La suite de la journée s’écoula sans plus de rebondissements. Barrante fit à Martinelle et ses fiancés un accueil triomphal. Les nouvelles de l’arrestation avaient atteint la ville bien avant, rapportées par un poissonnier qui avait assisté à la scène. L’ancienne cité‑état ressemblait assez à Chrysée, sa grande rivale. Cependant ses toits étaient bleus plutôt que verts, ses murailles plus hautes et mieux entretenues. Les habitants du fief portaient eux aussi des tuniques, mais coupaient leurs cheveux courts au lieu de les enturbanner.
Le clan local avait prévu une haie austère de bouquetins géants pour accueillir la procession des futurs mariés. Les bêtes, de chaque côté de la voie pavée, penchaient la tête pour entrechoquer leurs immenses cornes, et former ainsi une nef sous laquelle passait la calèche. Des guerriers en armure restaient au garde‑à‑vous sur les dos de ces animaux, leurs immenses hallebardes plantées à côté d’eux. Au son des trompettes, des centaines de curieux se joignirent à la fête. Martinelle ne comprit pas le dialecte dans lequel étaient prononcés les vivats. Tout au plus reconnut‑elle les noms de quelques Mânes verlandais, ainsi que celui d’Hori. Ce dernier, perché sur son felne à proximité de la banquette de sa fiancée, s’en étonna en verlé :
« Je ne me pensais pas si populaire…
— Vous restez leur clanarque, supposa Martinelle. Et l’impératrice a bien failli lancer ses troupes à l’assaut de la ville… Votre acquittement a dû en soulager plus d’un, ce matin.
— C’est pourtant à vous qu’ils doivent cette soudaine paix, regretta Hori qui passait à l’ondéen. Sans votre ingéniosité, ces pavés seraient couverts de sang à l’heure qu’il est.
— Malheureusement cet exploit ne doit pas passer dans l’Histoire, rappela Shen sur son felne blanc de l’autre côté du convoi. J’espère seulement que la vindicte de votre belle‑famille ne s’abattra pas sur vous, mademoiselle…
— Gertraud n’a plus besoin de l’amitié des Mandar, trancha celle‑ci. Puisqu’il a celle de l’empire. Toute influente qu’elle est, Ludova ne peut lutter contre deux nations à la fois. »
On pouvait compter sur la duchesse pour nier en bloc toutes ces accusations de conspiration et défendre Guillonne. Mais Martinelle avait moins cherché à l’éliminer qu’à ruiner sa réputation. Le futur mariage de Lisert semblait compromis… Même si la régente Alfrude pardonnait à l’infâme félonne qui avait tenté d’enlever sa fille, sa bonté n’irait pas jusqu’à lui accorder la main de son aîné. Se battrait‑il pour épouser la femme qu’il aimait ? C’était tout le bien et le mal que lui souhaitait Martinelle.
Elle descendit ensuite sur le parvis du Pieux Palais, et vit tous les clannerets rassemblés en haut d’un immense escalier de basalte. Solennels dans leurs samits gris, ils l’observaient tels les jurés d’un tribunal divin. Elle se sentit bien petite lorsqu’elle les salua, les mains jointes. Puis elle endura une attente terrifiante. Un instant, elle crut qu’on ne lui rendrait pas la politesse.
Mais au bout du compte, ces messires de la Hache inclinèrent leur torse vers elle, et leurs dames plièrent leurs genoux. La famille du clanarque venait de lui faire révérence, non pas à la façon verlandaise mais selon l’étiquette en vigueur à l’Amplair. Bouleversée par cette marque de respect inédite, Martinelle resta figée sur place. Shen dut même lui rappeler gentiment de monter les marches pour rejoindre leurs hôtes. Hori, qui passait devant elle pour la présenter, lui lança d’un ton presque badin :
« Est‑ce assez de bonnes manières pour vous ? »
Tout d’un coup Martinelle se sentit fiévreuse.
