Victoria patientait déjà dans la pièce lorsqu’il arriva. Face à la fenêtre arquée, elle regardait l’interminable pluie, ses bras croisés sur sa poitrine. De Northwood ne vit que son dos, que les flammes de l’âtre et les quelques chandelles éclairaient chaudement. Elle portait ce qui ressemblait à un pantalon de chasse beige qui se fondait dans le bois du parquet. A l’intérieur était glissé un chemisier en laine épaisse, complètement blanc, qu’une seconde épaisseur, plus fine, rendait opaque juste en dessous. Ses cheveux clairs et ondulés se réunissaient en ce qui portait en l’occurrence parfaitement son nom de queue de cheval. De Northwood scruta l’enquêtrice quelques instants, revoyant en elle ces affreuses femmes qui l’eurent sermonné pour si peu dans son enfance. A la limite de l’offuscation, il contint malgré tout sa pulsion de regagner le promenoir, davantage pour éviter un nouveau sermon que pour profiter d’un bon dîner.
Il tira sa chaise en veillant à ne pas attirer l’attention de sa convive. Cierge était encore aux cuisines, d’où l’on entendait résonner les soucoupes en cristal et les ustensiles de bois. Du côté de la salle à manger, le calme n’était aucunement menacé car ni lui, ni Victoria ne semblaient enclins à bouger. Cette dernière affichait un tel intérêt pour le monde extérieur que cela réjouit De Northwood, profitant d'une quasi-solitude dans la pièce. Cependant, à chaque craquement que le parquet émettait lorsque Victoria déplaçait son poids d’une jambe à l’autre, il sursautait, essayant tant bien que mal d’ignorer cette silhouette effrayante. Dans un coin de la pièce était déposé le violon, qui cette fois-ci serait le bienvenu pour masquer le silence qui se profilait. C’est au bout de quelques minutes, qui semblèrent des dizaines pour De Northwood, que le violoniste arriva par la porte dérobée, ses mains décorées par des bagues d’argent.
Victoria se retourna vers le musicien dans un sursaut. Lui-même sursauta, car il ne s’attendait pas à rencontrer quelqu’un sur son chemin. Le maître des lieux observa la scène du coin de l’œil, feignant d’observer la peinture d’une portée de lapereaux qui décorait l’un des murs.
Le violoniste était un jeune garçon de talent que le conservatoire avait vu grandir , formé par un instituteur polonais. Propre sur lui, toujours habillé comme s’il jouait pour un roi et une reine, sa présence se fondait dans le décor dès que son archet frottait les cordes de son Simon Fendt, emportée dans une mélodie trop cristalline pour provenir d’un humain.
De Northwood, qui craignait que l’enquêtrice ne reporte enfin son attention sur lui, fut soulagé de constater l’intérêt de la femme pour la musique. Elle et le violoniste échangèrent quelques mots, il lui fit même tenir l’instrument et l’archet, mais elle ne s’essaya pas à jouer une note. Le propriétaire se mit à taper du pied de manière imperceptible, vérifiant sa montre à une cadence absurde qui le démoralisait. A cet instant, il ignorait ce qu’il attendait : l’arrivée du repas, la fin du repas, la fin de la journée ou la fin du mois. Dehors, le vent devenait si brutal que le chêne perdait des feuilles par centaines.
Cierge surgit finalement de l’encadrement de la porte, apportant la nouvelle que le repas arrivait. Effectivement, derrière lui, un petit groupe de domestiques soulevait plateaux et cruches, leurs regards curieux d’entrevoir une nouvelle tête à Windrose. Des effluves d’huile d’olive chaude et de romarin écrasé pénétrèrent, jusqu’à ce que Victoria s’approche de la table, imposant une puissante odeur de noisette qui émanait de ses cheveux.
Pour l’occasion, Cierge servait un vin fraîchement acheté chez une authentique cave bordelaise. De Northwood refusa. Victoria était assise au milieu de la tablée, à la place la plus proche du feu, ce qui l’éloignait de lui de deux mètres et demi. Elle découpait une pomme de terre fourrée de haggis végétal, qu’elle arrosa de sauce au vinaigre. Ses ongles piquants maniaient ses couverts comme deux dagues assassinant l’air, et son chemisier de bonne facture, malgré sa coupe sévère, risquait la tâche à tout moment. De Northwood ne quitta pas des yeux ses fins avant-bras qui se mouvaient avec une précision exacerbée. Il remplaça les dagues par des scalpels et voyait désormais en elle une chirurgienne terrifiante mais drôlement efficace.
« - Sieur De Northwood », commença-t-elle en relevant la tête vers lui, le paralysant sur place, « si vous étiez indisposé à recevoir de la visite, vous auriez du m’en faire prendre connaissance. J’ai... » et elle envoya un regard à Cierge, impassible, « le sentiment de ne pas être la bienvenue. »
Le majordome désamorça le silence en répondant de lui-même.
« - Votre visite est impromptue, mais ne pose aucun problème dans notre organisation, Madame l’Enquêtrice...
