Chapitre V

Notes de l’auteur : Où Roger apprend les vertus d'un état faible et les bienfaits de la corruption pour la liberté

Cánimo détenait Roger et son professeur dans l’entresol d’une bicoque quelconque au milieu dela banlieue de Mexico. Leur chambrette était humide et sombre et elle donnait sur un patiofermé, assez obscur pour que l’on ne puisse pas apercevoir l’autre côté de la petite cour. Le geôlier avait pourvu la petite pièce de deux paillasses, il changeait le pichet d’eau potable régulièrement et apportait du pain frais et de nouveaux fruits tous les jours dans une corbeille de paille tressée. Il procurait un soin à la fois austère et attentionné à ses deux prisonniers ; outre les besoin primaires, il avait même songé à panser leurs plus graves ecchymoses et à partager ses repas avec eux.

Quelques jours après leur arrivée, le passeur surprit ses détenus en leur proposant de visiter le quartier, histoire de prendre un peu l’air. L’idée avait semblé tellement inadaptée à la situationque le disciple et son mentor s’étaient échangés un regard dubitatif avant d’accepter ; après tout, ils n’étaient pas en position de s’opposer à quoi que ce soit... Les trois hommes évoluèrent ainsidans un dédale de ruelles et d’allées où les maisons s’enchevêtraient les unes sur les autres, comme si un séisme les avait installées de cette façon et que personne n’avait jamais pris la peine de mettre les lieux en ordre après la catastrophe. Il était tellement difficile de trouver un point de repère dans ce fatras de cloisons, de portes condamnées et de culs-de-sac que le professeur Foolish et Roger s’y seraient perdus plusieurs fois sans l’aide de leur guide. De temps à autres, Cánimo confiait la conduite de la promenade au binôme incongru qu’ils formaient dansce quartier malfamé. Comme attendu, l’un comme l’autre se retrouvait totalement désorienté etle groupe retournait à un carrefour où il s’était trouvé quelques minutes plus tôt. Les habitants voyaient bien que ces deux hommes-là étaient étrangers et s’il n’y avait pas eu Cánimo pour leur coller aux basques toute la matinée, le professeur Foolish et Roger auraient été confrontés à quelques fâcheux ennuis… Dès lors, le professeur Foolish comprit bien mieux les intentions de Cánimo au cours de cette promenade inopinée. Vu le labyrinthe formé par les ruelles du quartier, et vu la mine patibulaire des habitants, il était plus sage pour eux de rester tranquille dans la bicoque, toute tentative d’évasion risquait de tourner court ; d’un signe de tête au gardien, le professeur signifia qu’il avait entendu le message.

Le soir venu, Cánimo reçut de nombreux visiteurs. Tous le saluèrent respectueusement en entrant dans le logis avant de prendre la direction de la chambrette pour accéder au patio. Les deux américains virent défiler devant eux des voleuses, des trafiquants de drogue, des mules, des passeurs, des filles de joie, des tueurs à gage ; et comme toujours plus de monde prenait la direction du patio et que personne ne semblait en revenir, le professeur Foolish et Roger eurent la curiosité d’aller voir ce qui s’y déroulait : le spectacle qu’ils découvrirent alors, les laissa stupéfaits. Dans une pénombre à peine transparente, plusieurs dizaines de criminels se tenaient à genoux, dans un état second, devant l’autel d’une divinité glaçante. Il s’agissait d’un squelette vêtu d’une tunique noire. Seule la tête de mort ressortait du vêtement ample dans lequel le reste de la statuette était drapé. Elle paraissait surveiller la foule de fidèles venue se prosterner à ses pieds. Un sourire narquois se dessinait sur son visage sévère : toutes ces âmes lui appartiendraient un jour, il lui suffirait d’abattre la grande faucille qu’elle tenait dans sa main droite pour les arracher à la vie puis en mère compatissante, elle accompagnerait l’âme de ses dévots pour un dernier voyage.

- Santa Muerte, annonça Cánimo à ses otages.

Sans rien préciser d’autre, il alla s’agenouiller lui aussi aux côtés de ses congénères pour témoigner de sa dévotion à cette divinité macabre. Le culte de Santa Muerte se faisait sans cérémonie, les fidèles se plongeaient dans un silence recueilli, et une fois leur prière terminée, ils déposaient en offrande sur l’autel : une pièce de monnaie, une dose d’héroïne, une balle de revolver… Ils s’en retournaient alors dans la bicoque, indifférents aux deux prisonniers qui les observaient, pour converser un peu et boire plusieurs verres d’eau de vie. Cánimo choisissait ce moment pour récolter l’argent des passes et de la drogue, il s’assurait que les personnes à abattre n’étaient plus de ce monde. Il donnait ensuite de nouveaux noms aux tueurs à gage, faisait mine de s’agacer de la maigre recette de la drogue et de la prostitution, en demandait davantage, puis il autorisait tout le monde à prendre congé. Quand le dernier fidèle claqua la porte, Roger, resté muet toute la soirée, revint sur ce qu’il avait entendu dans le patio :

- Santa Muerte ?

- Nous autres, les criminels, célébrons la mort. Elle est notre métier et il nous faut la respecter si nous voulons éviter son courroux. Vous devriez en faire de même si vous voulez survivre ici.

***

Le lendemain, au réveil, Roger trouva la paillasse du professeur Foolish vide. Il le chercha du regard dans la chambrette, puis dans le reste de la bicoque, le souffle court imaginant déjà le pire, jusqu’à percevoir le murmure d’une discussion dans le patio. Il s’approcha de la porte et surprit une vive conversation entre le professeur Foolish et Cánimo.

Les deux hommes se trouvaient devant l’autel de Santa Muerte et le professeur proposait à son hôte de rejoindre le gang de narcotrafiquants dès aujourd’hui. Cánimo essayait tant bien que mal de le dissuader, arguait qu’il y vivrait une chienne de vie et puis, il était préférable de temporiser : les ordres le concernant lui et son élève ne tarderaient pas à arriver. Pour le moment, il était hors de question d’engager qui que ce soit dans les affaires de son patron. Foolish n’en avait que faire, il comptait agir avant que les ordres n’arrivent : il voulait rentreraux États-Unis au plus vite au mieux, et s’il s’était montré si paisible ces derniers jours, c’était pour mûrir ses projets : emmagasiner un pactole via les trafics et acheter la justice américaine.Avec de l’argent on peut toujours s’arranger… Ainsi, Foolish comptait bien faire valoir ses talents au sein du cartel quitte à adopter un ton plus agressif pour passer du statut de prisonnier à celui de malfaiteur. Il avait besoin de se rendre utile à quelque chose, disait-il. Il avait besoin de travailler, voyez-vous ? Et il était vrai que Foolish ressentait toujours le besoin de se mettre en activité, l’idée même du repos lui était inconcevable, c’en était maladif. Devant l’insistance du professeur, Cánimo finit par céder en lui promettant de faire remonter sa proposition en haut lieu. En attendant, le gardien consentit à ce que lui et son disciple l’accompagnassent sur ses différentes missions tout en exigeant d’eux la plus grande discrétion. Satisfait, le professeur Foolish fit mine d’aller se préparer mais Cánimo le retint d’un geste de la main.

- Si vous souhaitez vous joindre à nous, Santa Muerte réclamera une offrande !

- Vous n’êtes pas sérieux.

- Je le suis et d’ailleurs, je ne vous donne pas le choix.

- Je vénère un autre Dieu.

- Et dites-moi quelle religion ne célèbre pas la mort ?

D’un coup sec, Cánimo sortit l’arme du professeur Foolish, la cassa au niveau du barillet, lui tendit une balle et indiqua l’autel d’un regard noir. Le professeur était d’un seul coup rappelé à sa condition d’otage, Cánimo donnait les ordres et il n’aimait pas être contredit. Avec dédain, le professeur Foolish se saisit de la balle et la déposa aux pieds de Santa Muerte. Quand il se retourna, il prit conscience que Roger avait assisté à toute la scène. Ce dernier lançait à son mentor un regard inquiet et déçu.

***

Les deux Américains servirent d’escorte à leur propre gardien, ils passèrent le reste de leurs journées à suivre Cánimo dans ses affaires ; Foolish faisait mine d’y trouver un grand intérêt car il n’est plus rare hypocrite qu’un homme en période d’essai. Le trio s’occupait tantôt d’aller chercher une mallette de billets cachée dans l’arrière-boutique d’un restaurant – et Foolish s’empressait de la porter à la place de son maître en serviteur zélé et attentif – tantôt de récupérer une cargaison de cocaïne dans un appartement miteux surveillé par deux colosses ou encore de constater la mort d’un journaliste trop curieux, d’un militant trop engagé ou d’un desmembres du gang dans un fossé.