La visite s’avéra agréable quoiqu’épuisante. Après d’interminables discours et échanges de cadeaux, Martinelle dut saluer personnellement chaque membre du clan présent. Leur comportement débonnaire et leurs clins d’yeux laissaient croire que leur chef avait glissé quelques mots sur les exploits de sa future épouse. Dans leur ensemble, ces Verlandais lui parurent plus grands et carrés que la famille impériale. Ils ressemblaient à Hori.
Elle constata que ce dernier changeait d’attitude à leurs côtés sans même s’en rendre compte. Ses parents le tapaient dans le dos avec familiarité, le taquinaient avec de grands rires. Or l’avatar les laissait faire sans trace de son hostilité habituelle, sans plus d’égards pour Shemesh, ce dieu familial incarné dans sa chair. Martinelle s’estima chanceuse de rester encore quelques mois en Verlande, pour apprendre à le connaître dans son élément naturel. Le clanarque de la Hache l’intéressait moins que l’homme caché derrière ce statut.
Elle profita également des célébrations pour tenir sa promesse : retrouver l’abbé Sinouhé, arrivé en ville par une autre route peu avant, et le présenter aux clannerets de Barrante. Martinelle constata avec soulagement qu’il suivait ainsi les conseils des lettres qu’elle lui avait envoyées. Le prêtre rustaud avait pour l’occasion revêtu une aube écarlate de meilleure qualité. Il se soumit au pénible exercice des ronds de jambes et des compliments. Les représentants de la Hache avaient, eux, daigné échanger quelques mots avec lui sur la situation de sa congrégation et lui témoigner leurs encouragements. Ce n’était pas grand‑chose, mais c’était un début. Pour obtenir quelque chose de plus concret, Sinouhé et elle avaient de longues années de travail devant eux.
Martinelle et Hori n’obtinrent du répit que quelques heures plus tard, après le déjeuner. La lumière commençait déjà à décliner. Shen avait disparu. Ses futurs conjoints s’en étaient enquis auprès des domestiques, et ils l’avaient retrouvé dans un coin perdu de la Galerie des Places. Leurs pas résonnaient sous la voûte monumentale. En dehors de leurs assemblées, les clannerets n’utilisaient jamais cette salle fastueuse. Shen, appuyé sur la rambarde d’une loggia, regardait la mer au loin. Il les invita à le rejoindre :
« C’est bête, vous avez raté le départ du bateau… Toutefois il reste le clou du spectacle, voyez ! »
Hori se plaça à sa gauche sur le balcon, Martinelle à sa droite. Devant eux, tel un livre ouvert vers l’horizon, on apercevait encore le sillage blanc du paquebot qui déchirait la mer en deux. Celui‑ci ramenait en Orgélie Guillonne. Ulrine et Lisert avaient préféré la raccompagner pour annoncer de vive voix les mauvaises nouvelles à Pont‑l’Ost. Quelques mouettes suivaient encore le navire.
« Le soleil n’est pas encore couché, rétorqua le clanarque. Que veux‑tu qu’on regarde ?
— Notre avenir.
— Cette fenêtre donne sur l’orient, le corrigea Martinelle. Or l’Orgélie est au sud‑ouest…
— Je parlais des oiseaux, insista Shen. Nous sommes comme eux, maintenant. Pas exactement libres, mais à tout le moins lancés sur une voie que nous avons tracée pour nous seuls. »
Elle ne trouva rien de pertinent ni d’amusant pour répondre à ce lyrisme. Hori se fit tout aussi avare de commentaires. Tous trois restèrent appuyés sur le parapet. Le tumulte de l’océan et les piaillements des volatiles accentuaient le silence qui s’était soudainement installé entre eux. Martinelle redoutait maintenant de passer le restant de ces jours avec ces deux étrangers. Se comprendraient‑ils jamais tout à fait ? Se feraient‑ils confiance les uns aux autres après l’avalanche de mensonges qu’ils avaient proférés ces dernières semaines ?
Shen dut se rendre compte de sa gêne, car il posa sa main droite sur la sienne. Ses yeux gris et doux la contemplèrent, et elle retrouva alors un écho du jeune danseur dont elle était tombée amoureuse. La tendresse de ce contact fit rebattre son cœur. Elle savait combien il en coûtait au jeune dieu de toucher quiconque. Peut‑être l’aimait‑il vraiment, puisqu’il lui faisait ce cadeau. Les paupières lourdes, elle trouva alors le courage d’exprimer son malaise :
« Drôle de mariage, tout de même…
— Certainement pas celui que vous aviez envisagé, s’excusa Hori à l’autre bout de la rambarde.
— C’est pourtant celui que nous méritons. Il nous conviendra. Nous ne sommes pas des romantiques.
— Peut‑on seulement le qualifier de mariage ? Voyez ce que nous allons devenir : une princesse bientôt déchue de son rang, un barbare exilé, un eunuque raté. Liés à jamais par le complot et par le meurtre. Cette union est un blasphème, autant pour les carréistes qu’envers les traditions de la horde. Que pourrions‑nous jurer, puisque nous nous asseyons sur toutes ces croyances ? Pour qui prendrions‑nous le moindre engagement ?
— Pour nous, les coupa Shen. C’est en notre relation que je choisis de croire. »
Et, sans autre forme de procès, Shen glissa son autre main dans la paume de son compagnon.
Hori et Martinelle échangèrent un regard éberlué. Shen ne s’alarma pas de leurs réactions. Les doigts serrés sur leurs phalanges, il admirait le rivage devant eux. Son visage s’illuminait. Ses cheveux, balancés par la brise marine, lui fouettaient les épaules. Il souriait enfin. Puisqu’on s’était battu pour lui rendre sa liberté, il entendait désormais l’exercer selon ses propres termes. Certains ambitieux voulaient régner sans partage ; lui souhaitait qu’on le partageât. Clanarque ou princesse, il refusait de choisir. Avec lui, c’était tout ou rien.
À en croire la rougeur du visage d’Hori, son sang chauffait autant que celui de Martinelle. L’arrangement que proposait leur futur conjoint contrevenait autant à la légalité qu’à la morale. Prêtres d’Orgélie ou chamanes de Verlande, tous l’auraient dénoncé comme impie. Pourtant, à mesure que Martinelle sondait le fond de son âme, cet avenir impensable qui s’offrait à eux lui paraissait de moins en moins criminel. Leur vie à construire se révélait telle une troisième voie, non, une troisième foi qui s’ajouterait à leurs religions respectives. C’était l’espoir fou de dépasser les antagonismes primaires, les rancunes éternelles, les choix trop simples et trop clivants.
Ce culte ne se souciait guère du tracé des frontières. Il n’avait pas de nom. Certains l’appelaient « la Paix ». D’autres l’appelaient « l’Amour ».
Un jour, plus personne ne verrait la différence.
FIN
C'est bôôôô...
Sinon j'aime bien le coup de "Je veux qu'on regarde notre avenir" "LOL mec c'est pas la bonne direction"
Je suis si content que cette fin t'ait plu ! Pour le coup avec ce trio je casse un tout petit peu le schéma classique de la romance. Même si avec les séquelles psychologiques de Shen et le comportement des deux autres zigotos, la relation ne sera pas forcément de tout repos...
Et oui, on pourrait continuer dans l'intrigue (j'envisage une trilogie !) mais en l'état le message c'est que d'autres épreuves attendent nos protagonistes, mais qu'ils ont posé les bases d'une relation et vont affronter ces problèmes ensemble. C'est déjà pas mal, je pense. Après je leur souhaite bien du courage pour gérer à distance le bazar diplomatique que Martinelle a ourdi avec son ultime félonie. ^^