Cierge, le majordome, appliqua avec soin la serviette blanche sur la tête de son maître. Celui-ci resta immobile, le temps des vingt secondes qui suffirent à lui sécher ses cheveux hirsutes que Cierge lui peignerait ensuite pendant deux longues minutes d’inconfort. Il avait demandé il y a un an, ou peut-être dix, qu’on retire le miroir devant lequel il était coiffé. Sa confiance envers son majordome était suffisante, avait-il affirmé, et il ne souhaitait plus vérifier ni ses actes, ni ses propos.
Cierge était un jeune homme mobile et très droit. Il aurait pu servir comme soldat, son maître en avait toujours été persuadé, ou comme commis auprès de la famille royale d’Angleterre. Il avait rejoint la demeure il y a quinze ans, il en avait alors vingt lui-même, et jeune comme il était, le corps des domestique (très réduit à l’époque) émit de sérieuses réserves à son égard. Il ne lui fallut pas plus d’une année pour faire ses preuves, car sa voix était précise et élevée, ses jambes élancées et énergiques, ses doigts précis et électriques, son œil était celui d’un chirurgien tandis que son dos devait être dérobé à un marin. Sieur De Northwood, son maître, ne lui trouvait aucun défaut, si bien qu’il lui proposa plusieurs fois de chercher meilleure place ; pour seule réponse, il entendait « Ma volonté ne sera pas accomplie autre part, Monsieur ».
Depuis quelques années déjà, le maître avait cessé d’émettre ce genre de remarques. Que son majordome se sente bien chez lui, même à plusieurs miles de la civilisation, se devait d’être une réjouissance. Mais malgré cela, la question le taraudait encore et toujours : comment un homme aussi réussi pouvait se contenter d’une vie à l’écart et aussi monotone ? L’avarice en opinions du majordome emporterait sans doute ce mystère jusque dans la tombe.
Propre sur lui, ses cheveux châtains plaqués vers l’arrière, Cierge fit pivoter les gonds de la porte de la chambre. Apparut le grand escalier, que De Northwood ne se fit pas prier de rejoindre. Il franchit la porte et le pendule sonna douze fois, ce à quoi le silence réagit en conséquence.
Arrivé dans la salle à manger aussi sombre qu’au crépuscule, il s’assit au bout de la longue table d’ébène, sur laquelle quatorze couverts étaient soigneusement préparés. Assiettes légèrement ovales en céramique blanche polie, fourchettes longues et courtes, couteaux à beurre, à viande, couteaux plats, cuillères à soupe, cuillères à dessert, cuillères à café, tout d’argent ; verres plats et verres à pieds en cristal, rince-doigts, chemins de table bleu Prusse, comme les serviettes pliées trois fois sur elles-même. Quatre chandelles, qui suffisaient à peine à éclairer chaque place, laissaient s’élever des filets de fumée qui envahissaient l’espace entre les poutres du plafond. Un violon était posé entre deux fenêtres arquées, loin de la table, mais le violoniste n’était pas encore arrivé. Le silence était absolu dans la pièce, abstraction faite de l’agitation qui parvenait depuis les cuisines. Le majordome, soigneusement posté à droite de la porte ouverte, attendait des ordres qu’il connaissait déjà.
Contre le verre des fenêtres s’écrasait l’embryon d’une pluie tonnante, qui bientôt couvrirait tout son audible dans la pièce. De Northwood demanda à Cierge d’annuler la présence du violoniste ; le majordome s’exécuta en disparaissant à travers une porte dérobée.
Le repas arriva peu de temps après. Le maître n’eut pas à lever les yeux pour reconnaître ses domestiques, le son de leurs pas les trahirent. Simon, un français peu sociable mais excellent commis, déposa une saucière dégageant une puissante odeur de thym, de romarin, d’huile d’olive et d’ail frais. Sans même le regarder on devinait le sourire qu’il arborait quotidiennement. Ensuite, Katarina, jeune, vivante et tout aussi souriante, honora son maître d’un large plat de porcelaine dans lequel reposait un poulet encore fumant, doré comme si ses plumes étaient encore présentes. La fleur de sel scintillait sur sa peau brûlante, des cristaux comme tout juste cueillis au fond d’un marais. Après avoir découpé le poulet par parties, les deux domestiques offrirent une révérence avant de s’éclipser à nouveau, le son de leurs pas dévoré par l’amplitude de celui de la pluie.
