C’était au cœur de l’après midi, alors qu’il parcourait les planches du promenoir de l’Auster, le vent soulevant son gilet vert sapin, qu’une figure noire se dessina sur le chemin sinueux menant à son domaine.
Le domaine de Windrose était un lieu peu connu du pays. On le trouvait isolé sur les falaises d’une baie à peine habitée, où aucune église n’avait été érigée. Pour cause, le sommet de ces falaises de calcaire grisonnant était frappé de tous les vents, souvent arrosé par des pluies cinglantes et imprévisibles, à l’instar des tempêtes disparaissant aussi vite qu’elles apparaissaient, remuant eau et flore dans un tableau des plus chaotiques. Le soleil y était rare ; on le convoitait cinquante jours par ans, on l’obtenait trente tout au plus.
De ce climat la nature se réjouissait : herbe, arbres et buissons arboraient le vert le plus éclatant. Les hauteurs, lorsque le soleil les honorait, évoquaient une large toile toute peinte d’un vert profond et uniforme, agité par les vents comme un second océan sur lequel on pouvait marcher.
De Northwood s’était réjoui d’un tel terrain lorsque, vingt ans auparavant, sa recherche y avait abouti. Récemment fortuné, car son père s’était noyé dans le fleuve qui découpait Londres, il ne pensait pas tomber avec autant de facilité sur une telle propriété. Isolé des terribles hurlements des enfants, les fumés nocives des usines éloignées par le vent, les vilaines pierres rouges et noires des bâtiments trop loin pour nuire, il avait trouvé le paradis. Ainsi fut érigé le manoir de Windrose, une demeure qui, même toute neuve paraissait ancienne ; une demeure imposante, comme un manoir se devait de l’être lorsqu’il n’était rien aux alentours. Un véritablement monument qui, malgré la hauteur et la majesté de ses murs, était connu d’à peine deux ou trois villages écartés par dix miles au moins, hormis le hameau le plus proche qui s’étendait juste au-delà de la forêt de conifères longeant le domaine. De grandes façades de pierre grise et de bois sombre, habillées de hautes fenêtres, souvent arquées, soutenaient un toit fort haut aux pignons omniscients. Depuis les chiens assis qui segmentaient les toiles noires, il était possible d’apercevoir jusqu’au village le plus proche par temps dégagé : il s’aggisait de Duneyard Village. La croix de sa chapelle dépassait, ne faisait qu’une avec les cimes élancées des pins qui dissimulaient la population ; c’était le seul élément de civilisation que De Northwood pouvait observer depuis chez-lui, avec la lueur du phare.
Enfin, de part et d’autres du large manoir s’élevaient deux tours qui dépassaient le reste du bâtiment par quelques quatre mètres, du lierre s’était approprié l’une d’entre elles ; Sieur de Northwood avait fait de l’une une bibliothèque, de l’autre un atelier.
Cette bâtisse, qu’elle fût imposante ou non, était la seule structure humaine à apprécier dans ce paysage. Au delà ne s’étendait que de l’eau, sur les côtés ne vivaient que des arbres tous plus impressionnants les uns que les autres, par leur âge comme par leur taille. L’un était un chêne, plus haut encore que le manoir ; on retrouvait ses feuilles envolées sur des miles à la ronde. Il lui fallait au moins ce tronc d’un diamètre d’une brassée pour lutter contre les vents, en plus de servir d’habitat pour plusieurs familles d’oiseaux vigoureux.
Ainsi se présenta le paysage à la silhouette noire qui remontait le sentier, poussée par le vent comme par une foule rejoignant un wagon. Le maître des lieux ne la quitta pas des yeux ; posté sous une des lanternes du promenoir, il comptait sur sa capacité à effrayer l’étrange créature avant qu’elle n’atteigne sa porte, mais la silhouette apportait avec elle l’échec de ce plan. Plus elle s’approchait, plus De Northwood devinait ses traits : sous une capuche trempée s’agitaient de longs cheveux roux rendus châtains par la pénombre, qui semblaient ondulés. Un long manteau dissimulait le reste du corps, un haut col barricadait le cou. Il ne restait à observer qu’une paire de lèvres fines, entrouvertes en quête d’oxygène, puis deux joues claires contrastant avec le noir et le vert qui composaient ses vêtements. Malgré les dieux du ciel hostiles à la sérénité, l’individu témoignait d’une grande élégance, car son manteau était proprement ajusté, boutonné avec soin, les lacets de ses bottines noués avec une symétrie inhabituelle, et si la personne était éreintée par sa marche, elle ne le laissait pas apparaître.
Le propriétaire du manoir ne s’éloigna pas de la balustrade durant les longues minutes qui s’en suivirent, alors que la silhouette finissait par atteindre la porte d’entrée. Indisposé à l’idée de recevoir qui que ce soit, il ne rentra pas même lorsque le visiteur fut enfin au sec sous le porche, usant le buttoir à grands coups. Malgré l’air qui fouettait ses tympans, il tendit l’oreille, curieux de savoir si en cette visite résidait réellement un problème.
Cierge ouvrit la porte tardivement, la nouvelle de cette visite devait lui échapper à lui aussi. Une voix de femme s’éleva après une paire de toux ; son articulation témoignait d’une certaine confiance, et probablement d’un haut niveau d’études.
De Northwood apprit que la femme le recherchait, en sa condition de maître des lieux. Elle demandait à le rencontrer, sans pour autant ajouter de détails. Cierge, qui connaissait le tempérament de son maître, prit l’initiative de travailler la visiteuse. A force d’interrogations habilement tournées, demandant l’origine du visiteur et son projet, le majordome finit par obtenir de la femme des réponses concises. La voix de cette-ci était nette et articulée avec soin, et un tel interrogatoire semblait ne pas la décontenancer le moins du monde. De Northwood, par l’intermédiaire de son domestique, finit par apprendre que cette femme incarnait ni plus ni moins que l’enquêtrice en cheffe, celle qui devait visiter le manoir d’ici plusieurs jours. Elle argumenta que sa venue était justifiée par un besoin de faire l’état des lieux, dans l’optique de rendre leur enquête plus fluide en amont. Le projet suffit à Cierge qui laissa entrer l’invité sans poser davantage de questions.
Le maître des lieux en fut perturbé, puis agacé. Son cœur s’emballa à une vitesse qu’il connaissait bien : c’était le rythme qui l’agitait lorsqu’une rencontre imprévue se profilait. De Northwood pesta à voix basse, dos au vent, davantage pour expier son mal-être que pour insulter qui que ce soit. Cierge arriverait d’une minute à l’autre, écartant la porte de bois pour l’enlever à sa sérénité. Malheureusement, ses promenoirs ne profitaient d’aucune échappatoire, car tout le monde entendrait ses pas s’il décidait de s’éclipser.
La femme l’attendait sur le grand paillasson de l’entrée, résistant tant bien que mal à l’attrait de la cheminée qui brûlait sous le grand escalier. Il emprunta justement l’escalier, dernier rempart qui le séparait de l’inconnue, mais s’arrêta sur le pallier central, juste au dessus des flammes, davantage pour se tenir à l’écart que pour jouir de la chaleur sèche. La visiteuse, qui avait écarté sa capuche trempée de son visage clair et abîmé, une très subtile cicatrice au travers du nez, l’observa avec une politesse teintée d’une patience travaillée.
« - Êtes-vous Monsieur De Northwood ? » interrogea-t-elle sur un ton officiel qui le fit chanceler.
C’était un ton qui lui rappelait celui des huissiers, des policiers, des dirigeants d’entreprise. Par-dessus s’ajoutait un accent britannique terriblement prononcé, transformant les voyelles en syllabes complètes et trop rondes.
« - C’est bien lui », confirma Cierge, avant de délester la femme de sa capuche. Le col de celle-ci s’effondra aussitôt, dévoilant un cou terriblement clair, lui aussi marqué par plusieurs blessures.
