Malgré la mauvaise nuit qu’elle avait passée à se retourner, Evannah était étonnée de se sentir en pleine forme. Les lumières blanches l’éblouirent. Le jour commençait seulement à poindre. Saphir n’était plus devant l’entrée et s’était assis un peu plus loin, le museau vers le ciel. À l’extérieur, Iuka dormait contre le flanc de Foudre Bleue. Le lépokyr leva la tête lorsqu’Evannah sortit à quatre pattes.
La forêt se réveillait en douceur. Quelques fénékos prirent place sur les bords, ignorant les étrangers en-dessous d’eux.
La jeune fille s’approcha de Saphir qui fixait encore la cime des arbres.
– Je n’aurais jamais pensé traverser autant de mondes en si peu de jours, dit-il, rêveur. Je l’ai espéré depuis mon enfance et c’était une des raisons pour laquelle je voulais quitter Ibyulis.
– Je l’ai souhaité aussi, confia Evannah. Dommage que ce soit dans une telle situation. Mais mon monde semble si fade à côté de tous ces paysages.
– Tu n’y retourneras pas, n’est-ce pas ?
– Non.
Elle en était sûre, désormais.
– Alors, où iras-tu ? demanda le guerrier.
– Je ne sais pas, répondit la jeune fille, hésitante. Je… je pense que j’errerai dans les mondes. C’est stupide, mais je n’aurais pas le choix. Enfin… peut-être que… je trouverai une solution…
– Je n’aurais pas le choix non plus. Ibyulis ne pardonne pas.
Evannah baissa la tête. Elle murmura des excuses à peine audibles.
– Ne t’en fais pas pour moi, la rasséréna Saphir. Au final, je pense que je ne pouvais pas appartenir à une meute.
– Non, vous avez toutes les qualités pour la servir !
– Merci, Evannah. Mais j’ai préféré mettre ces qualités au service des mondes et non d’Ibyulis.
La jeune fille ne croyait pas que le yotora avait fait le deuil de ses rêves de guerrier.
– Nous pourrions vivre ensemble, proposa-t-il.
– Quoi ? s’écria Evannah, incrédule.
– Nous n’avons aucun endroit à aller et nous aimons la beauté des autres mondes. Nous pourrions vivre à travers Synoradel.
– Ne vous sentez pas obligé…
– Je le veux vraiment, Evannah.
Elle s’imaginait parcourant des paysages variés, sur le dos de Saphir. Pourtant si palpitante, cette vision la déboussola. Son existence n’avait été que monotonie. Elle allait peut-être accepter qu’elle n’aurait plus de vie normale et paisible.
Yrradan arriva bien plus tard avec un panier de fruits. Sa venue réveilla Iuka qui se redressa d’un bond. Foudre Bleue se leva et sauta partout, heureux de pouvoir enfin bouger.
– Bonjour, Evannah ! Comment te sens-tu ? s’enquit le fénékos qui lui tendit la nourriture.
– Vos remèdes ont été très efficaces, mais je ne suis pas rassurée par ce qui va se passer aujourd’hui, avoua-t-elle.
– Je comprends ta peur, mais je sais que tu as la solution pour délivrer l’enfant des fleurs. Mange quelque chose. Tu as besoin de forces pour traverser cette épreuve.
Contre son gré, elle prit une grosse cerise violette. Son estomac noué ne se sentait pas capable de le digérer.
Yrradan en proposa à Saphir qui accepta volontiers, même si s’alimenter en fruits était une drôle d’idée pour lui. Iuka refusa et lui fit savoir qu’elle n’avait pas vraiment faim. Le fénékos n’insista pas et s’occupa de détruire l’abri. Il posa ses mains sur sa construction qui fusionna avec le tronc.
– Bien, allons-y ! déclara-t-il, une fois que les étrangers eurent mangé.
– Nous allons nous téléporter, au moins ? demanda Evannah.
– Mais oui, bien sûr !
Yrradan fouilla sa sacoche pendue à sa ceinture et en sortit une petite baguette mauve. À vue d’œil, elle n’était qu’une simple branche d’arbre. Le fénékos l’agita au-dessus de lui comme un lasso. Evannah sentit le sol s’écrouler sous ses pieds et son corps s’élever. C’était différent de sa téléportation brusque. Elle avait la sensation d’être déposée avec précaution une fois arrivée à destination. Et le spectacle qui s’offrait à elle était effrayant et beau à la fois.
La Serre des Os était figée sous une vague de cristal. Sur les maisons les plus proches, des quartz s’épanouissaient comme des fleurs. Hérissées de piques, leurs portes étaient condamnées et leurs murs détruits. Visiblement, ce n’était pas l’œuvre de Lyzel, mais bien des fénékos. Evannah lança un bref coup d’œil à Yrradan. Y avait-il participé aussi ? Elle ne pouvait se l’imaginer commettre un tel crime.
Malgré l’air qui s’était réchauffé depuis la veille, la tempête qui se déchaînait dans la ville faisait frissonner Evannah. Elle se voyait lutter contre ce blizzard qui emportait de minuscules particules de cristal et de lumière. La mère des réfugiés semblait prisonnière d’une boule à neige. Autour d’elle, un léger vent agitait pelages et cheveux. Pourtant, les hurlements s’étendaient hors de la Serre des Os.
– Allons-y ! cria Yrradan pour être entendu. Les Protecteurs nous attendent par là !
Le groupe suivit le fénékos qui longeait la cité. Evannah parcourait la cristallisation des yeux, terrifiée et émerveillée par la puissance de son amie. Elle saisit l’étoile qui dormait sur sa poitrine. Comment un si petit objet pouvait contenir un pouvoir aussi immense ? Elle songeait à toutes les fois où Lyzel s’était livrée à elle, blessée par la vie. Elle aurait pu exploser à tout moment si elle n’avait pas son pendentif autour du cou. D’ailleurs, pour quelle raison avait-elle figé la Serre des Os ?
Evannah tourna furtivement la tête vers Iuka. Elle savait que la moadrin en voulait à Lyzel pour avoir supprimé les âmes et donc tué son frère. Qu’allait-il arriver si elle la libérait ? Iuka lui ferait-elle payer ? Toutes ces pensées allaient la rendre folle.
Perdue dans ses inquiétudes, Evannah sursauta en voyant Mosdrem cerner la Serre des Os comme une couronne de fumée. Elle et ses compagnons étaient exposés à la clarté, mais elle se demandait pourquoi le mal s’acharnait sur la cité alors que les Protecteurs étaient un meilleur festin. Elle fit la remarque à Yrradan et dut la répéter à cause du blizzard qui hurlait.
– Les Enfants de Lumière et de Cristal possèdent une âme très puissante ! répondit-il. Même si ton amie est endormie en ce moment, ses Nuées Vitales sont très actives et maintiennent la tempête, ce qui attire les brumes noires ! C’est un diamant qui brille parmi les gravats ! Et les brumes noires n’ont que faire des gravats !
– Et qu’est-ce qui va se passer quand tout ça sera terminé ? l'interrogea-t-elle.
– Ne t’inquiète pas, nous saurons quand tu auras réussi ! Nous serons là à temps !
– J’irai seule ?
– Yrradan ! hurla Saphir. Il est hors de question que je la laisse dans ce chaos !
– Moi non plus ! renchérit Iuka.
– Les Protecteurs ne vous autoriseront pas à prendre ce risque ! Saphir, vous êtes Nébulien et vous pourriez perdre vos capacités ou votre œil valide ! Quant à vous, Iuka, votre Nuée Vitale de l’Empreinte pourrait s’éteindre !
La main de la moadrin s’engouffra dans le pelage de Foudre Bleue. Le lépokyr émettait des petits cris nerveux depuis leur arrivée et s’affola davantage face à cette réponse.
– Je n’ai plus rien à perdre, Yrradan ! insista Saphir.
– Les Protecteurs ne vous laisseront jamais passer ! trancha le fénékos. Si vous tenez tant à cette enfant des pluies, ne vous opposez pas à eux ! Elle aura besoin de vous dans sa quête et vos Nebulas sont un précieux appui pour elle ! Ah, nous y voilà !
Une unité les attendait, armée de lumières et d’arcs. Elle accueillit Yrradan qui invita Evannah à la rejoindre.
– L’enfant des pluies est prête à nous aider ! déclara-t-il.
À vrai dire, elle ne l’était pas et ne le serait jamais. Les fénékos l’étudièrent. Evannah perçut beaucoup de surprise dans leur regard et surtout, d’incompréhension. À leurs yeux, elle n’était qu’une fillette si frêle qui apportait de faux espoirs.
Yrradan la conduisit à l’entrée de la cité. Un courant d’air chaud lui frôla les joues. Son cœur cognait dans tous les sens. Le souffle coupé, Evannah s’obligeait plusieurs fois à respirer. Elle sursauta lorsque la main du fénékos se posa sur son épaule. Une douce source de chaleur émergea de sa prise, ce qui calma un peu la jeune fille.
– Evannah, je suis avec toi ! l’encouragea-t-il. Je sais que tu peux le faire !
– Merci, Yrradan !
Il la lâcha et s’écarta. Au même moment, Iuka l’appela et accourut vers elle, suivie de Saphir.
– Écoute, confia-t-elle, peinée. Je ne lui en veux pas pour ce qui est arrivé à Ora !
– Iuka, je suis tellement désolée ! Personne ne voulait ça !
– Je le sais bien ! Je m’étais attachée à une illusion ! Je pensais pouvoir le libérer, mais au fond, je savais que tout était perdu ! Ora est parti depuis qu’il a été emporté par Mosdrem et je ne l’ai jamais accepté ! J’ai été stupide et j’aurais pu mourir si Lyzel n’était pas intervenue !
– Je comprends ! Je ne l’aurais jamais accepté non plus !
Iuka esquissa un sourire plein de reconnaissance, ce qui enleva un poids dans le ventre d’Evannah. Saphir parla à son tour, l’air grave :
– Je ne vais pas te mentir : les tempêtes de cristal sont dangereuses et réveilleront tes Nebulas ! Mais tu ne devrais pas quitter la Serre des Os, normalement ! Courage !
– Merci, Saphir ! Je sais bien que ça ne va pas être une partie de plaisir ! Merci d’avoir été là, tous les deux !
– Non, on ne se dit pas adieu ! Tu reviendras !
L’estomac noué jusqu’à provoquer une vive douleur, Evannah hocha la tête avec détermination et s’avança sans se retourner.
Lorsqu’elle pénétra dans ce blizzard de cristal, ses oreilles bourdonnèrent et la chaleur la frappa comme si elle avait sauté dans une mer bouillante et déchaînée. Malgré le peu de pas qu’elle avait fait pour entrer dans la ville, elle se sentait déjà seule et dans un univers parallèle. Désormais, personne ne viendrait à son secours.
Elle marcha sur le sol irrégulier et épineux en prenant garde à ne pas heurter un obstacle. La tempête la secouait dans tous les sens. Evannah resta un moment immobile afin de trouver son équilibre. Si elle tombait, les dents translucides la transperceraient de tous les côtés.
Evannah se dirigea vers un pâté de maisons que la cristallisation avait transformé en colline de ronces. Elle longea les demeures, les mains posées sur les parois sinueuses. De leur contact lisse s’échappait une chaleur qui ne rivalisait pas avec celle de la tempête. La jeune fille s’avança avec lenteur, désormais à l’abri du souffle impétueux. Elle suffoqua, étouffée par ses Nebulas ardentes.
Malgré le supplice, Evannah contemplait les environs avec admiration. Le sol se dénudait d’épines par endroit et ondulait telle une coque. À travers le verre, elle pouvait distinguer que la ville était comme la pierre des arbres. Les maisons sculptées possédaient le même style que celles des damorials d’Ibyulis, petites et sans vitres.
Evannah leva les yeux, une main devant le visage pour se protéger des particules. Dans ce brouillard blanc, la tour d’Oleïd se dressait comme une canine. Des lances de cristal la perforaient de toute part. L’humaine se dirigea vers elle. Tout ici se ressemblait et elle aurait le temps de mourir d’une crise nébulienne si elle décidait de chercher Lyzel en parcourant la ville. La Serre des Os avait accueilli de nombreux exilés et s’était agrandie au fil des années. En haut de cette tour, elle apercevrait la lumière qui émanait de son amie.
Evannah marcha entre les demeures et enjamba des murs qui se dressaient comme des vitres brisées. Le blizzard mugissait au-dessus des maisons et la fit vaciller quand elle pénétra dans une rue. Elle lutta à contre-courant, le bras devant les yeux et la tête baissée. Lorsqu’elle la releva, elle remarqua que l’allée donnait sur une large place. Pendant quelques secondes, elle voulut rebrousser chemin et abandonner son idée. C’était comme une mer déchaînée qui s’était figée par un froid mordant. Sous les vagues qui s’enroulaient, des piques s’effondraient à la moindre secousse. D’autres pendaient et se balançaient dans tous les sens avant d’éclater à terre.
Ne te dégonfle pas ! Lyzel a besoin d’aide et elle l’aurait fait pour toi !
Evannah enleva sa main d’une façade et s’exposa à l’ouragan. Les genoux fléchis et désespérés de trouver un appui, elle recula malgré elle à plusieurs reprises. Sa marche fut très pénible. C’était comme pousser un rocher sur le flanc d’une montagne. Son manteau et ses Nebulas la faisaient suer. La poussière de cristal irritait son visage qu’elle tentait de protéger.
Alors qu’Evannah longeait les vagues pétrifiées, sa mutante hurlait dans ses jambes et s’agitait comme un poisson hors de l’eau. C’était ce qu’elle craignait : elle désirait accéder au balcon d’Oleïd et sa Nebula avait entendu l’appel. Evannah repensa aux paroles de Lyzel, lors de sa première visite chez Meïlaa. Elle ne devait pas utiliser sa téléportation sinon le blizzard allait tout dérégler.
Elle arriva enfin sur les marches qui menaient à la tour. Sa tête était sur le point d’éclater et la nausée lui montait dans la gorge. Elle se précipita sur les portes brisées où une vitre de cristal bloquait un trou. Evannah donna un coup de pied dedans et se faufila à l’intérieur. Elle s’essuya les yeux, pensant que la poussière s’y était logée, mais ce n’était pas le cas. Ses oreilles s’habituèrent peu à peu au silence de la salle. Son mal de tête et de cœur persistait et elle prit de grandes et vaines inspirations pour le calmer. Même si elle était à l’abri du blizzard, elle était encore exposée aux pouvoirs de Lyzel.
Evannah étudia l’escalier. Sa longueur l’épuisait déjà rien qu’en le regardant. La tour était aussi haute qu’un phare et ses marches, bordées d’une rambarde élégante, étaient étroites. La jeune fille soupira bruyamment et commença à monter. Alors qu’elle posa sa main sur la balustrade, elle la défit aussitôt et s’examina dans les moindres détails. Il lui semblait que sa peau virait vers le blanc. Un blanc comme les nuages. Cette transformation la figea et elle haleta, terrifiée. Elle recula de plusieurs pas et manqua de tomber. Mais elle se ressaisit en respirant profondément et se dépêcha de grimper les marches. La montée l’affaiblissait davantage et elle s’arrêtait quelques minutes plus tard pour reprendre son souffle. Ses yeux croisèrent ses cheveux qui descendaient en cascade le long de ses bras. Ils n’étaient plus blonds, mais blancs. Comme ceux de Lyzel. Evannah jura et se maîtrisa autant qu'elle le pouvait. La douleur empirait à cause de son angoisse et ses jambes se dérobaient sous son poids.
Elle se reprit et continua. Ses veines menaçaient d’exploser à chaque effort. L’escalier n’en finissait pas et le blizzard s’infiltrait dans les murs fissurés, excitant ses Nebulas. Et après cette ascension ardue, Evannah arriva enfin au sommet.
C’était une grande pièce protégée d’un dôme de cristal. Les meubles brisés révélaient une lutte ancienne ou l’œuvre d’un fou. Des feuilles déchirées roulaient jusqu’au balcon où Oleïd se tenait souvent. Un matelas éventré gisait au centre, aux côtés d’un lit en morceaux. Frémissante et noyée de transpiration, Evannah s’y allongea afin de reprendre ses esprits. Son souffle sifflant se mêla aux cris de l’ouragan. Ses veines cognèrent contre ses tempes et son cœur heurtait sa poitrine à chaque pulsion.
Au bout de quelques minutes, Evannah se redressa. Sous l’emprise de vertiges, elle savait que son état ne s’améliorerait pas, de toute façon. Elle marcha jusqu’au balcon et passa sa tête à l'extérieur pour épier les environs, la main devant le visage. Entre ses doigts, à plusieurs mètres de la tour, des tentacules de lumière serpentaient hors d’une maison.
Cette lumière provenait de Lyzel.
Evannah sourit, voyant son tourment toucher à sa fin. Elle allait rejoindre son amie et la réveiller. Elles sortiraient toutes les deux de ce chaos de cristal et détruiraient Mosdrem !
Elle retourna dans la salle, sa Nebula grondante à l’idée de se trouver près de Lyzel. Elle était pressée de descendre cet escalier de la mort. Pressée de…
Une force brusque la souleva et la plaqua contre un mur. Evannah tomba sur les marches, se cogna le front sur l’une d’elles, roula et s’étendit sur le sol. Sonnée, elle se releva à l’aide de la rambarde et s’aperçut qu’elle était déjà en bas. Son dos meurtri lui arracha un cri. Ses doigts parcoururent son crâne où une bosse avait poussé et un filet de sang se mêlait à la sueur. Un liquide de cristal coulait le long de sa main. Elle s’imagina qu’une autre Nebula venait d’être modifiée et rejeta subitement cette effroyable idée. Une chose l’étonna cependant : elle était encore consciente alors qu’elle s’évanouissait à chaque téléportation.
Evannah boita jusqu’à l’entrée. Elle passa par le trou en gémissant et subit la colère du blizzard. Le bras devant ses yeux, elle pénétra de nouveau dans cette tornade de feu. Sa Nebula vibra dans ses jambes et était plus indomptable que jamais. Son pouvoir la plaqua au sol, contre une vague. Parmi les hurlements du vent, elle perçut un craquement au-dessus de sa tête. Elle roula sur le côté et évita de justesse une stalactite qui se brisa à terre. Le dos en miettes, Evannah se redressa et s’immobilisa devant les morceaux, effrayée d’avoir frôlé de si près la mort. Mais au moins, elle n’était plus sur la grande place.
Le chemin qui menait au domicile de Lyzel était très court, mais l’état d’Evannah le faisait paraître si long. Sa Nebula réclamait une nouvelle téléportation et la jeune fille essayait de l’étouffer sans jamais s’arrêter. Quand elle aperçut les faisceaux dansants, elle accéléra en omettant sa douleur. Elle se fichait si ces rayons pouvaient lui faire du mal. Ils l’éblouirent et elle plissa encore plus les yeux. Une fois le seuil franchi, elle manqua de trébucher.
Une pointe de soulagement perça sa terreur. Prisonnière d’un cercueil de cristal et de lumière, Lyzel dormait. Son visage demeurait si paisible tandis que l’ouragan reflétait la violence de ses émotions. Evannah tendit une main tremblante sur la paroi et tomba à genoux. Elle approcha sa tête de celle de son amie.
– Lyzel, l’appela-t-elle d’une voix faible. C’est moi, Evannah !
Elle cria son nom une seconde fois pour être sûre qu’elle l’entende. Rien ne se calmait dehors et la jeune fille réfléchissait à une solution. Lyzel devait se remémorer quelque chose pour revenir à elle, quelque chose qui lui était cher, quelque chose qui touchait son âme en profondeur.
Camoren ? C’était une évidence. Evannah se replongea dans les conversations passées.
– Est-ce que tu te souviens de ta mère ? lui demanda-t-elle, plus fort. Elle t’a raconté son quotidien dans Camoren, elle t’a dit qu’elle buvait dans les fontaines, qu’elle courait parmi les fleurs qui s’épanouissaient. Elle désirait t’offrir un nouveau jardin où tu pourrais grandir et vivre dans la joie. Elle te disait… que Camoren ne mourrait pas tant que les fleurs continueront de pousser, que toi et les autres damorials êtes les tentacules de la Pieuvre aux Roses pourpres.
Elle attendit. Mais rien ne se produisit. Le blizzard se lamentait encore et ses flammes ravageaient le corps d’Evannah.
– Lyzel, souviens-toi de Handor, souviens-toi de ta vie dans Camoren. Souviens-toi du parfum des fleurs, souviens-toi du labyrinthe qui vous préservait du monde extérieur.
Encore une fois, elle patienta. L’état de la fille blanche était toujours le même.
– Souviens-toi de tes amis, Niyaëv et Alaïa. Niyaëv a trouvé une protection à tes côtés, Alaïa, une amie avec qui partager ses passions. Elle t’a appris à confectionner des origamis. Tu m’en as offert un. Je l’adore tellement et il mérite sa place dans mon journal. Lyzel…
Sous ses flots de paroles, son cœur tambourinait et ses pulsions défiaient les hurlements du blizzard. La gorge serrée et le ventre tordu par l’émotion, Evannah acheva :
– Je t’aime, Lyzel. Tu es ma lumière dans les ténèbres.
Aveuglée par les larmes, la jeune fille crut voir la clarté s’affaiblir.
– Lyzel, je t’en prie, réveille-toi ! J’ai besoin de toi ! Toi et moi n’avons pas notre place dans ces mondes. Le seul monde qui nous accueillera est Hérannévya ! Hérannévya est Camoren et tu le sais ! Je serai prête à chercher ce monde pour toi, pour trouver ce second jardin de Camoren !
Un craquement la fit sursauter. Elle se redressa et recula. Le cercueil s’était fendu. Evannah suivit du doigt la fissure. Ses mots s’étaient déversés tous seuls, comme un flot de détresse. Elle revit ce qu’elle avait dit et comprit.
Evannah se retourna et sourit. Elle essuya ses larmes et prit une grande inspiration, le regard perdu dans ce chaos de cristal. Bien sûr, mais bien sûr… Elle en rêvait !
Et elle chanta :
Je suis né dans un jardin,
Sous un ciel de mille parfums.
Rosa tendait ses pétales
Sur notre splendide dédale.
Bercé par le chant des eaux
Et le murmure des oiseaux,
Je dormais à sa lueur,
Allongé parmi les fleurs.
Notre ami Handor rêvait
d’étendre ce jardin de paix.
Les roses pourpres se répandaient
et enlaçaient Synoradel.
