Elles furent réveillées par les rayons du soleil, qui pénétraient dans le sanctuaire en raies de lumière, filtrés par le feuillage environnant. Sur le seuil, un plateau de bois les attendait, couvert de grandes feuilles. Elles y découvrirent des pots de miel, accompagnés de fruits secs. Bryn devina de qui venaient ces présents. Elles mangèrent avec plaisir leur collation forestière.
En sortant de leur abri, la grand-mère se tourna vers la bâtisse :
— Regarde, dit-elle à la petite avec un clin d’œil.
Mali ferma les yeux et leva les mains devant elle. Une veine apparut sur son front tendu par la concentration. Elle écarta les doigts et ils se mirent à vibrer.
Le sanctuaire trembla et sembla se réveiller d’un long sommeil. Les fissures des murs se comblèrent, le toit se redressa, les abords se couvrirent de fleurs et le banc de pierre rustique se décora de sculptures végétales. De jeunes noisetiers sortirent de terre de part et d’autre de la porte, tels des gardiens d’écorce. L’endroit délabré avait retrouvé sa prestance d’antan.
La fillette, bouche bée, soutint sa grand-mère qui s’appuyait sur son épaule. Elle souriait, mais paraissait épuisée. La petite la fit asseoir et courut à la rivière lui puiser de l’eau dans son petit pot de miel. Pendant que la vieille femme reprenait des forces, Bryn fourragea dans le bois alentour et entreprit de lui fabriquer une canne avec une solide branche.
Elles attendirent, assises à l’entrée du sanctuaire. Le soleil monta dans le ciel, mais personne ne vint à leur rencontre. L’enfant commença à s’agiter, inquiète. La vieille Mali conservait un calme de façade pour ne pas l’alerter. Elle se demandait pourtant où se trouvaient les magiciennes vertes. Une colonne de fumée noire répondit bientôt à ses muettes interrogations. Fou de rage, le capitaine de la garde avait ordonné de mettre le feu à plusieurs endroits de la forêt. Une puissante odeur de bois brûlé se répandit, l’on entendait les oiseaux protester et les animaux fuir l’incendie.
La grand-mère les pressa de reprendre leur route vers le cœur de la forêt, s’aidant de son appui de fortune. Elles n’étaient plus la priorité d’Aveline et Florelle, qui devaient maintenant rassembler les forces en présence pour sauver Amarande des flammes.
À la mi-journée, elles se trouvèrent devant un grand temple à l’aspect rustique. Sans fioritures, fait de gros blocs de pierre à peine dégrossis. La nature semblait y avoir repris ses droits. Des racines couvraient les murs, les quelques gravures sculptées dans la roche étaient mangées de mousse, et les marches du perron avaient été cassées par des chutes de pierres.
Elles gravirent prudemment les degrés inégaux et pénétrèrent dans l’édifice. Là, comme dans le sanctuaire, la construction n’était pas pourvue de porte d’entrée, empêchant ainsi toute coupure avec le monde extérieur. Elles passèrent sous le cadre de pierre. À l’intérieur, les plantes et les herbes poussaient entre les dalles du sol. Des racines fendaient la pierre par endroit. L’air ambiant sentait bon la terre humide et l’on entendait le chant des oiseaux. Au fond, se dressait un grand arbre aux feuilles vertes. Un trou béant dans le toit le baignait de lumière, et il scintillait de reflets verdoyants.
La vieille resta sur le seuil un moment, observant l’agitation qui grandissait dans le bois et les épaisses colonnes de fumée sombre. Quand les volutes devinrent blanches, elle respira de nouveau. Les nuages épars n’offriraient pas une goutte de pluie salvatrice à la forêt aujourd’hui. Les magiciens devraient veiller à ce que toutes les braises soient bien éteintes. Elle maudit les soldats et s’avança dans le temple.
Bryn jouait dans la source qui affleurait au pied de l’arbre. L’eau était claire, fraîche, et la terre d’où sortaient les racines s’en gorgeait goulument. Les xyliens prêtaient à cette onde d’une pureté rare des vertus curatrices.
La petite sortit ses pieds de l’eau et grimpa le petit monticule de terre pour se retrouver face au tronc de l’arbre. Elle fut surprise de découvrir, sculptée dans l’écorce, une jeune fille aux traits délicats. Mali retira ses sabots et se hissa à ses côtés.
— Chaque temple de magie protège le lieu de repos d’un magicien ou d’une magicienne remarquable. On les appelle les Illustres. Nous sommes dans le temple de la magie verte. Le Grand Arbre Vert est le plus vieux de la forêt. Tous les autres végétaux sont connectés à lui. La vie dans la forêt perdure et est protégée par sa force. Un jour cependant, il fut frappé par la foudre, calciné jusqu’aux racines. La forêt commença à mourir, emportant avec elle les êtres vivants qu’elle abritait. Alors, la jeune Élona, endeuillée par le sort de la forêt, décida de sauver l’arbre mourant. Elle fusionna avec le Grand Arbre Vert, lui infusa toute sa magie, lia ses veines à la sève. La forêt fut sauvée par son geste.
La vieille femme embrassa le front de l’adolescente figée dans le bois.
— La jeune fille est morte ? s’inquiéta Bryn.
— Non, au contraire, elle vit pour toujours dans le Grand Arbre Vert. Elle ressent la vie de la forêt jusqu’au plus profond d’elle-même. Il n’y a rien de plus beau pour une magicienne verte.
— Ça me semble triste quand même...
— C’est parce que tu ne peux pas partager sa vision du monde.
La fillette fit un pas de plus pour admirer Elona. Elle se demanda si sa peau était froide et sèche, comme l’écorce. Afin de vérifier cela, elle colla sa joue contre celle de la magicienne statufiée. À son contact, ses sens se décuplèrent. Elle ressentit la chaleur du soleil sur ses feuilles, la caresse du vent dans ses branches, ses racines s’enfonçant profondément dans la terre pour capter l’eau et les nutriments, et plus loin, chaque connexion avec le monde végétal, de la graine jusqu’aux plus hautes cimes. La vie la baignait tout entière dans un cercle parfait, gorgée d’énergie, d’eau et de soleil. Une douleur fulgurante la saisit soudain. Elle vit le feu dévorant les ronciers et les arbustes, piégeant les lièvres et les chevreuils. Cela faisait mal au Grand Arbre Vert et à Elona. Elle sentit ses poils roussir, sa peau la brûler. L’enfant se mit à hurler, tournant en rond au milieu d’un cercle de feu.
Elle fut arrachée à sa vision et resta un instant aveugle et prise de vertiges. Elle reprit lentement ses esprits, assise sur le monticule de terre, face à l’arbre. Bryn sentit la mousse humide sous ses mains. Une douleur dans son épaule lui indiqua que sa grand-mère l’avait tirée en arrière. Elle se retourna, Mali se trouvait à genoux, pantelante, le visage blanc comme un linge.
— Grand-mère…
— Plus jamais… haleta-t-elle. Ne te laisse plus jamais happer ainsi par la magie.
La pommette de l’enfant lui cuisait. Elle porta sa main à son visage et sentit sous ses doigts un carré rugueux à l’endroit où son visage avait touché celui d’Élona. Elle se leva et alla regarder son reflet dans le filet d’eau en contrebas. Sa peau avait commencé à se changer en écorce calcinée.
— Tu garderas cette marque comme une leçon et un avertissement, lui dit la vieille femme d’une voix dure et sévère. La magie donne, mais elle prend également. Sortons à présent.
— Les arbres, les animaux ! s’exclama Bryn, au bord des larmes. Il faut les aider !
— Nous ne pouvons rien faire pour le moment. Les magiciens verts gèrent mieux la situation que nous le pourrons.
La petite courut derrière l’aïeule sur ses jambes encore flageolantes.
— Tu as fait de la magie ce matin, tu ne peux pas recommencer ?
— Nous devons nous éloigner, pas nous rapprocher du danger.
La vieille Mali pressa encore le pas.
— Je ne comprends pas, se plaignit la fillette.
— Je te demande de me faire confiance, sortons.
Hâte de lire la suite !