Chapitre 9. Takeru

Par Benriya

— Admettons que je me retrouve face à un homme qui protège constamment sa gorge, entama Zenji en faisant tourner son bâton d'un mouvement de poignet. Quelle option s'offre à moi ?

— Tu attaques autre pa... AH !

La réponse de Takeru fut étouffée par un cri quand le bout de bois lui frappa violemment le flanc, le faisant reculer de quelques pas. Face à lui, Zenji se redressa de toute sa hauteur, un sourire moqueur sur les lèvres.

— Tu attaques autre part, exact. Alors si tu avais la réponse, pourquoi est-ce que tu ne te protégeais pas ?

— J'étais occupé à protéger ma gorge, grogna le garçon dont la main hésitait maintenant entre masser sa nouvelle blessure ou sa gorge sur laquelle se dessinait une marque aussi rouge que brûlante.

Zenji secoua la tête.

— Et tu te dis fils de soldat ?

Cette fois, il lui faucha les jambes.

Les genoux dans la boue, Takeru écarta les mèches de cheveux tombées devant son visage. Elles étaient trempées. Il était trempé. Et, si ses mains ne tremblaient pas déjà de fatigue, le froid s'en serait sûrement chargé. Redressant le menton, il croisa le regard du soldat, s'y appuya si lourdement que Zenji recula d'un pas en riant, pointant le bout de son bâton dans sa direction. Poussant sur ses jambes, Takeru se redressa dans un grognement. Sa tête lui tournait, ses articulations le faisaient souffrir plus intensément qu'après une journée passée dans les champs... quant à ses muscles, la douleur lui en faisait découvrir de nouveaux. Il n'avait qu'une seule envie : rebrousser chemin, s'asseoir près de la cheminée et se laisser dorloter par les bras aimants de sa mère. Seule sa hargne le maintenait sur ses deux pieds et le poussait à affronter une nouvelle fois Zenji.

Dès qu'il avançait d'un pas, Zenji pivotait, se déplaçait sur le côté, ne lui laissant aucune ouverture pour éviter le bâton qui s'écrasait tantôt sur ses cuisses, tantôt sur ses hanches, tantôt sur ses bras. Contrairement à Isami, Zenji ne lui faisait aucun cadeau. Il attaquait avec régularité et souplesse comme s'il s'était agi d'une simple danse de salon. Une danse qu'il menait et dans laquelle Takeru ne parvenait même pas à lui écraser le pied de son talon. Zenji semblait se trouver partout à la fois et laissait Takeru à bout de souffle.

Qu'il avait été naïf, de croire qu'il pourrait rivaliser avec des soldats aguerris du premier régiment. S'il s'était souvent battu avec les frères Shoda, singeant les forces du royaume en leur compagnie, le gouffre qui le séparait d'un homme entraîné, expérimenté lui apparaissait maintenant aussi clairement que le soleil au petit matin.

Le bâton s'écrasa contre son épaule et Takeru se mordit la joue jusqu'au sang pour réprimer un cri. Face à lui, Zenji s'amusait à faire tournoyer son arme de fortune, s'esclaffant comme un enfant sous l'œil las d'Isami assis sur une pierre de la clairière. Ando et les autres étaient rentrés se réfugier à l'auberge de Daiki quand les nuages avaient commencé à cracher leur pluie.

Pendant la semaine qui avait suivi la venue du capitaine chez les Nanami, les visites des soldats s'étaient faites plus régulières et Takeru les avait suppliés de s'entraîner avec lui. Sa mère lui avait rappelé qu'il avait du travail à la ferme mais, de guerre lasse et après s'être fait promettre qu'il s'occuperait tout de même des animaux, elle avait fini par céder. Ando n'y avait pas vu d'objection : ses hommes commençaient à s'impatienter et tournaient en rond dans cette campagne. Du groupe, Zenji semblait être le plus ravi à l'idée de s'en prendre à un petit fermier et lui avait rapidement fait ravaler son toupet comme ses illusions.