Le maître saisit sa longue fourchette et son couteau le plus tranchant avant de se servir un morceau de poitrine ainsi qu’une cuisse, le tout recouvert de quelques cuillères de jus à l’odeur grillée et herbacée. Versant un peu de sauce sur la viande fumante, il l’attaqua, perforant la chair de ses dents d’argent, puis de ses dents à lui. La pluie le laissait songeur, alors il songea. Plus le temps passait, moins la sensation de se nourrir de viande lui était agréable. Il ne se reconnaissait pas dans cette hypocrisie qui le prenait, caressant la tête d’une poule avec innocence, sachant pertinemment que le pauvre volatile était voué à se faire dévorer. De Northwood appréciait les poules, comme il appréciait les chiens et même les escargots, malgré la fâcheuse tendance de ces-derniers à abîmer la courbe parfaite des feuilles de menthe bordant l’entrée de la cave. L’idée de s’entourer de quadrupèdes domestiques avait même germé dans son esprit dès la première année qu’il passa dans son manoir tout neuf, mais comme la peur maladive des chiens et l’allergie aux chats étaient une véritable épidémie chez ses domestiques, il se détourna de cette idée.
Malgré tout, il termina son assiette, prenant le temps qu’il fallait. La peau avait beau être dorée et craquante, il ne l’appréciait pas et passait trop de temps à la retirer. Du temps, il en avait, mais l’idée de condamner un animal et de ne même pas en consommer l’entièreté lui était agaçante. En fait, adopter un régime sans viande lui faisait de l’œil. Après avoir lu Pythagore et s’être abreuvé de plusieurs textes sur l’hindouisme et le bouddhisme, l’idée lui semblait même très lumineuse. Mais le temps avait suivi son cours, et rien n’avait déclaré l’étincelle de sa décision. Alors plusieurs fois par semaines, on lui servait bovins et volailles, et jamais il ne s’en plaignait. L’arôme n’était pas si mauvais.
Alors que le majordome n’était toujours pas réapparu, Simon se présenta lui-même auprès de son maître, armé d’une panoplie de biscuits. Le français les déposa gaiement sur la nappe immaculée, tandis que Katarina, aussi discrète que possible, débarrassait l’assiette pleine de peau refroidie.
« Un cadeau de votre connaissance de Duneyard Village », annonça Simon, les mains jointes sur l’estomac. De la sauce d’un vert éclatant salissait l’une de ses manches, qu’il essayait de dissimuler sous l’autre.
Des shortbreads, des parts de cake aux fruits et un alléchant quartier de sponge cake à la texture aérienne reposaient sur une petite planche de bois de pin. A la lueur des chandelles, ce dessert avait une allure funéraire, mais si De Northwood avait une chose à admettre, c’était son faible pour les gâteaux et biscuits secs. Il envoya un regard au commis, le remerciant d’une voix plus chaude que d’habitude, et le laissa disposer. Au dehors, la pluie faisait toujours rage, agitant le grand chêne face à la fenêtre comme si une armée d’hommes le secouaient pour en récolter les fruits. Le maître savoura les gourmandises envoyées par sa connaissance, debout face à l’une des larges fenêtres de la salle à manger.
La forêt de pins ondulait au gré des vents ; on croyait leurs troncs faits de roseau. Au delà de ces nombreuses cimes il était possible de rejoindre, en un peu plus d’une heure grâce au sentier, le petit hameau de Duneyard Village. C’était là qu’habitait la « vieille connaissance » du maître, et ce dernier avait immédiatement compris de qui il s’agissait en voyant arriver les biscuits. L’homme de Duneyard était bavard, jovial, et très attentionné. Si une seule personne devait connaître les goûts de De Northwood, en dehors de ses propres domestiques, c’était lui.
Souvent sa connaissance lui envoyait des présents de Duneyard. Des pâtisseries, des pains, parfois même des fruits de leurs vergers verdoyants qui n’avaient d’égal nulle part dans les environs. Leurs pommes mielleuses et leurs poires fondantes ravissaient les papilles du maître depuis son arrivée dans la région. Quelque part, c’était son unique moyen de rêver d’autre part, en dehors des livres qu’il consommait par dizaines. Et comme le goût était un sens bien différent de la vue, il appréciait tout particulièrement ces moments uniques.