Le travail de Cánimo consistait aussi à sillonner la ville avec une liasse de billets dans les poches pour corrompre tel ou tel agent de police voire certains commissaires pour réclamer la libération de l’un des siens. Toutes ces tâches réclamaient prudence et détermination, c’était un quotidien où aucune relâche n’était possible, l’éventualité d’une mort subite pouvant les surprendre à chaque carrefour. Roger se fatiguait de cette vigilance constante et accrue, Cánimo paraissait s’y être résigné, quant au professeur Foolish, il y montrait un épanouissement rare et rayonnant.

- Comment pouvez-vous vous réjouir d’une telle situation ?, s’étonna Roger. Nous sommes deux fugitifs, prisonniers d’un groupe de malfrats et tout laisse penser que nous n’échapperons jamaisà cette condition. Nous arpentons un pays où les morts s’accumulent à sa frontière, où les criminels sont impunis et où la corruption empêche la loi de s’appliquer. Comment cela est-il possible dans le meilleur des mondes ?

- À tout malheur, quelque chose est bon. Certes, je déplore moi aussi tous ces morts à la frontière mais ces gens avaient bien peu de choses à perdre et ils étaient bien moins forts et bien moins instruits que nous. Notre existence ne vaut-elle pas mieux que les leurs ? Là où ces désespérés auraient été une charge pour nous, nous sommes une chance pour ce pays. Vois-tu, le calcul n’est pas aussi égoïste qu’il n’y paraît… Et si les criminels sont impunis, c’est qu’ils font vivre leur famille. Devrions-nous faire cesser une activité au motif qu’elle nous déplait ? C’est qu’à ce train-là nous interdirions beaucoup de choses ! Il ne faut pas trop croire aux lois, Roger. Les lois ont l’horrible défaut de la contrainte et elles empêchent souvent le bon développement d’une société. Alors, c’est vrai, certains esprits malveillants nomment par le mot de « corruption », l’achat d’une liberté supplémentaire mais est-ce bien raisonnable de les écouter ? Qu’y a-t-il de mal à cela si vous disposez de l’argent suffisant pour vous l’offrir ? Si tu dois retenir une chose, Roger, retiens ceci : une nation libre est un pays où les lois sont faibles et où la liberté peut s’acheter ; chacun pour soi et Dieu pour tous !

- Chacun pour soi et Dieu pour tous, répliqua Roger machinalement.

Au fil de leurs activités macabres, Roger remarqua que les fournisseurs et les clients du passeurpouvaient être brésiliens, haïtiens, américains, et parfois même, originaires d’Afrique ; selon l’interlocuteur qui se trouvait face à lui, Cánimo échangeait en portugais, en anglais, en français, en arabe, passant d’une langue à l’autre comme si cela était la chose la plus naturelle du monde. C’était certain, Cánimo était polyglotte et en ajoutant à cela le fait qu’il traitait bien ses prisonniers, Roger commençait à voir en lui un bandit fort particulier ; d’une certaine façon, Cánimo l’intriguait.

Un jour, où les affaires poursuivaient tranquillement leur cours, Cánimo reçut un texto et devint très nerveux ; il pressa Roger et le professeur de rejoindre la bicoque le plus vite possible et, une fois arrivés, il s’enferma sous les combles pour joindre ses commanditaires. Il revint quelques secondes plus tard, et présenta brièvement la marche à suivre : son patron exigeait de rencontrer les deux fugitifs américains sur-le-champ ; depuis que le professeur Foolish avait formulé son offre, loin d’être inintéressante, il était impatient de faire leur connaissance et son désir devait être satisfait au plus vite ! Sans tarder, les trois hommes montèrent à bord du fourgon et quittèrent Mexico en silence. Roger comprit qu’il ne verrait peut-être plus Cánimoaprès sa rencontre avec le chef de cartel. Alors, n’écoutant que sa curiosité innocente, il leremercia pour ses bons traitements et lui fit part de son admiration pour toutes les langues qu’il parlait. Cánimo se montra surpris et embarrassé, il avait pourtant veillé à rester discret sur ce sujet… Et ce faisant personne, dans l’habitacle du véhicule, ne put nier qu’une certaine gêne venait de s’installer. Roger comprit alors qu’il venait de toucher un point sensible et, avec beaucoup de précaution, il se montra désireux d’en savoir plus.

- Comment se fait-il que tu parles toutes ces langues ? Comment se fait-il que tu aies si peu d’inclinaison à la cruauté ? Ce n’est pas très commun dans le monde des trafiquants de drogue, des passeurs et des tueurs-à-gage.

- Ce n’est pas très commun, je le reconnais, et pour t’expliquer tout cela, il faudrait te raconter mon histoire…

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