Le soldat se tourna vers Isami, son bâton sur l'épaule. S'il ne pouvait plus le voir, Takeru devinait pourtant son air goguenard. Se penchant en avant, il sauta sur Zenji, encercla ses hanches de ses bras et s'écrasa de tout son poids sur lui pour lui faire perdre l'équilibre, lui arrachant un hoquet de surprise. Le rire d'Isami éclata en même temps qu'un éclair dans le ciel en voyant son ami se débattre, couvert de boue, son arme à quelques pieds de lui.

— Lâche-moi, vaurien, lâche-moi ! Ce n'est pas comme ça qu'on se bat dans l'armée.

Takeru tenait bon. S'il manquait d'expérience et de précision, les années passées à retourner la terre, porter des sacs de grain et guider les bêtes avaient recouvert ses muscles d'acier. S'il ne pouvait pas compter sur une arme, il pouvait toujours utiliser la force brute. Quant à la noblesse qu'il admirait tant chez les soldats...

— Tu abandonnes ? demanda-t-il en encerclant ses poignets d'une main.

— Jamais, jam...

La fin de sa phrase fut noyée par une coulée de boue.

— Je pense qu'il a compris, dit Isami en s'approchant, tendant une main à Takeru pour le faire se relever. Tu te bats comme un sauvageon Nanami.

Sur ses deux pieds, Takeru adressa un large sourire à Zenji qui crachait sur le sol, sourcils froncés.

— Je déteste la campagne, c'était un coup de traître. De fourbe. C'est comme ça que ton père t'a élevé ? Comme un fourbe ?

Isami secoua la tête en donnant une claque sur l'épaule de son ami.

— Reconnais que c'était bien joué. Tu étais à découvert.

Zenji retrouva à son tour son équilibre et jeta un coup d'œil à sa tenue. Immaculé avant leur affrontement, son uniforme ne comportait maintenant plus aucune trace de blanc.

— Le capitaine va me tuer. Me hacher menu.

— Le capitaine va surtout bien rire quand je lui raconterai que c'est ce petit qui t'a fait mordre la poussière.

— Toi...

L'index de Zenji désigna Takeru qui recula d'un pas, son sourire se transformant en grimace. Il était lessivé, désarmé et l'idée même de se prendre une nouvelle salve de coups tordait son estomac.

Trop rapide pour lui, le bras de Zenji l'attrapa par la nuque et de sa main libre, il ébouriffa ses cheveux.

— Bien joué, gamin ! s'exclama Zenji dans un rire qui sembla rebondir dans toute la clairière et réchauffa le cœur du garçon. Allez, on rentre maintenant. Je me pèle les miches.

Quand ils arrivèrent à l'auberge, tremblants et puants, la pluie s'était transformée en l'une de ces averses de fin d'été qui transformait les rues en patinoires. La femme de Daiki, les mirant de la tête aux pieds, les envoya vers les bains en maugréant qu'ils ne saliraient pas le sol de son établissement. Elle se garda de les pousser d'une main dans le dos et se contenta de fredonner une série d'insultes et de « on aura tout vu, moi qui pensais que les soldats du roi savaient se tenir. Ils se laissent embarquer par les gamins du village, tous des gosses... Les hommes sont tous des gosses. »

Revigorés par leur bain, les joues rougies par la chaleur et la vapeur, ils s'assirent à l'une des tables de la salle principale. Daiki leur servit du pain trempé dans la graisse d'oie et une potée de lentilles et de canard. Bien vite, la nouvelle tunique de Zenji se retrouva tâchée de gras et Ando n'eut pas la force de le reprendre, sirotant sa bière en songeant que la femme du patron avait bien raison : ses hommes lui rappelaient à s'y méprendre ses trois enfants. Il les écouta parler de leur entraînement, sourit quand Isami lui raconta comment Takeru avait fait ravaler sa morgue à Zenji et grogna seulement de rentrer plus tôt la prochaine fois qu'une tempête gronde.

Takeru en était à sa deuxième tartine beurrée quand il retrouva enfin l'usage de la parole.

— Isami m'a dit que vous partiez demain ?

Ando hocha la tête, levant la main pour faire signe au patron de lui remettre une bière.

— Le quartier général nous a fait parvenir une lettre, on lève le camp avant l'aube.

La mine renfrognée du garçon dessina un sourire aux lèvres du capitaine. S'il ne partageait pas le sang de Chikao, il lui rappelait son ami d'autrefois. Son visage était comme un livre ouvert où toutes les émotions se lisaient avec une facilité déconcertante. Il tendit la main pour ébouriffer ses cheveux (décidément, tout le monde semblait s'amuser à mettre plus de désordre dans une masse de cheveux qu'il peinait déjà à discipliner).

— Si jamais il te prend l'envie de devenir soldat comme ton père avant toi, tu n'as qu'à te présenter à l'école militaire d'Inugami et dire que le capitaine Hanae t'y envoie. Si tu arrives déjà à désarmer Zenji, sûr qu'ils te feront une place.

— Hé, gronda Zenji à l'autre bout de la table. Ce qu'il a fait, ça s'appelle de la triche.

— Parce que t'affrontes que des ennemis honnêtes ? rétorqua Isami en secouant la tête avant de dévisager Takeru. Petit, tu te bats correctement même si tes manières laissent à désirer. Tu es rapide et tenace, une qualité qui manque à beaucoup de soldats. Avec de bons instructeurs et quelques mois de pratique, tu pourrais rejoindre notre bataillon, hein Capitaine ? Qu'est-ce que vous en dites ?

Ando se recula sur sa chaise et Daiki posa une chope remplie devant lui.

— C'est surtout à Takeru qu'il faut poser la question.

A l'idée de les voir partir, le cœur du garçon se serra.

— Si je prenais l'uniforme, j'aimerais tenter ma chance dans le troisième régiment, déclara-t-il d'une voix presque étouffée par l'émotion.

Pour réponse, il obtint un soupir d'Isami et Zenji pencha la tête sur son assiette, raclant le reste de bouillie avec son pain. Ando, le plus calme des trois, croisa les bras sur son torse.

— Tout le monde n'a pas ce qu'il faut pour entrer dans ce régiment.

— Je suis rapide et tenace, rappela Takeru. Et je ne manque pas de courage.

— Si tu veux mon avis, souffla Isami en faisant tourner son index au niveau de sa tempe, ce n'est pas le courage qui définit le mieux leurs bataillons.

— Ce sont les plus forts, ils combattent les monstres et poursuivent le Yūgen.

Zenji manqua de s'étouffer et, sans ses toussotements, on aurait pu entendre une mouche voler dans l'auberge.

— Qu'est-ce que tu as dit ? demanda Ando.

Takeru eut l'impression d'avoir commis une faute et rentra les épaules en déviant le regard.

— Qu'ils sont forts...

— Ecoute petit, il y a des choses dont on ne peut pas parler impunément, des choses qui te dépassent et nous dépassent aussi. Je ne sais pas où tu as entendu parler du Yūgen mais évite de le mentionner à l'avenir.

Dans sa poitrine, le cœur de Takeru cognait si fort qu'il avait l'impression qu'il cherchait à lui percer les côtes.

— Je vous ai entendu en parler, je suis désolé. Je ne sais même pas ce que c'est.

— Le Yūgen est l'un des ennemis du royaume. Ils cherchent à semer le trouble et à casser l'équilibre du pays.

— Mais pourquoi ?

Ando haussa les épaules.

— Est-ce que l'on peut vraiment comprendre les actions de fous ? Tout ce que je peux te dire c'est de ne pas mettre le nez dans leurs histoires. Sous aucun prétexte.

Takeru fronça les sourcils. Ce que lui disait Ando ne lui apprenait rien.

— Il y avait un homme, le jour de votre arrivée, qui en parlait ici.

S'il avait été plus observateur, Takeru aurait noté la façon dont les mâchoires du capitaine se contractèrent.

— Quel homme ?

— Je ne sais plus, un étranger. Il était assis à cette table, il ne faisait que discuter avec des gens du village.

Les soldats échangèrent un regard et la main d'Ando retrouva une nouvelle fois sa place dans ses cheveux.

— Oublie ça, Takeru. Finis ton assiette et rentre chez toi, la pluie semble s'être calmée et je suis sûr que ta mère doit s'inquiéter.

***

Zenji ne se considérait pas comme un homme bien, ni comme un bon soldat. Certes il aimait rouler des mécaniques dans son uniforme, sentir le poids de son épée contre sa hanche, l'autorité que lui conférait le blason à tête de chien sur son armure. Il adorait aussi ce qu'il pouvait lire dans les yeux des filles de son quartier quand il rentrait fièrement chez lui pendant ses permissions. S'il avait été honnête avec lui-même, il aurait peut-être même reconnu s'être engagé uniquement pour la gloire que conférait une place au sein de l'un des trois régiments. Zenji, contrairement à son capitaine, n'avait rien d'un héros. Durant ses premières années dans le bataillon, il s'était aussi bien battu contre les ennemis du royaume que contre sa propre lâcheté. Pourtant, au fond de lui, brûlait toujours une petite flamme de jalousie envers ceux pour qui porter l'armure, brandir l'épée et courir au-devant du danger avait quelque chose de naturel.

Quand le commandant s'était présenté à la porte de leur bataillon et avait ordonné à Ando de sélectionner quelques hommes pour une mission en pleine campagne de Mujina, Zenji s'était d'abord retranché dans un coin. Mujina pullulait de vieilles légendes, d'esprits vengeurs, de monstres dont le troisième régiment ramenait parfois les têtes avec eux. Il fallait être fou pour désirer gonfler les rangs de cette section spéciale, ou n'avoir que peu de considération pour sa propre vie. Le commandant avait ensuite mentionné le Yūgen et la rumeur selon laquelle l'un des leurs se cachait dans un village situé sur le flanc d'une colline. Alors, Zenji avait redressé le torse, poussé d'un coup de coude quelques-uns de ses camarades et s'était porté volontaire pour la mission.

Le Yūgen n'était qu'un groupe d'illuminés. Des dingues de magie aux idées saugrenues. On leur prêtait quelques gros coups, des attaques toujours ciblées contre la royauté mais Zenji était persuadé que la menace n'était pas plus dangereuse qu'une allumette mouillée près d'une botte de foin. Que pouvaient-ils faire ? Une poignée d'individus contre un royaume entier. Et de simples hommes pour couronner le tout. Ses supérieurs se faisaient trop de soucis.

Cette mission lui avait donc paru être une aubaine. Quelques semaines à arpenter la campagne pour constater qu'ils faisaient fausse route et rentrer. Au moins aurait-il des histoires à raconter à la cantine du régiment.

Avec un sourire, il se redressa, époussetant ses genoux pleins de poussière. Il se voyait déjà leur parler des forêts sombres où le soleil ne perce jamais, des fantômes contre lesquels il n'avait pas perdu la face et de toutes ces histoires de vieilles femmes auxquelles il avait prêté une vague oreille durant leur séjour.

Avec un soupir, il dévisagea la statue d'Easima dont le temps commençait à ronger les détails. D'un signe de tête, il la remercia avant de tourner les talons. Lui, le fils de personne, s'était vu offrir un chemin facile et sans anicroche par la déesse. Aussi, ne manquait-il jamais de venir lui adresser quelques prières et remerciements dès qu'il passait à proximité d'un temple.

Zenji sortit en sifflotant, les mains dans les poches de son pantalon, le cœur léger et la tête déjà de retour à Inugami.

— Est-ce que le royaume nous considère comme une si petite menace pour nous envoyer ses soldats de seconde zone ?

Les yeux de Zenji s'écarquillèrent. Son sang sembla se geler dans ses veines. Il n'eut pas le temps de se retourner complètement qu'une lame s'enfonçait dans sa gorge et que ses mots se transformaient en gargouillis.

Son agresseur soupira en se penchant sur lui pour lui caresser la joue. Zenji, dans l'absurdité des secondes le séparant de sa mort, songea que cet homme avait des mains trop douces pour un simple paysan. A son poignet était dessiné le tatouage d'une carpe.

S'écroulant sur la terre, à quelques pas du temple, ses paupières se fermèrent sur une dernière image de la déesse. Au sol, il lui devinait un sourire qu'il n'avait pas aperçu tout à l'heure.

 

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