- Alors, Roger, racontez-moi un peu de vos aventures ?
Et Roger raconta comment il était devenu gangster à Chicago, comment il avait intégré le narcotrafic mexicain, comment il avait travaillé pour la finance souterraine des paradis fiscaux et comment tout cela n’avait servi qu’un seul but : se venger du père de sa bienaimée Bernadette, à Hong-Kong, où il avait obtenu l’appui de la mafia locale grâce à l’expertise de Cánimo après un recrutement méticuleux. Tout cela était très bien romancé, tenait debout car, dans chaque épisode, Roger avait pris le soin d’y intégrer une part de vérité. Dans le compartiment du transsibérien qui l'amenait à Moscou, son vis-à-vis, Igor Petrov l'écoutait attentivement, l'interrompant rarement et avec précaution en vue d'obtenir une précision, un détail dont il se souciait de temps à autre. Au fur et à mesure que Roger avançait dans son récit, l'intermédiaire russe se félicitait de plus en plus d'avoir accepté la proposition de ses connaissances à Hong-Kong ; cet Américain avait résisté à une dérivation de plusieurs semaines dans le Pacifique, survécu à une catastrophe nucléaire et abouti une cavale de plusieurs mois en Chine ; cet enrôlement – puisque c'en était un – était une aubaine pour ses services et ce déplacement de dernière minute à Pékin méritait largement les contretemps induits de ces dernières semaines !
Lorsque Roger et Cánimo furent déposé devant l’ambassade de Russie par le véhicule affrété par le gouvernement chinois, ils avaient marqué une certaine surprise. Ils furent accueillis par le chef des services de renseignement en personne : Igor Petrov. Ce dernier n'avait pas manqué, de les féliciter pour leur opération délicate lors du concours de Miss Univers : attenter jusqu’à la personne physique du vice-président des États-Unis sans se retrouver captif, réclamait un haut niveau de sang-froid et de préparation, un véritable savoir-faire, une dextérité chirurgicale, vraiment cela méritait tous les éloges possibles, et d’ailleurs, il n’en avait pas taris…
Cánimo, lorsqu’il eut compris qu’il s’agissait de trouver refuge au sein de l'ambassade de Russie, avait montré un enthousiasme contenu et quand Igor Petrov les eut invités à passer la nuit à l’ambassade avant de prendre le départ pour Moscou dès le lendemain, le Chilien avait tout de suite cherché à temporiser en demandant à prendre l’air.
Il fallut bien ces quelques heures de marche à Cánimo pour trouver les mots sur ce qui allait suivre…La mine désolée, il avait expliqué à Roger que les trafiquants d’armes russes le tenaient encore comme ennemi, sa tête était mise à prix, se rendre à Moscou était un risque trop grand pour lui et Roger avait commencé à comprendre le trouble qui habitait soudainement son compagnon de fortune. Sans qu'il ne lui posât davantage de questions, Cánimo avait détaillé petit à petit les desseins qu'il commençait à nourrir : il irait en France et peut-être y retrouverait-il Anna si le sort le voulait bien... Maintenant qu’il était libre, maintenant qu’il ne devait plus fuir ni patron, ni police, ni quelqu’autre forme d’autorité, Cánimo tenterait de s’approcher le plus proche possible de l’Europe. Au fur et à mesure que Cánimo détaillait ses projets, Roger comprit que son ami désirait voyager seul. Le constat avait été tellement clair, n' avait, à ce point, appelé aucune discussion que le jeune homme s'était senti violemment arraché d'une présence familière. En plein Pékin, il avait brûlé en larmes. Le Chilien avait répondu à ces pleurs par un sourire gêné, des yeux rougis et des joues humides, ils s'étaient enlacés longuement pour se dire Adieu. Rien n'assurait qu'ils se revissent un jour alors ils ne s'étaient rien promis : Roger encore secoué par ses sanglots avait repris la direction de l'ambassade de Russie et Cánimo était parti de l’autre côté...
- Quel dommage que votre ami n'ait pas souhaité se joindre à nous !
