j’insiste, princesse. Vous l’avez capturé, vous avez été efficace, vous pouvez faire le travail vous-même. Ah, non, vraiment ! L’honneur serait plutôt pour moi, je vous assure, pas besoin de me remercier par ces yeux ronds pleins d’horreurs et d’hésitations. »

Offrant un regard en coin au jeune enfant, elle se trouva à serrer la mâchoire, désemparée. Épargner cet enfant ne serait pas la moins grave des fautes qu’elle pourrait faire. De toutes, elle serait même celle qui pousserait le plus son père hors des limites à ne pas dépasser ; limite qu’elle s’était déjà trop amusée à approcher pour y voir les réactions du Roi.

Pas si proche de ma fuite… Si ce n’est pas ce soir, c’est terminé…

Harold porta les doigts à ses lèvres, et gonfla légèrement ses joues. Quand il les retira, il fallut n’attendre que quelques secondes pour qu’une myriade de soldats ne débarquât.

« La princesse gère la situation, fit Harold d’un air redevenu froid et neutre en même temps qu’il signait pour elle. Je préfère simplement que vous soyez présent pour assurer sa garde au cas où notre petit garçon enragé envisageait de poursuivre. En cas de problème, ne vous en faites pas, je file directement au palais royal prévenir notre doux souverain. »

Une menace, donc, constata Emily avec un rictus nerveux. À côté d’elle, Armand était figé, neutre, s’empêchant de blêmir, mais elle n’y parvint pas aussi bien que lui. Elle se tourna entièrement vers son ami, cherchant de l’aide dans son regard impassible.

« Que puis-je faire ? » À ce stade, dissimuler ses vrais désirs à Harold serait une mesure bien idiote. Non seulement il n’était pas si stupide, mais l’amour que la princesse portait aux Opéra était notoire. Quand elle vit même que certains soldats la considéraient avec pitié et douleur, elle eut envie, à tous, de leur flanquer un crochet du droit.

« Mille et une choses, répondit alors Armand, serein. Fais ce que tu penses être juste, peu importe ce que c’est, je ne t’en voudrais pas. La situation ne me permet pas de faire un caprice. Je sais que tu ne me blesseras pas par envie, alors je ne te blesserai pas en faisant mine de ne pas comprendre ton choix. Cependant, je t’en prie. Il s’agit d’un enfant. Ma maison… »

Une vague de chaleur remonta le long de la poitrine d’Emily en voyant le visage implorant de son ami. Une vague possessive, protectrice et… désormais inflexible.

« Désolé, il s’est trouvé au mauvais moment au mauvais endroit. Un jour, tout ceci n’arrivera plus. Je te le promets. »

De dépité, les traits de son ami se firent alors formidablement placides. Il alla jusqu’à avoir un sourire – un rien mauvais, eut-elle l’impression de voir.

« Oui, je comprends parfaitement. Après tout… Tu as dit que je devais prendre sur moi avant d’obtenir le bonheur, n’est-ce pas ? »

Son ton était étrangement résolu. Emily n’en vit qu’un encouragement pour sa situation présente, alors la chaleur acheva d’apaiser son âme anxieuse.

Elle sortit son épée de son fourreau, tirant un mouvement de recul à l’enfant.

Je pourrais assumer et devoir batailler ferme contre père alors même que ce soir est ma seule porte de sortie – qu’aucun regard ne doit en conséquence être tourné sur moi. Mais impossible. Perdre aujourd’hui, c’est perdre peut-être assez longtemps pour qu’Armand succombe. Je sais que sa maison compte pour lui, mais lui compte plus moi que ces inconnus.

Elle fit glisser son doigt contre le plat de sa lame, se reflétant dans le cuivre vanille de l’épée.

Je veux tout. Réussir, mais en prime, n’avoir à faire aucun sacrifice. Une Reine a le droit, de désirer l’impossible. Armand me restera.

Elle adressa un regard à l’enfant dont elle devina la crainte, celle de celui qui n’avait pu entendre la conversation émise avec la voix de gestes et non celle de la gorge.

Je suis Emily Anna Ré.

Elle considéra Armand avec douceur, lui envoyant un tendre sourire.

Héritière légitime des Terres de Ré.

Elle se tourna derechef vers l’enfant qu’elle avait protégé, et d’un signe de main, l’invita à approcher tout en s’accroupissant.

Maîtresse de cuivre-chant sans voix, future sauveuse des Opéra, en plus du reste.

S’accroupissant, elle prit l’enfant dans ses bras, blottissant sa tête contre son cou, lui caressant les cheveux d’une main pour le rassurer, saisissant son épée de l’autre.

Nom immortel qui résonnera jusque dans la mémoire immuable du Cor du Sommeil.

Elle tendit sa main, pointant sa lame vers le dos de l’enfant, là où se trouverait, sur le chemin entre ses viscères, un cœur.

Emily Anna Ré, Reine.

Et d’une impulsion, la lame glissa au sein d’une âme.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez