Evannah sortit et ne réalisa pas qu’ils étaient encore dans Ibyulis. Tout était sombre ici, excepté les quartz qui poussaient sur les rochers et qui brillaient comme des étoiles dans la brume. Mais ils ne suffisaient pas aux deux étrangers pour se repérer. Le Marionnettiste et Clya allumèrent leurs phares qui formaient une vitre opaque dans le brouillard. Le sol étant humide, la jeune fille manqua de glisser et s’accrocha à la poignée de la porte.
Les roues de Clya se rétractèrent et laissèrent place à de grosses pattes mécaniques. L'artiste remonta dans son atelier.
– Nous allons avancer doucement, décida-t-il, peu rassuré. Nous n’avons pas le choix de toute façon. Avec de la chance, nous croiserons quelqu’un. Et avec beaucoup de chance, quelqu’un qui nous aidera.
Evannah opina de la tête et s’assit sur le coffre. Quand Clya démarra avec prudence, elle rejoignit le Marionnettiste qui observait les environs. Il ne cessait de marmonner qu’il ne voyait rien et il se penchait de plus en plus pour tenter d’apercevoir quelque chose. Il partagea son inquiétude avec Evannah qui désespérait à trouver leur chemin. Elle soupira et un nuage de souffle se mêla à la brume.
Les percussions des gouttes d’eau jouaient une musique angoissante. Les pas hésitants de Clya s’accordaient à leur rythme et devinrent plus lents. La machine descendit en tremblant. Chaque patte posée provoquait des secousses. Evannah s’accrocha au bord de la fenêtre et le Marionnettiste s’agrippa à son bras, mais sans la blesser cette fois-ci. Sa prise si puissante avait abîmé le manteau bleu de la jeune fille. La douleur s’était calmée, mais se réveillait au moindre mouvement.
Soudain, Clya trébucha et glissa sur la pente. Le métal hurla au contact de la pierre et déchira les tympans d’Evannah qui supportait déjà les cris du voyageur.
– Tes roues, Clya ! ordonna celui-ci, paniqué. Tes roues !
Son compagnon de fer s’exécuta et malgré les crissements qui avaient cessé, il ne contrôlait pas sa descente. Le cœur d’Evannah monta dans sa gorge et ses jambes se dérobèrent sous son poids. Secouée par la chute, elle avait du mal à se cramponner et ses mains tremblantes d'effroi abandonnaient leur force. Le vacarme couvrait ses gémissements. Clya sombra dans le vide et la jeune fille lâcha prise. Le Marionnettiste tendit sa main pour la rattraper, mais ne réussit qu’à la frôler. La machine heurta le sol de plein fouet et dégringola jusqu’à un rocher. Ses passagers se cognèrent contre toutes les étagères et perdirent connaissance.
Lorsqu’Evannah se réveilla, elle fut éblouie par la lampe du créateur, pourtant si faible. Elle était allongée sur une vitre qui était restée intacte. Les poupées n’avaient subi aucun dégât et lui souriaient malgré sa peur. Une grosse bosse s’était formée sur son crâne et le sang qui s’en échappait teignait ses cheveux blonds. La douleur et ses habits encore humides l’avaient rendue fiévreuse. Dans l’obscurité, seule sa respiration résonnait. Evannah tourna lourdement la tête vers la lumière et appela d’une petite voix le Marionnettiste.
– Chut ! fit celui-ci, nerveux. J’ai entendu des pas tout à l’heure.
L’humaine maîtrisa son souffle, de peur de les trahir. Aucun des deux ne savait où ils étaient et n’importe quoi pouvait rôder dans les environs. Les habitants d’Ibyulis, s’étaient débarrassés des plus terrifiants monstres qui s’étaient réfugiés sous Cano'orah. Quelques-uns devaient les attendre à l’extérieur. Ou alors, l'artiste hallucinait après avoir reçu un coup sur la tête.
Mais des clapotis confirmèrent ses paroles. Evannah se figea et guetta le moindre bruit pour identifier le nouveau venu. Des murmures s’élevèrent bientôt, lui indiquant qu’un groupe de créatures intelligentes tournaient autour de Clya. Tremblante, la jeune fille se redressa pour saisir quelques mots, mais le Marionnettiste lui fit signe de ne pas bouger. Même si elle voulait lui désobéir, elle resta immobile. Les pas se rapprochaient d’eux et quelqu’un montait sur la machine pour aller à leur rencontre.
Deux mains se posèrent sur le bord de la fenêtre. L’une était aussi blanche qu’un nuage, l’autre n’était que d’os. Puis apparut la tête d’une jeune femme aux cornes ondulées. Cerné d’une tresse qui descendait sous son menton, son visage anguleux affichait la surprise.
Evannah et elle se figèrent, absorbées par le regard de l’une et de l’autre. L’expression dure de l’étrangère fondit devant la peur de l’humaine. Telles deux lunes argentées dans un ciel blanc, ses yeux brillaient à la lueur de la lampe. Les deux filles restèrent silencieuses, piégées dans cet instant qui paraissait durer une éternité. Mais Evannah finit par baisser la tête vers son pendentif, une étoile lumineuse à huit branches qui fut cachée par la main de chair de l’inconnue.
– Toi ! Ne la touche pas ! hurla le Marionnettiste d’une voix affolée qui les fit sursauter.
Les trois queues de la nouvelle venue se dressèrent de surprise.
– Non, je ne vous veux aucun mal ! se défendit la fille blanche.
– Je n’en sais rien ! Tu es une damorial et tu es peut-être là pour nous piller !
– Les humains sont donc tous aussi fermés d’esprit ?
– Il est juste nerveux, l’excusa Evannah. On est tombés de Cano'orah et l’on a subi une chute très violente.
– Je vois ça, tu es dans un sale état. Et l’on a entendu la machine tomber et hurler du bout du tunnel.
Alors qu’elle allait demander qui étaient les personnes qui l’accompagnaient, Evannah aperçut deux mains d’os plus petites que celles de la damorial se poser sur le bord. Une fillette à la peau orange surgit et salua les étrangers. Ses cheveux cannelle étaient attachés avec un gros ruban bleu et dévoilait ses oreilles pointues ainsi que la racine de ses cornes d’antilope. Quelques mèches s’échappaient pour frôler ses épaules dénudées. Cette vision fit grelotter Evannah. Les yeux ambrés de l’enfant reflétaient l’espièglerie.
Une odeur de fleur chatouilla les narines de l’humaine. De la lavande, peut-être ? Un parfum de lilas vint s’en mêler. Elles communiquent, pensa la jeune fille. Mais que peuvent-elles bien dire sur nous ? Evannah ne saurait dire ce que leur langage exprimait. Une dispute ? Un complot ? Les damorials cessèrent de parler quand elles lurent l’inquiétude sur le visage de la blessée.
– On se demandait pourquoi vous êtes ici, expliqua l’enfant orange. C’est bizarre de voir deux humains dans Ibyulis.
– Ce n’est pas bizarre de voir deux damorials, peut-être ? rétorqua le Marionnettiste, méfiant.
– Calmez-vous, ordonna Evannah avec douceur. Je pense qu’elles sont là pour nous aider. Vous n’avez pas trop eu mal, d’ailleurs ?
– Oui, je suis un solide, ne t’en fais pas ! Oh, je suis vraiment désolé pour ta tête…
– On n’habite pas loin et l’on connaît quelqu’un qui pourra vous soigner, les rassura la petite.
– Il y a une cité, par ici ?
– Oui, elle accueille les exilés des mondes.
Evannah attrapa un des tissus qui jonchaient la vitre et tamponna sa bosse. Elle grimaça au contact mouillé sur sa plaie.
– Je veux bien vous suivre, déclara-t-elle en considérant le sang sur l’étoffe.
– Bien, allons-y ! s’écria l’enfant, ravie.
– Attends, nous ne savons rien d’eux ! intervint l’autre damorial.
Elle força la fillette à la regarder dans les yeux. Le bras d’os de cette dernière désigna les deux étrangers. L’odeur de fleurs emplit de nouveau le nez d’Evannah qui comprit cette fois que les deux inconnues débattaient pour les emmener dans la cité.
– Écoutez, nous ne vous voulons aucun mal, se défendit-elle. Je m’appelle Evannah et lui, c’est le Marionnettiste.
Les damorials se tournèrent vers eux. Le regard suspicieux de la plus âgée scrutait tour à tour les humains. L’enfant orange trancha :
– Nous n’allons pas les abandonner. Datraël serait en colère si on les laisse partir. Il faut d’abord qu’on te sorte d’ici, Evannah. Tu as besoin d’aide, Marionnettiste ?
– Un coup de main ne lui fera pas de mal, répondit le créateur, souriant. Merci de bien vouloir nous aider, mes jolies !
– « Mesdames » serait plus approprié, le corrigea sèchement la fille blanche en levant les yeux au ciel.
Evannah approuva d’un signe de tête, gênée par la familiarité dont faisait preuve le vagabond. La damorial entra dans Clya, suivie de la plus petite. Elles portèrent doucement l’humaine qui retint un cri de douleur à cause de son dos. Elles la passèrent au Marionnettiste qui la déposa contre un rocher. Avec elles, il poussa son véhicule pour le relever. Sous les encouragements de son maître, la machine s’aida de ses pattes et se redressa dans un fracas assourdissant. Le créateur rattrapa quelques objets qui s’échappèrent. Lui et les deux filles rangèrent l’intérieur et jetèrent les débris, au plus grand regret de l'artiste.
Une fois Clya remis à neuf, Evannah fut portée et allongée près du coffre. Tout le monde monta à bord, excepté l’enfant orange.
– Je vais vous montrer le chemin, déclara-t-elle en se précipitant à l’avant.
Heureuse d’être la meneuse, ses trois queues squelettiques s’agitaient. Le Marionnettiste remarqua que sa colonne vertébrale ressortait et se logeait bien sagement au niveau de sa nuque. Hormis ces parties du corps et son bras, le reste était de chair.
La machine avança au rythme de la fillette. La petite indiqua la direction et assura qu’il n’y avait pas d’obstacles sur la route.
L’intérieur était plongé dans les ténèbres. La damorial plus âgée brillait d’une faible lueur. Vêtue de noir, seuls son visage et sa longue tresse apparaissaient. Ses trois queues d’os reposaient devant ses pieds. Malgré l’air soucieux qu’elle montrait, sa clarté apaisait Evannah qui ne l’avait pas quittée du regard. La fille blanche sentit qu’elle la dévisageait, ce qui la dérangeait.
– Il y a un problème ? demanda-t-elle, sans faire preuve d’agressivité.
– Euh… non… je… mes yeux se sont posés sur la seule source de lumière, bredouilla l’humaine, gênée. Je n’aime pas être dans le noir.
– Tu as de la chance que je sois une Enfant-Cristal !
Evannah resta bouche bée.
– Tu n’as jamais dû en voir dans Mitrisiane. Ils n’ont pas le droit à la vie là-bas, n’est-ce pas ?
– Non. Comme tout Nébulien considéré comme dangereux.
– Lesquels ne sont pas dangereux ?
– Ceux qui se soumettent au système. Ceux qu’on arrive à modifier.
– Tu es Nébulienne ?
– Non.
Elle l’était. Mais elle ne l'acceptait toujours pas. À chaque fois qu’elle repensait à ses filaments d’âme, elle avait l’impression d’avoir échangé son esprit avec un inconnu.
– Mais qu’est-ce que tu fais là, alors ? s’étonna la damorial.
– C’est compliqué, répondit Evannah.
– Chaque histoire est compliquée, ici. Mais tu seras obligée d’en parler à Datraël, notre cheffe – en quelque sorte. Elle surveille les moindres allées et venues.
– Tu as toujours vécu ici ? Enfin, après Camoren, je veux dire.
– Non.
La fille blanche se ferma et Evannah regretta d’avoir été indiscrète. Camoren était le monde d’origine des damorials, détruit par les protecteurs de l’Arbre Synoradel. Peut-être l’avait-elle connu ? La catastrophe n’était pas si vieille et la damorial était adulte. Mille questions foisonnaient dans la tête d’Evannah. Elle souhaitait vraiment les poser, mais c’était un sujet bien trop sensible.
– Et… comment tu t’appelles ? demanda-t-elle.
– Lyzel.
– Et ta petite sœur ?
La fille blanche la fixa, étonnée. Elle rit et rectifia, amusée :
– Ce n’est pas ma sœur ! On ne se ressemble pas du tout ! Nous n’avons aucun lien. Elle s’appelle Ééda.
Evannah sourit et ne l’interrogea pas davantage. Elle voyait bien que Lyzel ne voulait pas en dire plus sur elle.
Le vent hurlait de plus en plus dans le tunnel. Evannah enleva son manteau et se couvrit de draps. Mais à cause de sa robe et de ses chaussettes qui étaient encore mouillées, ce n’était pas suffisant. Ses tremblements se calmèrent néanmoins, mais sa fièvre et sa douleur persistaient.
La jeune fille tenta de détourner les yeux de Lyzel, mais ils revenaient toujours sur son visage. Parfois, ils descendaient sur son pendentif qui brillait bien plus fort que son corps. Des nuées bougeaient avec lenteur dans ce cristal. Mais même sur cet objet, il lui était interdit d’y poser son regard. La damorial l’avait cachée et sa réaction intriguait Evannah qui n’osait plus lui adresser la parole. De temps à autre, elle fixait ses cornes qui ondoyaient vers l’arrière de son crâne.
Le silence régnait entre elles. Mais Ééda et le Marionnettiste étaient plus bavards et semblaient parler comme s’ils se connaissaient depuis longtemps.
– Y a-t-il des prédateurs, ici ? demanda l'artiste, un peu plus rassuré d’être accompagné par deux personnes qui savaient où trouver une sortie.
– Dans les tunnels, il y a des chances de croiser certaines bêtes. Il y a déjà eu de grosses attaques dans la cité, mais elles ne sont pas très fréquentes.
– Je vois.
Evannah haussa les épaules. Il n’y avait plus de raisons d’avoir peur si une créature comme Lyzel était avec eux. Fatiguée par sa mésaventure, la jeune fille resta néanmoins éveillée à cause de la douleur. Elle ferma les yeux quelques minutes et les ouvrit quand elle entendit Ééda annoncer leur arrivée.