- de La Valette, Victoria de La Valette. Il s’agit de mon nom de naissance, mais je préfère être appelée Victoria Vale, prononcé à l’anglaise. S’il vous plaît. »
Cierge écarta ses grands yeux noirs.
« - Vous êtes de France, Madame Vale ?
- De France, de Florence, de Cuba, de Bethléem, de Londres, d’autres encore. Je suis née à Bâton Rouge, mais le vent m’a portée par bien des endroits. Dans mon enfance, j’ai davantage connu les navires que les rues pavées. C’est pourquoi, quand j’observe votre domaine... » et elle y accorda un regard, « j’y vois les pluies et les vents de ma jeunesse. Ce ne sont pas forcément de beaux souvenirs. »
Victoria et le majordome continuèrent d’échanger quelques mots, à propos des villes qu’elle eût visité, que lui-même avait visité (surtout Édimbourg, qu’il portait dans son cœur) ; pendant ce temps, De Northwood profitait de sa transparence pour déguster une délicieuse soupe à l’oignon, que ses cuisiniers ne lui préparaient que trop rarement. Il se délecta des croûtons bien secs, aromatisés aux herbes, lorsque l’enquêtrice capta son attention à nouveau. Il remarqua ses deux yeux ambrés, particulièrement clairs à la lumière du feu, et injectés de sang par endroits. Ce regard lui glaça la colonne vertébrale.
« - Sauf votre respect, Sieur De Northwood, j’ai l’impression de vous gêner. »
Elle avait prononcé cette phrase de manière triviale, comme on remerciait quelqu’un qui nous tenait la porte. Le concerné, qui subit cette remarque comme un coup de coude dans les côtes, se mit à regarder par la fenêtre. Agacé comme il était, il ne remarqua pas qu’il trempait activement son croûton dans le vide. Cierge se rapprocha de lui, se plaçant par-dessus son épaule comme les anges de ces peintures de la Renaissance. Alors seulement, le maître des lieux s’essaya à parler, aussi bas que possible. Dans sa tête, il pesta contre le violoniste qui n’avait pas repris son jeu.
« - Vous ne me gênez pas, Madame de La Valette. »
Les bras de l’enquêtrice s’affaissèrent d’une hauteur, comme si elle eût reçu une insulte des plus blessantes.
« - Préférez « Vale », s’il vous plaît. Vous n’êtes pas sans savoir que nous aurons besoin de votre coopération dans les jours à venir. Nous pourrions commencer dès maintenant à faire connaissance en ce qui concerne le superficiel, pour améliorer notre efficacité en amont. Ne pensez-vous pas ? »
A l’écouter parler, De Northwood était convaincu qu’elle maniait sa parole avec une grande dextérité. Des mots choisis au préalable, un ton calme, mais un manque de sincérité évident qui l’irritait. Il préféra omettre ce détail, de toute manière trop agacé par toute cette situation qui lui était tombée dessus. Considérant qu’il n’avait de comptes à rendre à personne, encore moins à une inconnue, il se renfrogna, et oublia même de répondre à la question qui lui avait été posée.
« - Sieur de Northwood ? » reprit Victoria, d’un ton plus sec. Sa posture n’était ni détendue ni ferme, simplement dans l’expectative. Ses deux couverts restaient figés au dessus de son dîner fumant. Honteux de son propre comportement, l’hôte du manoir redressa sa posture et répondit.
« - Veuillez excuser mes… soucis d’audition, Madame de Vale. Vous savez, ces démons qui vous pourchassent, à mon âge...
- Juste « Victoria Vale », s’il vous plaît. Quel âge avez-vous, monsieur ? Sans indiscrétion, bien sûr. » Elle n’avait pas élevé le niveau de sa voix, comme consciente que son interlocuteur entendait parfaitement.
« - Quarante et un ans cette année. Dans les terres, je serais déjà mort.
- Vous vous portez excellemment bien pour votre âge, il me semble. Vos soucis d’audition sont regrettables, mais nous devons toujours travailler ensemble. N’êtes vous pas de cet avis, Sieur de Northwood ? »
Le concerné acquiesça, sans grande conviction. Au delà de l’irritation que Victoria lui animait, c’est une véritable crainte qui le pénétrait au fur et à mesure qu’ils échangeaient. Les yeux perçants de l’enquêtrice évoquaient ceux du rapace qui, de la cime d’un arbre macabre, fond sur sa proie en un claquement de doigts.
« - Pour la visite de demain... » reprit-elle, faisant abstraction du silence, « il est essentiel que vous n’omettiez aucune pièce de votre demeure. Je dois tenir un plan précis des lieux. Garde-mangers, chambres d’amis, même les antichambres s’il en est.
- Dois-je assurer moi-même cette visite ? Je ne pense pas être l’homme le mieux placé pour cela, et malheureusement… »
Cierge fit craquer le parquet en se redressant, interrompant son maître.
« - Monsieur, sauf votre respect », dit-il en profitant du silence, « vous êtes probablement l’homme le plus apte à faire visiter notre domaine, ce à quoi j’ajouterai que les affaires des enquêteurs se règlent généralement entre eux et les propriétaires, en attendant l’étape des témoignages.
- De simples formalités », ajouta Victoria, toujours immobile, « mais des formalités invariables, Monsieur. Maintenant, j’aimerais savoir si je suis effectivement venue en vain aujourd’hui. »
De Northwood garda le silence, essayant tant bien que mal de penser à autre chose. L’enquêtrice planta sa fourchette dans une pomme de terre avec agressivité, mais maintint sa posture et son air impartial.
Le feu se mit à crépiter avec intensité dans l’âtre et le violoniste se mit à jouer sous l’impulsion de Cierge. Il s’agissait d’une composition de sa facture, langoureuse, basse, qui invoquait le reste de l’orchestre sous sa forme fantôme. La pluie battante de l’extérieur semblait s’écouler sur les notes pour venir s’écraser contre les carreaux de la fenêtre.
L’hôte tapait du pied, sa convive toujours dans le coin de sa vision : elle ne mangeait plus, alternait seulement eau et vin, et se rinçait les doigts plus que de nécessaire. Ses longues manches en laine étaient épaisses, elle ne les avait pas retroussées pour le dîner, et le liquide rince-doigts en avait imbibé le bout à force de les tremper. De Northwood remarqua les regards insistants que Cierge lui lançait, et sentit sa cage thoracique se replier sur ses poumons en même temps que le violon grimpait dans les aiguës. « Je donnerai la visite », finit-il par admettre, contrôlant sa voix du mieux possible. Son cœur battait à un rythme effréné et une couche de sueur commençait à recouvrir ses bras.
« Bien, comme quoi vous avez assez confiance en vous, finalement. » Victoria récupéra son couvert planté dans son repas avant de continuer de manger, comme si rien ne s’était passé. De Northwood ne contrôla pas ce regard animal qu’il lui envoya en réponse, un regard qu’il n’accordait que lorsqu’il était complètement invisible et qu’une situation l’outrageait. L’enquêtrice ne le releva pas, et le repas se conclut en silence, sous une pluie rappelant le déluge des grands textes et un violon de plus en plus joyeux.
La tour était fouettée par les vents et la pluie. Dans son bureau, De Northwood s’éclairait à la petite chandelle, juste assez pour qu’il puisse identifier les touches de sa machine à écrire. Dans la haute pièce circulaire, son bureau était un étage partiel, ouvert sur celui du dessous où l’étroit escalier, plutôt digne d’une échelle, prenait sa base. Les promenoirs de l’Aquilon et de l’Euros naissaient, l’un au nord, l’autre à l’est, mais la météo était trop mauvaise à l’instant pour qu’il s’y promène. Sur son grand atelier en bois de pin, tâché de peinture et d’acide, une haute pile d’essais traînait dans un coin, près d’un pot rempli de pinceaux de toutes tailles, d’un encrier, de papier vierge, de touches de rechange pour sa machine, et d’autres curiosités qu’il exploitait pour donner vie à son art. Il avait également emporté une pomme, qu’il se mit à déguster à l’aide d’un canif.
Par les fenêtres ne s’étendait que de la tempête. Il craignait toujours de voir arriver quelqu’un, mais son travail l’aidait à ignorer ce sentiment. A cet instant, alors que ses doigts planaient au dessus de sa machine, qui déployait une feuille encore vierge, rien ne lui vint. Pendant de longues minutes, aucun mot ne résonna dans sa tête. Peut-être était-ce car il n’avait que peu lu aujourd’hui, atrophiant son imaginaire et son inspiration ; ou bien s’était-il simplement levé du mauvais pied. En réalité, la raison était plus simple que cela, même s’il la niait pour lui-même. Cette Victoria Vale n’était pas venue en simple enquêtrice. Sa visite n’était pas seulement due à son travail dans ce manoir, sur ce soit-disant meurtre dont personne n’avait témoigné. C’était lui, en personne, qu’elle venait tourmenter. Il toussa en avalant un morceau de peau de son fruit, rêche et coupant. Victoria de la Valette était probablement une agente de l’état, venue lui réclamer son argent, ses biens, des informations, quoi que ce soit qui puisse le déloger de son nid.
Car il le savait : sa position agaçait bien l’état. Windrose était une tâche sur les cartes, un endroit que personne ne connaissait à part quelques intendants et habitants à proximité. Pourtant, un manoir s’y élevait, des marchandises y affluaient parfois, mais rarement quelque chose en sortait. Et encore moins de l’argent. Elliott l’avait traité de « gangrène de la société », mais il s’était complètement trompé. La gangrène, elle, s’étendait ; De Northwood n’était qu’un élément isolé, une anomalie qui, à elle-seule posait déjà assez problème au monde.
Victoria était venue le déloger. Nettoyer Windrose et offrir le domaine flambant neuf à un homme d’affaires plus prometteur. Et car les hommes d’état n’abusaient pas de violence par ici, ils avaient prétexté une affaire criminelle. Victoria était la dératiseuse, le crime était le poison, il était la vermine.
La girouette se mit à siffler sur le toit de la tour.