Mais le domaine de Windrose produisait également des biens uniques au monde, même s’il s’y était habitué. L’air qu’on y respirait au bord de ses falaises n’était jamais le même d’une heure à l’autre, le sentiment de sécurité dont on jouissait entre ses murs était sans failles, et la sérénité qui en découlait était motif de rêve pour le reste de la population.
De Northwood jouissait de cette sérénité tous les jours… du moins, jusqu’à ce que du courrier atteignît sa boîte aux lettres, ou que des visiteurs impromptus se présentaient à sa porte. Par ailleurs, à l’instant où il termina son second shortbread, Cierge réapparut, une cafetière fumante en main, qu’il déposa sur la table. Le maître remercia son majordome sans émettre de commentaire, et sans que les grincements stridents du parquet ne le fassent sursauter. Seulement, Cierge n’apportait pas qu’une cafetière.
« Un courrier vient de vous parvenir », ajouta-t-il, l’enveloppe coincée sous son avant bras replié. De Northwood déplia le sien, attrapant le courrier que le majordome lui tendit. Le sceau de l’État y était inscrit, la précision de ses traits d’or et de rouge irritante, alors que le texte y était écrit en lettres baveuses. Avec une grimace, il jeta l’enveloppe et son contenu au cœur de l’âtre qui longeait la tablée, et s’apercevant qu’aucun feu n’y brûlait, il se saisit du soufflet pour y raviver les braises. Cierge n’émit aucun commentaire et son corps resta tout entier de marbre. Ce sort était habituel pour les courriers administratifs, et le majordome l’avait très vite compris.
Les après-midi de Windrose étaient calmes au sein des murs. Une grande partie des domestiques jouissaient d’une pause bien méritée dans leur salle commune, qui se situait au bout de l’aile ouest et donnait sur le promenoir du Zéphyr, alors que les quelques uns au travail s’affairaient dans les salles et couloirs paisibles du manoir. Alors, on pouvait croiser le personnel de ménage un peu partout, disséminés comme des œufs de Pâques, ou le tailleur dans le grand atelier sous l’escalier. Quant au majordome, si on croisait son chemin, cela signifiait que le maître n’était pas bien loin. Généralement dans la bibliothèque à cette heure-ci, comme aujourd’hui, on le trouvait en train de lire un bouquin vieux et odorant sur un sujet difficile à anticiper, bien qu’il préférait s’informer sur les cultures étrangères et la psychologie.
Ce jour-là, assis dans un de ses épais fauteuils bruns rembourrés et aux larges accoudoirs, De Northwood ne lisait pas, il contemplait, assis droitement comme il l’avait toujours fait. Sur ses cuisses reposait un grand livre ouvert où presque aucun mot n’était inscrit ; que des croquis au trait fin représentant des insectes ailés de plusieurs régions du monde. Lui-même, alors que ce livre lui appartenait, ne savait reconnaître d’auteur à cet ouvrage. Pour cause, aucun nom n’y était imprimé ; ses pages ne contenaient que des dessins et quelques légendes parfois intrigantes. Par exemple, sur l’illustration d’une guêpe avec une appendice absurdement longue, on pouvait lire le mot « ASSASSIN » précédé d’une flèche pointant vers le spécimen. Le maître peinait à comprendre ce livre, qui ressemblait davantage à un délire d’aventurier égaré, et il le consultait souvent avec un sourire incontrôlable, comme si ces pages étaient autant de clowns avec pour mission de l’amuser. Mais souvent ses sourcils finissaient par se froncer, lorsqu’il reconnaissait l’un des spécimens représentés et que le niveau de détails dépassait son entendement.
Ces livres qui l’entouraient n’avaient pas pour objectif de le divertir, encore moins de l’amuser. Les séries de bibliothèques dissimulant les murs de la longue pièce à l’odeur de papier et de poussière étaient remplies de connaissances précieuses sur le monde extérieur. Les livres étaient d’ailleurs l’une des seules marchandises que le maître faisait parvenir jusqu’au manoir, à côté des vivres et des matières premières. Ainsi, la bibliothèque du rez-de-chaussée était officiellement pleine, ses nombreuses étagères en noyer devant être soutenues par des renforts de bois. Certaines jouissaient même d’une protection en verre teinté, resplendissant de couleurs, et derrière ces carreaux éclatants reposaient parmi les ouvrages les plus précieux et fragiles du domaine. Ceux-là, le maître les manipulait rarement pour éviter de condamner leur contenu à jamais ; il avait préféré les consulter une fois et retranscrire les informations qu’ils contenaient sur papier.