Mais les brumes froides nous ont chassés
Et ont couvert nos terres de gel.
Camoren, ô Camoren,
Ton jardin fleurit dans nos veines.
Notre sang coulera dans la haine
Mais nourrira tes graines.
J’ai grandi dans les ruelles
Des mondes sans soleil.
Marchant sur les terres stériles,
Je ne suis qu’un corps fragile.
Ils crachent sur notre mère,
Ces enfants de l’Hiver.
En riant de notre sort,
Ils nous mènent vers notre mort.
Mais les graines dans nos cœurs,
Nourries par nos dernières larmes,
Deviendront des arbres, des fleurs.
Leurs arômes chasseront le chagrin.
Leurs racines détruiront les armes
Et ligoteront les mains.
Camoren, ô Camoren,
Tes enfants errent dans la peine.
Parcourant les grises plaines,
Ils espèrent revoir leur reine.
Je suis mort sur une plage,
Frappé par les orages
Qui ont dévasté ces terres
Où j’ai perdu tout repère.
Nous rêvions de partir loin
Et de replanter nos fleurs.
Nous voulions trouver un coin
À l’abri de ces horreurs.
Mais nos âmes s’envolent vers toi
Et échappent au brouillard froid.
Elles ranimeront ton Cœur
Qui répandra sa lumière
Sur notre brumeux univers
Pour remplir les cieux de bonheur.
Camoren, ô Camoren,
Nos âmes rêvent de terres lointaines
Où renaîtra notre souveraine
Qui couvrira nos cœurs de laine.
Camoren, ô Camoren,
Ton jardin fleurit dans nos veines.
Notre sang coulera dans la haine
Mais nourrira tes graines.
La dernière note couvrit la rage du blizzard. Evannah répéta le refrain final avec une force qui ignora sa douleur. Vaincu, le vent se soumit à sa voix. Les particules de cristal s’échouèrent sur le sol qui s’était craquelé pendant la chanson. Les vagues moururent pour former une mer de poussière où le verre qui enveloppait la tour s’effondra comme un glacier.
Alors qu’elle regardait les dernières maisons éclore, Evannah entendit le cercueil se briser. Elle se retourna vivement et se précipita sur Lyzel. La damorial ouvrit les yeux et se souvint de sa présence ici. Puis sa tête pivota vers sa sauveuse et s’illumina de joie.
– Evannah…
Son âme d’Enfant-Cristal était imprégnée de sa voix. Ses paroles résonnaient comme un écho. Parmi un sombre brouillard, qui l’avait enveloppée toute sa vie, une rose avait éclos et brillait.
– Tu es une fleur au cœur des brumes.
L’humaine fondit en larmes et l’enlaça, de peur de la perdre à nouveau. La main osseuse de Lyzel vint caresser ses cheveux trempés de sueur. Evannah s’apaisa à son contact. Elle leva se plongea dans les yeux de la damorial et se pencha sur elle pour l’embrasser.
Le monde disparut. Le temps s’arrêta. Sa douleur s’évapora. Seules Lyzel et elle existaient. Son corps diffusa une tendre chaleur en elle et leurs cœurs battaient à l’unisson. Leurs Nebulas se mêlèrent et forgèrent un lien unique. Evannah oublia la suite des événements et ne désirait plus se les rappeler. Lorsqu’elles se séparèrent, elles se regardèrent comme si leur baiser n’était qu’un rêve.
L’humaine prit la main de Lyzel et lui remit son pendentif.
– Tu es complètement folle ! la sermonna la damorial. Tu aurais pu mourir ! Oh, mais dans quel état tu es ! Tu ressembles à…
– À une Enfant-Cristal ? la coupa Evannah dans un sourire.
Lyzel rit et l’étreignit de nouveau.
– Merci pour tout, murmura-t-elle en lui déposant un nouveau baiser sur les lèvres.
Elle se dressa avec l’aide d’Evannah et attacha l’étoile autour de son cou.