Une fois quelques gouttes de pluie essuyées de ses joues, elle reprit :
« - C’est un plaisir de vous rencontrer. Je m’appelle Victoria Lumberson, enquêtrice diplômée de l’IRER depuis cinq ans. La venue de mon convoi a dû vous être annoncée au préalable, mais cette petite visite est de ma seule initiative. En vue de l’étendue du domaine de Windrose, que je me dois de complimenter par ailleurs pour son éminence, il me semblait essentiel d’étudier les lieux avant d’entrer dans le cœur du travail. Je vous présente mes excuses pour la gène occasionnée, s’il en est, mais je ne doute pas que mon avis est partagé. »
De ses paroles s’écoulait une fermeté digne de sa profession. Le propriétaire du manoir, qui d’habitude aurait le plus poliment possible mis son invité à la porte, n’osa se placer sur le chemin de cette Victoria. Jamais il n’osa approcher son regard de son visage, craignant qu’une mauvaise nouvelle lui tombe dessus comme la foudre s’il osait lui accorder son attention. Et bien qu’il voyait clairement un inconvénient à la proposition que l’enquêtrice venait de lui faire, il n’osa interférer avec sa décision. Ainsi, d’une voix basse peu digne de sa position, il accorda la visite à sa convive indésirable avant de tourner les talons. Mais elle n’en avait pas fini avec lui.
« - Je vous remercie pour votre accord » dit-elle avec beaucoup impact dans ce dernier mot, « mais j’aurai également besoin de vous pour me guider à travers les lieux. Je dois prendre note de chaque pièce et son utilité, vos habitudes ainsi que celles de vos employés, et si possible d’une partie de vos inventaires. Vous me verriez ravie en m’octroyant un peu de votre temps, s’il vous plaît. »
Son sang froid lui échappa un instant, durant lequel il prit la décision d’octroyer cette visite le lendemain. Non pas que le temps lui manquait à l’instant, au contraire, mais il repensa aux livres qu’il avait à lire, aux notes qu’il devait prendre, à la promenade qu’il désirait faire. Alors, raffermissant sa voix, il accorda cette visite à Victoria pour le lendemain, avant de remonter l’escalier avec autant de confiance qu’il arrivait à mobiliser. Lorsqu’il eût quitté le champ de vision de son invitée, il resta immobile le temps de quelques secondes, pendant lesquelles il entendit Cierge accorder à la jeune femme une chambre qui l’accueillerait pour la nuit.
Me revoici pour la suite.
Je note en début de chapitre qu'on parle encore beaucoup du manoir. Je comprends son importance et la manière dont il dépeint de caractère de De Northwood, mais je me demande si ça n'est pas un peu trop insistant, un peu trop répétitif, et je trouve que ça ralentit le démarrage de l'histoire.
Attention, je comprends que le rythme de ton roman se veut lent, hein :) Mais je pense que que la langueur peut-être différente, s'appuyer sur de nouveaux éléments. Par exemple, quand tu glisses le sujet de son père, j'y vois une ouverture pour parler de ses origines.
La seconde partie, avec l'arrivée de Victoria, est sobre mais bien menée. Je trouve que Cierge, d'abord désigné comme plutôt obéissant, prend ici des libertés en la faisant entrer, puis en l'invitant à dormir. C'est bien, ça force le destin.
Quelques remarques :
- "il s’aggisait" -> s'agissait
- "dit-elle avec beaucoup impact dans ce dernier mot" -> je ne suis pas sûre qu'impact soit le bon terme (insistance, peut-être?) et il manquerait un d' avant impact.
À la prochaine !
Je note ton avis sur les longueurs au début de l'histoire. Je n'avais pas remarqué ce problème de rythme, mais je pense qu'il me sera tout à fait possible de changer un peu le sujet tout en gardant le côté immersif de ce début du récit.
Avec l'arrivée de Victoria Vale, on rentre (normalement) dans le cœur du sujet de cette histoire. J'espère que la suite te plaira (: