M. Lautour, l'ami de Frère François, trouva les moyens de m'engager comme promis au sein du centre spatial à titre provisoire. Mon travail ne consistait qu'à servir des cafés, ranger les laboratoires et nettoyer les locaux en fin de journée. Au contact des scientifiques, j’y améliorai mes fondamentaux de français et commençai à acquérir quelques notions d'anglais. Quand mon vocabulaire technique fut suffisamment développé, j'assistais le bibliothécaire du centre dans le classement des documents.
M. Lautour m’hébergeait chez lui, dans une villa cossue de la banlieue de Kourou, et c'est là que je passais le reste de mon temps en attendant une éventuelle scolarisation au sein du lycée de la ville. Il avait une fille dont la beauté berce encore mes rêves les plus tendres. Elle avait les cheveux aussi noirs que l'ombre de la forêt, une bouche aussi rouge que le feu couvant sur la grève et son corps avait la souplesse du feuillage pris au vent et ses mains étaient aussi dorées que les reflets du soleil sur le fleuve. Elle s’appelait Anna, et elle s'attela, elle aussi, à m'enseigner le français quand elle revenait du lycée. Anna était un tourbillon de poésies, de chansons et de fugues, elle avait un caractère franc, passionné et déterminé. En revenant du lycée, elle laissait parler ce naturel en s'emportant après diverses classes : géographie, philosophie, littérature… Elle demandait mon avis sans l’attendre, passait d’un sujet à l’autre, se ravisait, continuait à deviser sur l'état de la Guyane, de l'Amérique latine, du monde. C'est dingue, tu trouves pas ? Elle terminait souvent ses emportements par ces mots, et moi, j'acquiesçais béatement, n'ayant de toute manière, pas assez de connaissances pour lui opposer un point de vue contraire. Tout au plus, j’évoquais les aléas de mon existence pour lui répondre et elle m’écoutait, soudainement calme, curieuse de cette vie si différente de la sienne. Les moments que je préférais en sa présence se déroulaient quand elle se mettait à jouer du piano après la classe. Du Rachmaninov, disait-elle, le concerto n°2, the Master piece ! Le piano se trouvait près d’une fenêtre surplombant le flanc d’une falaise mousseuse et anthracite, et j’avais le sentiment que la brise soufflait à Anna les notes à jouer en s'engouffrant dans le drapé des rideaux flottants à même le vide, tant sa musique était pure. La majesté de ce décor répondait à la grâce de mon amie ; et les souvenirs de ces soirées de concertos sont mes seules reliques d’un temps où je peux affirmer que ma vie fut marquée par la beauté et la félicité.
Et, Anna obtint son baccalauréat.
Et, Anna fut admise au sein de la Philharmonie de Paris.
Et, Anna dut quitter la Guyane.
Je n'ai pas de mot pour mesurer ma tristesse d'alors. Sans Anna, mes journées me paraissaient ternes et chagrines. Je me terrais dans le silence. J’arrêtai les cours de français – d’ailleurs, je n’en avais plus l’utilité vu que je pouvais le parler couramment à Kourou – je négligeai le centre de ressources et mon humeur devint désagréable. Le père d’Anna, qui avait deviné l'objet de ma peine, m'emmena plus souvent au centre, parfois contre l'avis de sa direction. Le soir venu, de retour chez M. Lautour, je reprenais mes observations vespérales et je me languissais de la musique et de la présence d’Anna. Je m’interrogeai sur le sens de mon avenir. Les souvenirs chaotiques de mon enfance me revinrent à l’esprit. Depuis que j’étais né, je n’avais jamais eu aucune prise sur ma vie. Je m’étais laissé porter par les aléas et je craignais le moment où le sort ne me sourirait plus…
Ce jour ne tarda pas à se manifester. Le lycée dans lequel j'attendais d’être scolarisé, refusa de m'accepter parmi ses élèves. Quelques jours plus tard, je reçus un courrier des autorités françaises. J'étais sommé de quitter la Guyane si je ne trouvais pas d'emploi dans l’immédiat. Tous mes espoirs reposaient sur mes employeurs d’alors, j'exprimai le vœu d'y obtenir une activité plus régulière et salariée et ils me convoquèrent quelques jours plus tard dans le bureau clinique des ressources humaines. M. Lautour était présent et je voyais sa mine désolée, ses épaules voutées, ses bras ballants m’exprimer toutes les excuses du monde pour ce qui allait se produire. Ma candidature avait été perçue avec une forme d’opportunisme effronté. Le centre spatial avait eu la bonté de m’accepter le temps que je reprenne des études et que j’obtienne des diplômes ; maintenant qu’il était certain que cela ne se produirait jamais, j’étais à nouveau devenu un réfugié clandestin, ils ne pouvaient plus rien faire à mon sujet. Ils poursuivirent par un bilan de mon activité au sein du centre et je vécus rarement pareille violence car, depuis ce jour-là, je n’ai plus jamais mis le pied dans un tribunal. Après cet entretien, ils m'ordonnèrent de quitter les lieux sur-le-champs et M. Lautour tint à m’accompagner. Il me proposa de rester chez lui, il trouverait autre chose, pour moi, ailleurs. J’acceptai seulement son invitation avec l’idée de m’en aller sans adieu. Je savais que mon hôte ne m'aurait jamais laissé partir et la seule idée de me morfondre dans le lieu même où j’avais rencontré Anna, m'était très inconfortable. Dès que mon bienfaiteur relâcha l’attention, je rassemblai le peu d’affaires que j’avais et tentai d'écrire quelques mots sans y parvenir. Je claquai la porte et pris le premier bus en direction de Cayenne.
***
J’entrai au service d’un orpailleur clandestin. À l’entendre, l’Amazonie était gorgée d’or et il fallait être fou pour passer à côté de telles richesses. Il me proposa de vendre quelques pépites sur les marchés noirs du sous-continent et grâce aux langues que je parlais, cela me fut une tâche facile. Pour extraire le métal doré, il fallait creuser des mines au beau milieu de la forêt. Cela obligeait les hommes à abattre toute la végétation pouvant les gêner : palétuviers blancs, acajous, ébènes etc. J'appris plus tard que le lit des rivières était pollué par le mercure, et que les orpailleurs n’étaient pas étrangers à ce désastre. Les pacoussines, les yayas, les anguilles disparaissaient à vue d’œil et, de fait, les autochtones vivant sur place n’eurent bientôt plus rien pour se nourrir et durent migrer vers les villes de la côte pour survivre. Le commerce de ce seul homme rendait tout un territoire hostile à la vie et il n'y avait rien à faire contre cela ; ses exploitations étaient pareilles à des paillettes d’or dans l’immensité de la forêt.
J’eus beaucoup de peine à dissimuler mon malaise et au bout de quelques semaines, je formulai la volonté de quitter le monde des orpailleurs. Seulement, personne ne vous laisse sortir de la clandestinité de cette façon ; ou bien le patron vous tue, ou bien il vous affecte ailleurs pour des tâches plus ingrates. Le mien me proposa de prendre part à son trafic d’armes. Ma mission était simple : les cargaisons arrivaient sur divers points de chute disséminés çà et là dans les villes, dans les ports, dans les montagnes… Je devais m’occuper de vérifier la marchandise, de réaliser des inventaires, de récupérer certaines recettes et de lui transmettre le tout. Je parcourus des milliers de kilomètres de cette façon, j’étoffai un carnet d’adresses, je m’installai dans le narcotrafic. J'étais efficace, je gagnai vite la confiance de mes clients et bientôt, j'assurai la gestion d'un secteur entier. J’armais des guérillas marxistes et dans le même temps, pour élargir mon marché, je pactisais aussi avec les autorités libérales et conservatrices pour révéler l’emplacement de certains campements. Parfois, je dégoupillais quelques grenades juste après la livraison et je contemplais quelques minutes plus tard le panache de fumée se dégageant de la canopée et j’imaginais le sol couvert de suie, les drapeaux rouges calcinés, les corps déchiquetés dans un théâtre dévasté par le souffle de l’explosion. Quand cela pouvait se faire, je piégeais les voitures de hauts gradés des armées légitimes. Ici, mes manigances avaient un écho médiatique, et je prenais connaissance de leur ampleur dans les journaux du lendemain. Les scrupules pour la mort de ces hommes m’étaient étrangers, ils avaient choisi la conquête d’un idéal qui les dépassaient et dans ces combats, mon enfance errante, les brasiers d’Amazonie, mon kapokier, l'écosystème de Guyane n’avaient rien décidé de tel : ils étaient emportés dans le flot d’un feu fou et je rendais justice, croyé-je alors, en anéantissant ceux qui alimentaient cet incendie. Tantôt, je participais au coup d’état d’Hugo Chavez au Venezuela, tantôt j’assurais la lutte contre les FARC en Colombie. Ce double-jeu, je dois le reconnaître, me profitait. Les conflits entre milices marxistes et autorités soutenues par Washington, s’enlisaient et je n’étais pas étranger à ce statu-quo. Et puis comme tous les barons du commerce noir, mon commanditaire tomba en disgrâce. Son réseau implosa, les équilibres se bousculèrent : je dus fuir.
***
Je tentai alors de poursuivre mes activités seul en Afrique subsaharienne. J'y acheminais et des armes, et de la drogue. La marchandise transitait par avions clandestins, ils atterrissaient en plein milieu du désert, jamais au même endroit. Je me déplaçais la nuit entre Tombouctou et Tamanrasset, de la Mauritanie jusqu’au Tchad, en m’orientant grâce au ciel. Mes clients étaient Touaregs, passeurs, terroristes… Je n’étais pas le seul à convoiter ce marché et des marchands d’armes russes tenaient également à y prendre leur part. Leur appétit les poussait à menacer ma vie. En réponse, je n’hésitais pas à exécuter plusieurs de leurs chefs et je suis certain qu’il existe encore quelques rancunes à mon égard parmi les mafias de Moscou.
J’arrêtai ce trafic après un nouveau carnage. Mes amitiés avec quelques notables Touaregs m’avaient permis d’accéder un jour aux bibliothèques de Tombouctou, non loin de mausolées centenaires. Le fonds de la bibliothèque en rouleaux de papyrus, écrits en arabe ancien, m’avait émerveillés et je restai parfois des heures à les contempler dans l’obscurité. Malgré mes activités, j’étais toujours un individu intrigué et respectueux du savoir. Mes parents avaient posé les premiers jalons, suivis de Frère François, de M. Lautour et d’Anna ; et qu’importe l’orpaillage, les armes, la drogue, rien n’avait ébranlé mon goût pour la connaissance. Alors, quand les milices islamistes prirent comme premières cibles les bibliothèques et les mausolées dans leur triste conquête du Sahel, je reconnus mes armes entre leurs mains et l’émotion qui m’assaillit fut semblable au déchirement d’une grenade à fragmentation au milieu de mes côtes. Je faisais partie des responsables de ce crime, j’avais davantage nourri la folie des hommes dans ses pulsions autodestructrices que je ne l’avais combattue ; le déni est un mirage dans la divagation de la pensée. Anéanti, j’abandonnai marchandises et clients en Afrique et rentrai au Brésil où j’avais toujours un passeport. Repenti de mes crimes, anonyme, j’y prenais un poste de négociant chez un grossiste de viande bovine. J’avais pour dessein d’économiser suffisamment d’argent en vue de me rendre en France et de retrouver Anna.
Ce projet ne se réalisa jamais. Mes antécédents me rattrapèrent : un homme au regard sombre et aux cheveux grisonnants se présenta un jour devant ma porte, il avait une chemine sans rabat sous le bras. À l’intérieur : des photographies, des rapports de police, des récépissés, en bref, des preuves de mes activités illégales. Ce n’était pas un journaliste, ce n’était pas un policier, ce n’était pas un juge. Cet inconnu n’était pas venu me soutirer de l’argent. Cet homme était chasseur de tête. Il avait déniché mes talents et les avaient soumis à l’un de ses clients au Mexique. Par ces mots, il fallait comprendre que j’étais d’ores et déjà à son service. Je n’émis nullement l’hypothèse de refuser cette offre, le dossier posé sur la table de ma salle à manger suffisait à me dire qu’il s’agissait d’un enrôlement. Depuis ce jour, je vis dans ce pays et je travaille pour ce commanditaire. C'est un homme vulgaire, cruel et sanguinaire et c’est vers lui que je vous emmène. Quiconque provoque la colère d’El Atormentador risque ou bien une mutilation, ou bien une amputation, ou bien la mort, ou bien quel qu’autre châtiment dont il aura le loisir de se délecter. Vous comprenez désormais pourquoi je me considère aussi prisonnier que vous dans cette histoire. Je n’ai qu’un seul souhait : échapper à sa vigilance, reconstruire ma vie ailleurs, et retrouver Anna si elle est toujours de ce monde.
Voilà pour te répondre, Roger. Voici la vie de Cánimo : trafiquant, proxénète, assassin, et tout autant : polyglotte, esthète, érudit.