- Lyzel, Mosdrem rôde et les lumières s’éteignent, l’avertit sa bien-aimée.
- Ne t’en fais pas pour ça, la rassura-t-elle. Mes émotions m’ont épuisée, mais je peux faire apparaître ces lumières.
Elle invoqua ses lucioles en nombre suffisant pour se couvrir. Evannah empoigna la main de la damorial et sortit de la maison. Ses Nebulas se reposaient et le froid la saisit brusquement. Trempée jusqu’aux os, elle frissonna et se hâta de retrouver Yrradan.
Alors qu’elles quittaient la ruelle, elles aperçurent les Protecteurs sur la grande place. Lyzel s’arrêta, immobilisant Evannah.
– Ne t’inquiète pas, je connais l’un d’eux, la rasséréna-t-elle. Il m’a soignée et m’a menée vers toi.
– Les fénékos ont massacré la Serre des Os, lui rappela-t-elle, haineuse.
Alors que la jeune fille ouvrit la bouche pour répliquer, la voix d’Yrradan résonna :
– Evannah ! Tout va bien ?
– Bien ! assura l’humaine. Nous sommes faibles et épuisées, mais nous n’avons rien de grave !
Yrradan s’approcha d’elles, l’air satisfait.
– C’est parfait, dit-il. Maintenant, je te prie de ne pas faire d’histoires et de nous livrer ton amie.
Comme toujours, de très belles descriptions du paysage, cette fois pris sous les cristaux ! ;)
La partie où Evannah lutte contre le vent est particulièrement bien rendue, c’est un peu long mais comme ça on sent très bien sa lutte et ses efforts :)
Et si adorable, cette déclaration d’amour ! :D Une très belle scène, très attendue ;)
Magnifique chanson, aussi ! Les images utilisées sont vraiment très belles, bravo pour la performance ! :) Ça fait très Tolkien cette incision de poèmes au milieu du récit ;)
Petite question : la transformation physique d’Evannah est due à sa traversée au milieu des cristaux, ou à un lien particulier avec Lyzel?
A part ça, quelques petites coquilles par-ci par-là ;)
-« C’est stupide, mais je n’aurais pas le choix. » -> « aurai »
-« Je n’aurais pas le choix non plus. » -> idem ;)
-« Nous n’avons aucun endroit à aller » -> « ou aller »
-« Elle aurait pu exploser à tout moment si elle n’avait pas son pendentif autour du cou » -> « si elle n’avait pas eu » conviendrait mieux je crois
-« Le souffle coupé, Evannah s’obligeait plusieurs fois à respirer. » -> « s’obligea »
-« Elle leva se plongea dans les yeux de la damorial » -> un petit cafouillage ;)
Remarque plus générale : dans les dialogues tu utilises beaucoup les points d’exclamation. Ça les rend très vivant, ce qui est très chouette à lire, mais ça a tendance à mettre toutes les phrases au même niveau… Peut-être que si tu gardais les points d’exclamation pour les phrase qui sont vraiment dites plus fort, ou avec plus d’ardeur que les autres, ça aiderait à nuancer le ton des personnages et à les rendre encore plus vivants ;)
A bientôt ! :D
Heureuse que ce chapitre t'est plu ! C'est un chapitre qui me tient vraiment à cœur et que j'ai aimé écrire !
Yep, je suis un peu inspirée de Tolkien concernant ses chansons dans le récit. J'ai chanté cette chanson, je devrais un jour la mettre sur mon Instagram :)
Quant à ta question, oui, Evannah a subi un changement au niveau de ses Nebulas en s'exposant aux pouvoirs de Lyzel. Comme l'a averti Yrradan ;)
Alors, c'est vrai pour les phrases exclamatives, mais dans ma tête, quand je mets des points, j'entends toujours mes personnages qui parlent normalement ^^' J'y réfléchirai.