Chapitre VII - Ira furor brevis est

Au pas de course, le régiment de Gardiens s'engouffra dans les tunnels.

-Allez, allez ! On se grouille ! houspillait Jandrin.

Leur harnachement et leurs armes cliquetaient en choeur, parfaitement coordonnés. Tous identiques sous leurs casques et leur armure, leur arme à la main, ils empruntèrent en file indienne la galerie que leur indiquaient des Nourriciers inquiets en tunique tachée de terre. Aucun d'entre eux ne portait de torches ; des lanternes de verre remplies de pierres phosphorescentes éclairaient l'endroit. A mesure qu'ils avançaient, des secousses de plus en plus fortes les balançaient sur leurs supports et résonnaient dans les couloirs.

Mathilde cligna des yeux pour chasser une goutte de sueur qui coulait dans son casque. Un peu d'action lui ferait le plus grand bien. L'inaction lui rongeait les nerfs comme une chenille en colère, elle croyait voir la dryade et son sourire moqueur derrière chaque coin de mur. Même si elle détestait que des monstres attaquent sa ville, au fond, avoir un prétexte pour taper sur autre chose qu'un mannequin d'entraînement la ravissait. Elle serra sa main gantée sur la poignée, entendant les cris de ses camarades des rangs précédents.

Le régiment déboula dans une large chambre souterraine, ronde et voûtée, éclairée par des lanternes à pierres. Un pan entier de la paroi du fond manquait, et dans l'orifice effondré, une immense créature noire et serpentiforme se tortillait furieusement. Agressé par la lumière et sans doute par les cris des Nourriciers qui s'enfuyaient, son corps musculeux frappait à l'aveugle autour de lui. Des pluies de terre et de pierres tombaient du plafond creusé à chaque secousse.

-En éventail ! hurla Jandrin pour convrir les grondements de la terre et le crissement agacé du ver en faisant de grands signes avec son épée. Faites à attention à vous !

Mathilde se déploya vers la gauche avec ses camarades, prête à frapper. Les convulsions imprévisibles du monstre renversaient à terre ceux qui s'approchaient de trop près. On aurait dit un enfant énervé contre ses petits soldats de plomb. Derrière Mathilde, les rangs grossissaient. Jandrin attendit que tous soient positionnés pour répéter plusieurs fois :

-A l'assaut ! Visez la tête !

Bien qu'elle ne possède pas d'yeux, la tête du monstre comportait une bouche munie non pas de dents, mais de lèvres cornées et ressemblait à celle d'une anguille. Les premiers rangs se jetèrent sur lui. La jeune Gardienne resta figée sur place, la gorge sèche. Les coups l'atteignaient, mais il ne saignait pas, sa peau écailleuse ne laissant pas voir de plaie. En revanche, il réagissait aussitôt, en expédiant en l'air les responsables d'un sursaut. Des hurlements et des fracas de métal s'ajoutèrent au bruit ambiant. Par-dessus le chaos, Mathilde capta le regard sévère de Jandrin qui avait repéré son immobilité. Elle déglutit et rassembla ses forces. Cette chose attaquait les cultures de sa ville, elle devait les défendre. Pour le père Abbé et le Saint Fondateur.

Elle leva son épée et s'élança en avant au moment où la tête aveugle repassait devant elle. Le choc lui donna l'impression d'avoir frappé un tronc d'arbre. Un tronc d'arbre qui lui serait rentré dans le ventre la seconde d'après, la vidant de son souffle comme on presse un citron et la soulevant du sol pour la jeter contre la paroi. Mathilde heurta le mur dans un craquement douloureux et retomba au sol comme un sac de pavés, roulant dans les champignons bien alignés.