Bien qu’il désirait protéger ce mystérieux atlas des insectes ailés, il se sentait incapable de reproduire ces dessins de sa main hésitante. L’écriture était une chose, le dessin une autre qu’il ne maîtrisait pas encore. Voyant l’expression insatisfaite sur le visage de son maître, Cierge proposa, d’une voix douce :
« Vous manque-t-il quelque chose, Monsieur ? »
Son regard se posait avec intensité sur la tasse de café de son maître, qui semblait avoir refroidi.
« Merci Cierge, ça ira » répondit De Northwood avec tendresse. « Quoique, un feu pour y voir mieux, s’il vous plaît. »
Effectivement, les bougeoirs au mur émettaient une faible lueur qui rivalisait difficilement avec la pénombre d’une après-midi pluvieuse. Cierge se mobilisa pour démarrer un feu dans l’un des nombreux âtres du manoir, tandis que De Northwood se mit à siroter son café. Une brise cinglante s’engouffra lorsqu’il ouvrit le registre du foyer.
« Vous parlez rarement de ce livre », reprit le majordome, presque machinalement.
Le maître connaissait cette intonation. Malgré tout, une vibration différente y résonnait cette fois-ci. Il répondit après un court silence :
« Il faut croire que ce livre ne me parle pas souvent non plus.
- S’agit-il de croquis ? Cet ouvrage est-il réellement voué à une distribution publique ? »
Le maître ferma le livre, marquant sa page à l’aide d’un ruban fait main en coton blanc.
« Cela fait peu d’importance. Lorsque je l’aurai terminé, vous le trouverez dans l’étagère biologie, si vous désirez le consulter.
- Au risque de vous le rappeler, Monsieur, mon travail ne consiste pas à lire les livres de votre bibliothèque.
- Je vous donne simplement mon accord. Comme vos collègues, vous avez droit à prendre du temps pour vous. »
De nombreuses fois, ils avaient eu cette discussion. Et autant de fois, les réponses des deux hommes étaient les mêmes. Pourtant, aucun des deux ne s’en agaçait.
« Tant que vous êtes réveillé, mon temps est le votre, Monsieur. Le café est-il à votre goût ? »
Une bourrasque souffla dans le couloir, sifflant sous les portes et à travers les carreaux.
« Il l’est, merci. »
Cierge partagea sa satisfaction d’un signe de tête, mais ses yeux semblaient légèrement tremblants. De Northwood ne s’en inquiéta qu’un peu, dans la mesure où rien de grave ne pouvait arriver entre ces murs. Il craignait que son domestique soit malade ou insatisfait, auquel cas il devrait régler ce problème au plus vite. Ses responsabilités étaient rares et pénibles, mais celles concernant ses domestiques relevaient de la vie quotidienne.
Le feu s’agita, crépitant furieusement au fil d’un courant d’air pénétrant par le conduit de cheminée. Le temps avait passé depuis que De Northwood avait ouvert son bouquin rempli de croquis ; le soleil, qu’on devinait derrière la canopée de nuages par un petit point de lumière pâle, commençait à lentement disparaître, abandonnant la terre au profit du crépuscule. Le manoir de Windrose ne serait bientôt illuminé que grâce au feu des cheminées et aux flammèches des chandelles et bougeoirs, ce qui signifiait également que les commis regagneraient bientôt les cuisines.
On entendit le pendule sonner six fois lorsque le majordome redressa machinalement sa posture. Le maître s’était levé pour ranger son livre, accordant un regard dissimulé à Cierge.
Ils gagnèrent tous les deux la salle commune des domestiques, à l’ouest du manoir. Avant de rejoindre le promenoir du zéphyr, où il observait l’horizon d’eau et de roche, le maître aimait traverser cette chaleureuse pièce à vivre.
Les journées se différenciaient rarement les unes des autres. Pour la plupart, les domestiques vivaient heureux à Windrose et n’avaient à se plaindre que lorsqu’une grosse araignée velue pénétrait dans leur dortoir, ou qu’une bourrasque déracinait un arbre qu’ils appréciaient. Dans ce genre de cas, la gêne était vite oubliée et les visages conservaient leurs sourires.
La plupart des domestiques passaient l’intégralité de leur temps au sein du manoir, jouissant avec plaisir du confort et de la sécurité dont ils bénéficiaient. Après tout, tous ici avaient choisi leur destin de leur plein gré et même si les erreurs pouvaient arriver, rares furent ceux à revenir sur leur décision.