L’accent guttural d’Igor Petrov résonnait, sonore et lugubre, dans le compartiment en pin du transsibérien. Roger n'y répondit qu'en faisant rouler nerveusement ses molaires, l'absence de Cánimo le tourmentait affreusement, le Chilien lui avait de trop nombreuses fois sauvé la vie depuis leur rencontre ; sans ce dernier, le jeune homme se demandait comment il pourrait survivre et il ne voulait rien révéler de ce trouble.
Au fil des jours, Roger se réfugia dans un mutisme polaire et vide. Le paysage défilait lentement à travers la fenêtre du train et l'Américain était comme envouté par cette toundra infinie et ces vastes étendues blanchâtres, où la neige fondait sous l’effet de la douceur exceptionnelle du climat, où la fonte du permafrost inondait les cultures et où les rares villages qui ponctuaient la ligne de chemin de fer, semblaient avoir échappé à la course de la modernité. Cette Terre assommait le voyageur par sa longueur immaculée et l'invincible lenteur nécessaire pour la traverser. La langueur du train happait le jeune Américain dans une méditation anarchique où se confondait en une même entité le ciel et la terre, l'aube et le crépuscule, le jour et la nuit, le vrai et le faux, le sensé et l'absurde, le rêve et la réalité ; et de la même manière, il perdit toute forme de distinction entre bien et mal, bon et mauvais, vice et vertu... Il laissait libre cour à un sentiment de colère qui le consumait depuis la Chine : il reniait, désormais, ce professeur Foolish si sûr de son fait et de son rêve américain, il portait en détestation le vice-président Wonder et ses mensonges, il se construisait en victime d'un destin qui lui avait arraché et Bernadette, et Cánimo. Et comme la colère porte toujours en elle quelques chemins vers l’errance, Roger se vautra le temps de son voyage dans une idée romantique et futuriste de sa personne : il terrasserait ses ennemis, il deviendrait fort, il deviendrait grand, il se rêvait en homme puissant n’ayant plus jamais à fuir pour se cacher ; l'hypnose sibérienne nourrissait en lui cette révolte dont les murmures insidieux semblaient lui être soufflés depuis la terre.
***
Igor Petrov sut assez rapidement ce qu’il comptait faire de Roger. À peine les deux hommes furent-ils arrivés à Moscou que le chef des services de renseignement russes lui assigna un premier poste et une première mission. Elle était on-ne-peut-plus-simple : il s'agissait pour le natif de Fucker-the-Monk d'approcher un certain nombre de personnalités suspectées d'être en opposition avec le pouvoir central et pour cela, il devait se faire passer pour ce qu’il était : un Américain.
- Vous irez à leur rencontre, votre pays de naissance et votre langue vous ouvriront de nombreuses portes. Affirmez que vous êtes un activiste, que vous rêvez de révolution et de paix dans le monde... Cela devrait suffire pour obtenir leur confiance. Ils vous révèleront le fond de leur pensée. Je veux tout savoir : leurs convictions politiques, leur orientation sexuelle, leur religion, leur famille : qui sont leurs frères, qui sont leurs cousins. Faites-moi un rapport après chacun de vos échanges.
Et Roger fit preuve d’un grand zèle dans cette mission. Maintenant qu'il tenait les enseignements du professeur Foolish en exécration, il comptait bien faire entrave à tout ce qui lui ressemblait peu ou prou ; l’injonction à la prospérité, la rationalité absolue des rapports humains, l'ascension par le travail et, surtout, les libertés individuelles n'étaient que des vues de l'esprit, des illusions dont il fallait éviter les dérives. Ainsi Roger se convainquit que la rationalité corrompait la perception de la réalité. Le propre de l’honnête homme, s’était-il convaincu, résidait dans sa déférence pour le monde ancien, un monde qu’il jugeait pur. À ce titre, Roger se satisfaisait auprès de sa hiérarchie qu’il existât encore quelques pays dans le monde où les gens étaient pauvres, où ils avaient froid, et où ils portaient des chapeaux gris et des manteaux à fermeture-éclair, et où il n’existait aucune chance d’amélioration de leur condition de vie, car c’était ce que leur bon Roi avait décidé pour eux. Le monarque avait l'honnêteté de dire à ce peuple qu'il était né dans le despote et le désœuvrement et que cet état de fait ne changerait jamais. Quel beau pays que la Russie ! Au sein de l’état major, les supérieurs se flattaient d’une telle admiration de la part d’un étranger pour leur patrie mais ils assurèrent que la monarchie n’avait pas été rétablie après le communisme, ce qui ne manqua pas de surprendre la nouvelle recrue. Quelle était donc cette Cour au Kremlin ? Et ce chef suprême ? Et ce culte de la personnalité ? Et ces camps de travail, en Sibérie, où l'on emprisonnait les opposants politiques ? Alors pour le rassurer, ils lui expliquèrent que le peuple était encore attaché à quelques reliquats du communisme. Afin de le ménager, le pouvoir avait procédé par étape : le parti unique se nommait Russie Unie, le chef suprême était président d'un pays et non, premier secrétaire d'un parti, le culte de la personnalité avait été remplacé par du marketting politique et les goulags avaient été rénovés en centre de soins psychiatriques. Cela changeait tout, voyez-vous... Roger écoutait doctement et il était ravi d'apprendre comment le simple fait de changer le nom des choses pouvait à ce point améliorer la vie des gens.
***
Et dans cette vénération qu’il portait au passé, le jeune homme satisfaisait plus que nécessaire les exigences d’Igor Petrov. Il lui livra des homosexuels car seuls les hommes et les femmes pouvaient s'accoupler, des Tchétchènes car, en Russie, le christianisme orthodoxe était la seule religion admise par l’État, des féministes car il était sûr que l'homme était physiquement supérieur à la femme, des militants des droits de l'homme car ils perturbaient la vie de l’État et prétendaient complexifier davantage encore les lois du pays, des écologistes car la culture des hommes était supérieure aux lois de la nature. Il faisait cela sans ménagement avec toute l’efficacité connue des sévices russes en la matière. Dans ce système, Roger se contentait de donner des noms, les arrestations étaient à la charge d’un autre service, et c’est cela, certainement, qui empêchait au jeune homme de comprendre les horreurs qu’il était en train de commettre.
Il se rendait régulièrement au bureau d’Igor Petrov. Ce dernier l’invitait à approfondir quelques investigations, à préciser l'objet de certaines missions et, comme ces entretiens s'éternisaient, ils bavardaient de temps à autre sur l'état du pays, l'actualité internationale, la place de la Russie dans le monde. Le chef des services de renseignement appréciait cette compagnie et Roger y voyait un nouveau mentor, un moyen de reconstruire sa vision du monde ; un monde segmenté par ses territoires et ses drapeaux, ses rois et des chefs naturels, nécessairement conflictuel, un monde uni à ses racines, à ses origines.
Un jour, Petrov informa Roger qu’un événement d'ampleur planétaire allait bientôt requérir tout son professionnalisme. La Russie accueillait le mondial de football, et, à cette occasion, Moscou était devenu le centre de plusieurs soirées de gala entre ambassadeurs, représentants du ballon rond et toute l’oligarchie nationale. L'une de ces soirées se déroulerait dans peu de temps, il s'agissait d'un concert de musique classique où une pianiste française de grande renommée, connue pour sa maîtrise des grands classiques russes, devait se produire. Roger entrait en jeu à ce moment-là, il s'agissait pour lui d'assurer la sécurité de la musicienne et de lui tenir bonne compagnie ; Igor Petrov avait besoin d'un homme de confiance et à défaut d'un parfait francophone dans ses équipes, un parfait anglophone faisait amplement l'affaire. Roger qui n'avait que de vagues connaissances en musique, accepta, dubitatif ; lui qui avait livré quelques artistes aux griffes de Petrov, devait maintenant suivre l'ordre d'en protéger une. Son supérieur lui remit une chemise dans laquelle il trouverait toutes les informations utiles à son sujet : la pianiste avait grandi en Guyane avant de poursuivre de brillantes études en métropole et elle s'était fait connaître pour une interprétation généreuse du concerto n°2 de Rachmaninov, elle avait parcouru le monde, provoqué des standing ovations dans de nombreuses philharmonies et chacun s’accordait à dire qu’il s’agissait d’une des artistes les plus talentueuses de sa génération.
Cette fameuse musicienne répondait au nom d’Anna Bivarot.