Elle hoqueta plusieurs fois sans réussir à reprendre une inspiration, le nez dans la terre. Est-ce qu'elle s'était cassé quelque chose ? Elle se redressa sur ses bras. Son dos lui faisait atrocement mal, mais tous ses membres fonctionnaient. Où avait atterri son épée ? Tourner la tête faisait un mal de chien. Ses poumons fonctionnaient de nouveau ; elle en profita pour cracher la terre qu'elle avait sur la langue et se mettre à genoux. Le choc d'un camarade soldat jeté en travers de son dos la renvoya aussi sec à terre. Dans un geignement plaintif, son fardeau roula sur le côté, lui permettant de se dégager. Au moins, il vivait. Mathilde rampa à quatre pattes jusqu'à son épée, quelques pas plus loin. Les crissements aigus du monstre saturaient l'air. L'écuyère se leva prudemment, constata que ses jambes la soutenaient et évalua les dégâts. Le trou s'agrandissait, une partie des effectifs avaient été balayés. L'autre continuait courageusement ses assauts sous la férule du commandeur ; plusieurs lames avaient réussi à percer la bouche de la créature, dont une restait fichée dans son palais. Ses mouvements erratiques commençaient d'ailleurs à faiblir.

Retrouvant peu à peu équilibre et assurance, Mathilde repoussa son casque en place sur son front et se prépara à frapper. Elle ne put calculer son coup bien longtemps ; le serpent essayait de l'attraper entre ses mâchoires. Elle interposa sa lame par réflexe, qui fut saisie, arrachée de ses mains et jetée au loin. Désarmée, la jeune femme sentit son coeur gonfler et battre contre sa cage thoracique encore douloureuse. Heureusement, d'autres Gardiens occupaient pour l'instant l'attention.

-Mathilde !

Reconnaissant la voix de Constant, elle tourna la tête. L'écuyer asticotait la bête au niveau de son cou, à l'extrémité des plaques qui fortifiaient son crâne. Les mâchoires claquaient sans parvenir à le saisir. Comprenant l'opportunité, elle se jeta vers lui sans réfléchir et ferma sa main sur la poignée de l'épée plantée dans la gueule monstrueuse. Elle s'attendait à l'arracher et fut surprise par la résistance du fer. Un mouvement de l'animal l'entraîna en avant, la soulevant presque du sol, et ce fut son poids qui, dans un son écoeurant de chair déchirée, extirpa la lame de la tête aveugle. Elle retomba en arrière pendant que le sifflement s'intensifiait avec une note de douleur. Après quelques contorsions, l'immense corps noir se courba et Mathilde, le souffle court, mit plusieurs secondes à comprendre qu'il faisait demi-tour. De la terre s'écoulait derrière lui à mesure qu'il disparaissait dans les profondeurs, laissant des soldats sonnés, une salle ravagée et un silence apaisant.

Jandrin reprit aussitôt son ton de commandement.

-Allez chercher les blessés et remontez-les ! Et informez les Nourriciers. Je veux une évaluation des dégâts et qu'on comble ce trou le plus vite possible. Personne d'autre ne rentre ici. Que quelqu'un appelle les Sauveurs.

Constant tendit une main à Mathilde pour la relever.

-Bien joué.

-C'était ton idée, protesta la jeune femme. 

Elle enleva son casque. Il ne semblait pas blessé, en tout cas pas plus qu'elle.

-Au boulot, écuyer Constant, écuyère Mathilde ! beugla le commandeur. 

Raidis au garde-à-vous, ils acquiescèrent d'un même geste avant de se porter au secours des blessés.

 

Le régiment remonta à la surface sous les acclamations des Nourriciers. Couverts de terre, contusionnés, épuisés, mais triomphants, les Gardiens remerciaient à grands gestes leurs concitoyens pour leur soutien. Ils portaient des blessés plus ou moins graves, devant lesquels on s'écartait avec respect. Des Sauveurs, reconnaissables à leur crâne rasé, se précipitaient vers eux avec des civières. Mathilde soutenait par l'épaule une chevalière incapable de marcher, qu'elle remit entre leurs mains au grand soulagement de ses bras douloureux.

Le soleil se couchait, loin au-delà des remparts de Sauvegarde. L'écuyère s'étira, les muscles ankylosés. Elle avait encore failli rester paralysée par la peur, là-dessous. Si Jandrin ne l'avait pas surveillée, elle n'aurait peut-être jamais osé frapper ce monstre.

-C'était quoi, d'ailleurs ? demanda-t-elle à son collègue le plus proche.

Vildoric ressemblait à un écureuil, avec ses yeux ronds, ses cheveux ébouriffés coupés comme elle au carré et ses doigts toujours en mouvement.

-Un minhocão. Saloperie ça, pour sûr. Ca creuse sous la Forêt au hasard, doit y avoir des kilomètres de galeries derrière celui-là, et ça bouffe les racines, les charognes, un peu de tout.

-Il reviendra pas, alors ?

-Il est arrivé là à l'aveugle, j'espère qu'on lui a foutu une bonne trouille et qu'il évitera le secteur.

Elle hocha la tête, pensive. Vildoric lui tapota l'épaule.

-Tu t'es bien battue.

-Pas assez, rétorqua aussitôt l'écuyère.

Je ne me battrai jamais assez pour compenser ma lâcheté. La peur me pétrifie alors que je devrais me sacrifier pour Sauvegarde. 

Elle leva les yeux vers l'Abbaye.

Que notre Saint Fondateur pardonne ma faiblesse et me donne la ferveur nécessaire pour abattre mon épée sur tous nos ennemis.

Qu'il allume la Lumière sur moi et guide mon Acier dans le combat.

Mon âme doit être ferme et ma volonté sûre.

Ab silvis nos amolimur.

Elle fit le geste de prière, le cercle avec les mains jointes. Constant approcha à ce moment avec une Sauveuse âgée aux traits tirés.

-Est-ce que vous pourriez examiner Mathilde ? Elle a été jetée contre une paroi.

-Je vais bien, se défendit la Gardienne. 

-Alors de quoi t'as peur ? ironisa l'écuyer.

De mauvaise grâce, elle retira sa cuirasse métallique pour se laisser palper et ausculter. Il y avait une douleur lancinante dans son flanc gauche, dans son dos, et une crispation dans sa mâchoire. Le passage des doigts de la Sauveuse au niveau de ses côtes la fit se tendre et grogner.

-C'est douloureux ? Mmmh, respirez profondément ?

Mathilde obéit, sans remarquer quoi que ce soit de plus.

-On dirait que rien n'est cassé. Vous allez avoir un gros hématome, voilà tout. Sans doute plusieurs.

Après quelques tests, la Sauveuse conclut à une élongation du bras qui avait tenu l'épée. Elle lui prescrivit d'appliquer quelque chose de froid et du repos, conseil accueilli par un reniflement d'incrédulité de Mathilde.

-Merci, soeur Sauveuse. Il y a sûrement des blessés plus graves que moi qui nécessitent votre aide.

-Que l'Acier vous fortifie et que la Lumière vous éclaire.

-Vous aussi.

Avec un soupir, la Gardienne commença à traîner ses pieds vers la caserne avec l'impression qu'ils devenaient à chaque pas plus lourds. Cependant, par réflexe, elle se redressa au bruit de la marche militaire d'un escadron venant du bas de la rue. Une patrouille revenait de la Forêt. Mathilde attendit qu'ils montent jusqu'à son niveau.

-Bonjour, commandeur ! Que l'Acier vous fortifie. Les nouvelles sont bonnes ? Ici, un minhocão vient d'attaquer.

-Un minhocão ?! Tout va bien ? demanda le commandeur Thérèse. 

-Il est reparti. Plusieurs camarades sont blessés, des Nourriciers aussi, et une partie de la salle s'est effondrée, mais pas de morts.

-Nous avons affronté et vaincu quelques korrigans, rien de difficile. Mais nous avons aperçu une dryade, qui heureusement est restée à distance.

Le sang de Mathilde se figea et un éclat vacilla dans son oeil. 

-Une dryade ? Où ça ? Comment ?

-Une dryade claire, mais j'en ai pas vu plus. On l'a aperçue près de la zone brûlée, descendant vers le Sud.

La jeune guerrière prit une profonde inspiration. Un signe du Fondateur. Demain, elle partirait en chasse.

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Solamades
Posté le 04/11/2024
Il est temps, la deuxième confrontation va bientôt avoir lieu !
Il ne me reste plus qu’à demander… quand vient la suite ! Haha.
Merci pour cette lecture et à bientôt !
Aramandra
Posté le 10/11/2024
Je travaille sur le prochain chapitre ! Avec plaisir ^^
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