Ce jour-ci, la salle commune était presque vide. Les femmes de ménage occupaient un sofa, l’une allongée contre un accoudoir, l’autre assise sur le dossier, les pieds pendant dans le vide, une autre encore en tailleur sur le tapis. Tout les moyens étaient bons pour soulager leur dos et leurs jambes. De Northwood les salua, sondant leurs visages ; il n’aperçut que leur légèreté simplette et habituelle. De l’autre côté de la pièce se tenait Priscilla, la coordinatrice du corps des domestiques, debout face à la fenêtre. Sans son foulard, ses cheveux bruns et décoiffés ondulaient sur son épaule droite, leurs pointes cassantes frôlant sa poitrine. Le maître sonda son regard à elle aussi, n’y décelant rien d’anormal. Au contraire, ses grands yeux noisette attirèrent le coin de ses lèvres dans un sourire rayonnant qui lui était propre.
« Comment se passe votre journée, Monsieur ?
- Bien, merci Priscilla. »
La coordinatrice s’avança près de lui, son habituel bloc-notes attaché à la ceinture de sa longue tunique en lin. Elle en décrocha une feuille avant de la tendre au maître.
« Phantom est très occupé, alors il m’a demandé de vous faire parvenir ceci. Ce sont les inventaires et commandes de cette fin de mois. »
De Northwood consulta le papier brièvement. Il avait pleinement confiance en son secrétaire Phantom, qui était également tailleur, et le domestique le plus ancien du domaine. Plutôt que de s’attarder sur le document, il demanda à la coordinatrice si quoi que ce soit dérangeait ses domestiques, ou si quelque chose pouvait être amélioré. En réalité, il espérait apprendre une nouvelle au sujet de Cierge dont l’attitude semblait différente, sans qu’il ne parvienne à mettre un mot sur ce présentement.
« Rien à signaler, Monsieur. Si ce n’est l’arrivée du froid, un peu brusque cette année. Le personnel de ménage souhaitait demander votre accord pour allumer des feux en votre absence durant les heures de travail.
- C’est accordé », répondit-il calmement, ne souhaitant pas attirer l’attention des concernées, sur le sofa. « Dans la mesure du raisonnable. N’allons pas enfumer les couloirs.
- Bien sûr. Je leur ferai parvenir. Merci Monsieur. »
Elle s’éloigna, gagnant une petite table ronde près d’une fenêtre, où elle inscrit quelques lignes sur son bloc-notes déjà bien fourni.
Le maître avait toujours ignoré pourquoi ces hommes et ces femmes avaient fini par rejoindre son domaine, et surtout, pourquoi ils n’étaient jamais partis. Séjourner et travailler dans un lieu aussi isolé et lugubre ne pouvait être une perspective agréable pour personne, mais pourtant, ils étaient là, et d’autres se présentaient encore lors des campagnes de recherche. Peut-être était-ce cette soif d’aventure qui gagnait tant de gens en ville, les poussant à repousser leurs limites, à quitter les rues infestées de rats et de fumée macabre pour se rapprocher des arbres et du vent. Peu importe la raison de leur venue, De Northwood y prêtait peu d’attention.
Depuis la salle commune il gagna le promenoir du zéphyr, qui donnait sur l’horizon à l’ouest du manoir. Cierge lui tint la porte avant de la refermer derrière lui, à l’accoutumée ; mais ce qui n’était pas de coutume, c’était son regard légèrement voilé. Ses collègues semblaient pourtant parfaitement normaux, comme si un dilemme l’affectait lui en particulier. Malheureusement, De Northwood n’était pas un homme de dialogue, et aborder le sujet avec Cierge, qui était lui même un garçon très secret, n’était pas une mince à faire. Avec un peu de chance, le temps ferait son travail et le problème se dissiperait, ou bien éclaterait au grand jour.
Il ne se retrouva pas seul sur le promenoir. Un des commis de cuisine dégustait un thé froid au bord d’une fenêtre, le regard perdu dans l’horizon, ses courts cheveux noirs malmenés par le vent. Il salua son maître sans élaborer, alors que ce-dernier gagnait la balustrade. Alors seulement, De Northwood posa ses yeux sur le lointain. Là-bas, sur une falaise particulièrement escarpée, se dressait le seul bâtiment visible à la ronde depuis le manoir. Une petite maison à peine assez grande pour accueillir un couple, murs de pierre et toit de chaume, au moins aussi isolée que le domaine lui-même. Si bien qu’elle était abandonnée à ce jour, et que sa silhouette était partiellement effacée par la distance qui la séparait du promenoir. Un jour, De Northwood y avait vu une lumière allumée ; c’était il y a quelques mois, mais la surprise fut telle qu’il avait préféré mettre cet événement sur le compte de la fatigue. Y repensant après coup, il était certain de ne pas avoir été si fatigué ce jour-là.
A droite, l’océan buttait avec insistance contre la roche blanche des falaises. A leur arrivée, les domestiques se demandaient toujours pourquoi aucun navire n’était présent près de cette côte. Profonde et accessible, il aurait été logique de s’y rendre pêcher… si la mer n’y était pas instable et imprévisible. Une fois le maître avait aperçu une petite barque approcher de son domaine, mais rapidement il se rendit compte que l’embarcation était déserte et que de l’eau s’y engouffrait progressivement.
Cette perspective le rassurait. Savoir que, depuis le nord, personne ne viendrait jamais l’importuner, était un sentiment apaisant. Mais en réalité, le côté sud ne l’inquiétait pas plus que ça. La civilisation était trop éloignée pour qu’il ait à s’inquiéter d’un potentiel envahisseur, et de toute manière la forêt de conifères barrait la route vers son domaine. Les longues falaises aux hauteurs hétérogènes se jetaient, vierges, par dessus les flots et l’étroite bande de sable ; la broussaille qui les recouvrait abritait une faune et une flore libres, et le fait de n’avoir à abattre aucun arbre pour faire bâtir son manoir avait grandement soulagé De Northwood, il y a vingt ans de cela.
La lumière s’effondrait progressivement au-delà des verts reliefs, et il suivit des yeux les rares lueurs colorées qui disparaissaient avec la nuit. Il entendit derrière lui le tailleur pénétrer dans la salle commue, y allumant toutes les mèches, avant de s’en aller à nouveau. Posant ses yeux une dernière fois sur la chaumière abandonnée, il se souvint de cette fois où une lueur y avait brillé, une once de nostalgie parcourant son cœur. Cierge fit sonner la clochette avant d’ouvrir la porte à son maître, qui fut suivi par le commis et sa tasse vide.
Après le repas du soir, le maître terminait sa journée dans le salon de thé, où un earl grey lui fut servi avec soin par Katarina, avant qu’elle ne mette elle-même fin à sa journée. Désormais, chaque fenêtre donnait sur du noir, les seules lumières visibles à l’horizon étant la flamme de la lanterne au pied du domaine, suspendue au grand portail, ainsi que le signal étouffé du phare lointain. Cierge, qui s’était éclipsé le temps de quelques minutes, réapparut dans l’embrasure de la porte après avoir laissé à son maître une précieuse période de calme. Son visage semblait toujours légèrement tendu, ou plutôt instable. Mais le silence pesant qu’il laissa installer semblait promettre qu’il prendrait bientôt la parole, dévoilant enfin le poids qui pesait sur ses épaules.
De Northwood sirota son thé, dorloté par le puissant arôme de bergamote, tandis que son majordome rangeait ses mains derrière son dos, l’air un peu trop solennel. Ses paroles le firent sursauter alors qu’il observait le feu dévorer les bûches dans le foyer.
« Monsieur, j’ai une programmation à vous annoncer, si vous voulez bien l’entendre. » Il attendit poliment une réponse, mais rien n’arriva. « Le lundi de la semaine prochaine, au milieu de l’après-midi, un convoi d’enquêteurs se présentera à notre porte. Quatre individus, si je ne m’y méprends, dont l’une, leur supérieure, est qualifiée de l’institut de recherche des états royaux. Vous vous souvenez sans doute de la disparition de notre collègue, il y a quelques mois ? Il faut croire que l’affaire a pris une proportion supérieure, car quelqu’un, j’ignore qui, a interprété cette disparition comme un meurtre. C’est là le motif de la visite des enquêteurs. L’horaire de la visite correspond-il à vos attentes ? »
De Northwood mit un temps avant de répondre. Il craignait que cette fichue affaire de disparition ne fasse déplacer trop de monde près de son domaine, que des impolis lui hurlent des questions désobligeantes à travers les larges fenêtres de ses façades. Mais cette occasion lui semblait suffisamment encadrée, et malgré tout le désagrément qu’il prévoyait, il finit par accepter, regrettant déjà son accord. Ce serait peut-être là l’occasion d’en finir pour de bon. Il se leva, clôturant l’heure du thé, impatient d’en finir avec cette visite inopportune.
Cierge le précéda, enquit de la nouvelle ; il ouvrit à son maître les deux portes qui les séparaient de sa chambre tout en pinçant les derniers bougeoirs allumés. Là il laissa De Northwood gagner son lit, le visage terne et agacé, avant de rejoindre lui-même son dortoir. Le vent fouettait les fenêtres nord, et une nouvelle pluie commença à s’abattre, faisant résonner tout le manoir et grincer les girouettes.
Suite à la lecture de ton prologue et de ce premier chapitre, je te fais un petit retour.
Tout d'abord, je trouve que tu as une bonne plume. Fluide, malgré quelques coquilles que j'ai notées et que je reporte ci-dessous, avec une aisance particulière pour tout ce qui est description.
Une ambiance particulière se dégage de ton histoire, une mélancolie, quelque chose d'un peu sombre aussi, comme si la météo se dépliait sur ton écriture. De ce côté, c'est particulièrement réussi :)
Pour autant, si je peux me permettre un avis personnel, j'ai trouvé le chapitre un peu long. C'est un chapitre d'exposition, mais certains éléments se répètent beaucoup. Un maître isolé dans son manoir isolé, avec des serviteurs qui comptent pour lui et qui sont volontiers eux aussi venus s'isoler... Tout le chapitre répète cette idée, hors de la fin qui annonce l'événement déclencheur de ton roman.
J'ai aussi eu une interrogation en début de chapitre, qui est pourquoi quatorze couverts sont préparés, alors qu'on attend visiblement aucun invité? C'est peut-être volontaire, auquel cas ça peut être intriguant, mais si non, je pense que ça peut être coupé.
Voici mes remarques sur la forme :
- "qui suffisèrent à lui sécher ses cheveux hirsutes" -> qui suffirent* et LUI sécher SES cheveux est répétitif. "à sécher ses cheveux" ou "à lui sécher les cheveux" pour être plus fluide.
- "ce à quoi le silence réagit en conséquence." -> je n'ai pas compris cette phrase, d'autant qu'elle arrive en fin de paragraphe et n'est pas reprise.
- "son sourire qu’il arborait" -> idem que pour ma première remarque : "le sourire qu'il abordait" ou "son sourire"
- "mais car la peur maladive des chiens et l’allergie aux chats était une véritable épidémie chez ses domestiques, il se détourna de cette idée." -> mais "comme", plutôt que "car" ? et "étaient"
- "sur une petite blanche de bois de pin." -> planche ?
- "ce-dernier" -> Il n'y a pas de tiret. Ce dernier. Au contraire, à un moment tu écris "lui-même" et tu n'as pas mis de tiret, et là, il en faut un.
- "jusqu’à ce que du courrier atteignait sa boîte aux lettres" -> atteignît (imparfait subjonctif, je pense que ça irait mieux)
- "ces dessin de sa main hésitante" -> dessins
- Pour les dialogues, tu écris " « - ". Normalement, avec l'ouverture du guillemet, on ne met pas de tiret.
- "Sont-ce que des croquis ?" -> c'est difficile à lire. Plutôt que "que", seulement, ou uniquement peut-être ?
- "dont ils y bénéficiaient." -> j'enlèverai "y", ça alourdit la phrase et le sens est déjà clair.
- "dernières rares lueurs" -> ici aussi je trouve que ça alourdit un peu la phrase. J'aurais ôté "dernières"
Bon courage pour la suite de ton écriture :)
Ce chapitre est probablement le moins travaillé de toute l'histoire, et je dois avouer que je partage ton avis en lisant tes remarques. Cependant le ton assez terne et le rythme tranquille sont volontaires; ce chapitre est le premier d'un long récit, et j'espérais à établir une ambiance le plus efficacement possible. Évidemment les répétitions sont à revoir et j'en prends note pour la relecture.
En ce qui concerne la petite parenthèse sur les couverts, cela n'a pas nécessairement d'importance. L'idée est que le domaine de Windrose est toujours prêt à accueillir, bien qu'il n'accueille presque jamais.
Enfin, merci pour ces vilaines coquilles que je prendrai soin de corriger. Bonne lecture à toi, en espérant que la suite fasse effet !