Ciel noir (1)

Par Pouiny

« Merci pour ton aide, Béryl. A bientôt.

– Au revoir, Aïden. »

Mon frère quitta la chambre sombre, sans un regard en arrière. Il me laissait seule, et j’éteignais la petite lampe pour mieux observer le ciel noir qui me servait de plafond. Je n’essayai plus, désormais, d’imaginer des couleurs, une lune oubliée ou même des étoiles étranges. Tout était sombre, et je commençais même à apprécier cette obscurité uniforme, où tout pouvait s’en dégager. Je pouvais rester ainsi durant des heures, les yeux ouvert sur le noir, immobile, attentive. Depuis ce jour, il n’y avait plus eu de fleurs dans ma chambre.

 

Aïden avait mis du temps à revenir. Quand je le revis, il était penaud, le teint maladif. Mais il ne s’excusa pas, pas plus qu’il ne s’expliqua. J’essayai, moi, de m’excuser avec un sourire gêné, mais il balaya toutes mes paroles d’un revers de la main. Il m’expliqua que ce n’était pas important et qu’il ne m’en tenait pas rigueur. Mais je compris surtout que le mal était déjà fait.

 

Il ne m’offrit plus rien d’autre que des carnets de braille vierge.

« Je n’ai pas réussi à retrouver les tiens, mais… Si tu veux…

– C’est bien, déjà. Merci, Aïden. »

Il ne répondit pas. Il s’en alla en me saluant doucement. Quelque chose s’était brisé entre nous, comme si mon frère n’osait plus me parler ni me toucher véritablement . Au final, même mon frère commença à m’éviter, à sa manière. Et, sachant pourquoi, je ne pouvais pas lui en vouloir.

 

Son entrée au lycée lui laissa moins de traces sur le visage. Je le revis à nouveau sans égratignures, comme auparavant, bien que son visage n’était plus semblable a celui d’un enfant. Plus tiré, plus grave, des cernes immenses s’étaient creusées sous ses yeux et ses joues s’étaient vidées. Tout en lui semblait plus anguleux, mais également plus terne. Ses yeux ne brillaient plus du même éclat. Il avait changé, il avait grandi. Mais moi, dans le reflet du miroir, avec ma maladie et mes problèmes incessants, j’étais restée la même. J’étais protégée du temps, enfermée dans une chambre noire où rien n’évoluait. Je ne croyais même plus en la possibilité de pouvoir quitter l’hôpital un jour. Continuant toujours à être opérée de temps en temps, continuant les traitements en ne changeant que les doses en fonction de saisons imperceptibles et aléatoires, tout ceci ne semblait faire que du sur-place, sans jamais aucune fin malgré tous mes efforts. Je continuais de ne pas abandonner, mais je ne luttais plus pour retourner à la maison, retrouver une potentielle vie de famille. Ma vie normale était devenue celle de l’hôpital, ma famille était oubliée ; je ne luttais désormais que pour moi, pour vivre quelques minutes de plus, attraper au vol quelques instants de bonheur quand ils arrivaient. Vivre, jusqu’à ce que je décide d’abandonner. Je le savais, au fond de moi, que tout ceci ne durerait plus très longtemps. Mon frère avait l’air épuisé, mais moi, j’étais exténuée. Le sens de cette chambre sombre, parfois, me paraissait bien vain.

 

Mais je n’exprimais jamais ceci à ma famille. Je ne l’exprimais à quasiment personne, de toute manière. J’en parlais une fois, à l’infirmière aux cheveux noirs. Je savais qu’elle en serait satisfaite, et ce fut le cas.

« Ça ne serait pas trop tôt ! »

Plus le temps passait et plus devenait agressive avec moi. Elle ratait volontairement mes plats, elle m’humiliait, elle se moquait de moi par des remarques cinglantes qu’elle ne pouvait retenir. Mais elle savait parfaitement cacher son jeu, aussi bien aux autres infirmières qu’au reste de ma famille, surtout mon frère, qui la croisait de temps en temps.

« Pourquoi vous êtes comme ça, avec moi ? Je ne vous ai jamais rien fait, non ?

– Ta simple existence m’énerve. C’est comme ça, Béryl. Et puis, tu n’as pas idée à quel point le métier peut être épuisant. Tu es un très bon réceptacle à frustration. Après tout, je n’ai pas de mari sur qui crier. »

Même si elle me déplaisait, je ne pouvais que très rarement la contredire ou lui donner tort. Tout ceci ne faisait que renforcer l’obscurité de ma nuit noire et j’y plongeais dedans par ennui. Mais je savais qu’Aïden ou mon père n’était pas de cet avis. Alors, pour eux, et seulement pour eux, je souriais. Je cachais tout ceci, allumant la lampe et profilant un masque de force et de joie, derrière lequel ils ne cherchaient pas à voir plus loin.

« Tu es venu ! »

Aïden eut un pauvre sourire, s’asseyant sans un mot sur la chaise à coté de mon lit en posant son sac à ses pieds.

« Alors, le lycée ?

– Ça va, ça pourrait être pire. Je suis dernier.

– Vraiment ? Mais pourquoi ? C’est parce que je ne fais plus assez tes devoirs, n’est-ce pas !

– Peut-être en partie, oui.

– Allez, ouvre ton sac ! Tu as quoi, pour aujourd’hui ?

– Histoire-géo. On parle de cartes du monde, ça devrait te plaire.

– Tout me plaît, tu le sais bien! »

Quand il était là, je devenais différente. Je le sentais, au fond de moi, que j’en faisais trop. Peut-être essayais-je de combler par l’exagération son apathie et son mutisme. Mais même s’il me semblait être dans le ridicule, je ne pouvais m’en empêcher. Tout comme je ne pouvais m’empêcher d’être surprise de le voir ouvrir la porte, alors qu’il venait pourtant souvent. En sa présence, je devenais presque une autre personne, disant parfois des choses auxquelles je ne pensais même pas, et qui sortaient pourtant naturellement comme si ça avait toujours été une vérité absolue.

« Tu as de la chance, Aïden. J’aimerais bien voir le soleil, au moins une fois… ça doit être beau, non ? »

Il me sembla reculer sur sa chaise ce jour là. Je savais que j’avais que j’avais touché un point sensible, et je ne sus même pas déterminer pourquoi j’avais dit ça, ou même si c’était bien ce que je pensais. Il répondit néanmoins.

« Tu sais… Moi non plus, je ne peux pas vraiment voir le soleil. »

Je fus, cette fois ci, honnêtement surprise.

« Quoi ? Mais comment est-ce possible ? Tu es toujours dehors !

– Oui, enfin… Tu sais, c’est tellement lumineux, que personne ne peut le regarder sans se faire mal aux yeux.

– C’est vrai ? Même toi ? »

Je ne sus même pas pourquoi, mais à cette annonce, je fus secrètement heureuse. Comme si au final, je me rapprochais du reste du monde. Également, je me rendis compte que l’on ne m’avait, auparavant, jamais décrit ce qu’était le soleil.

– Oui, même moi. Je peux le voir un peu, mais il me faut des lunettes de protection, ou alors ne pas le regarder trop longtemps… Sinon, ça me fait mal et j’ai des taches bizarres sur ma vue pendant quelques instants, après. Je ne pourrais pas t’expliquer pourquoi. »

Je repensais aux taches sombre de l’obscurité sur mon plafond. Je soufflais :

« Oh, tu es peut-être un peu comme moi, alors. »

Il n’y répondit pas. Il n’eut pas vraiment l’air d’y croire, sans vouloir pour autant me vexer. La franchise s’était atténuée dans nos discussions. Je repris, forçant à nouveau mon enthousiasme.

« Mais moi, si je pouvais voir le soleil, je m’en ficherai que ça me fasse un peu de mal. Je le regarderai, droit dans les yeux, jusqu’à ce que je ne puisse plus ! Ça me rendrait tellement heureuse…

– Hé, mais si tu faisais ça, tu ne pourrais plus me voir !

– Ah, oui, c’est vrai. Mais alors, comme tu es un peu mon soleil, alors c’est toi que je regarderai jusqu’à ce que je ne puisse plus ! »

Et avec un peu de le malice, je le fixai ardemment dans les yeux jusqu’à ce que je sentis son regard paniquer.

« Arrête, ça me gêne !

– Ah bon ? Tu crois que c’est pour ça qu’on ne peut pas fixer le soleil ? Il est peut-être timide… »

Il ne trouva rien à ajouter, et je changeai de sujet. Mais, curieusement, je le vis devenir plus distrait, comme si j’avais pu dire quelque chose qui l’avait marqué plus que d’ordinaire. Perdu dans ses pensées, il parti avec du vague dans les yeux, réfléchissant à quelque chose dont je n’avais pas accès. Je ne me doutais pas que cette simple remarque, presque instinctive, irréfléchie, allait apporter une couleur étrange à l’obscurité de mon plafond.

 

Car peu de temps plus tard, la fois où il me revint me voir, il était complètement transformé. Ouvrant la porte avec énergie, se précipitant près de ma chaise, je crus voir un Aïden de l’école primaire s’avancer vers moi. Il ne me laissa même pas le temps de le saluer.

« Béryl ! J’ai trouvé quelque chose pour toi !

– Quoi ?

– Allez, allume la lampe ! »

Surprise, j’obtempérais, alors qu’il fouillait fébrilement son sac. Il fini par sortir une petite feuille au format étrange, qu’il posa sur mon lit.

« Allez, prend là ! Regarde. »

Il me fallut du temps pour comprendre de quoi il s’agissait. L’image, qui était très certainement une photo, représentait quelque chose que je n’avais jamais vu jusque là. J’avais pu voir, en représentation mal dessinées de montagne, d’univers et d’horizon. Mais jamais je n’avais vu jusque là ce qui semblait le plus évident. En plein milieu de l’image verte sombre et orange de montagnes et de feuilles, se trouvait une boule immense et blanchâtre, dont des rayons jusqu’à l’autre bout de la photo. Se dégageait de cette image brûlée une étrange chaleur qui, pour quelques instants, fit battre mon cœur.

« C’est le soleil ! Se senti obligé de préciser Aïden. Il est beau, hein !

– Mais… Le bois va prendre feu, non ? »

Il rit de bon cœur.

« Tu parles de ce trait, là ? Non, c’est, comment dire… Un effet d’optique.

– Comment ça ?

– Le soleil brille si fort que des rayons, comme celui de la photo, peuvent apparaître quand on le regarde de face. Mais ce n’est pas vraiment le soleil, ce trait jaune. C’est juste un reflet qui cache le reste.

– C’est vraiment le soleil ? Tel qu’on le voit ? »

Si j’avais dit que je souhaitais le voir, sans trop y croire, face à cette photo, une envie naquit véritablement en moi. Ce qui était représenté semblait si beau, si chaleureux, et surtout si proche de moi, que je n’arrivais soudainement plus à comprendre comment j’avais pu passer d’une beauté pareille jusque là.

« Oui ! On le voit tous plus ou moins comme ça. Et c’est moi qui ait pris la photo !

– Vraiment ? Ce n’était pas trop difficile ?

– Non ! J’ai juste appuyé sur un bouton, tu sais…

– Mais… Pour atteindre cet angle de vue, tu as du marcher, non ? »

Il me regarda avec un air étonné. Son incompréhension me fit me sentir bête.

« C’est vrai, tu as raison, concéda-t-il. Mais, si tu veux… Je pourrai faire cet effort là pour toi autant que tu le souhaites ! Je peux prendre des photos de soleil autant que tu veux !

– Vraiment ? »

Je n’arrivais pas à déterminer si j’étais heureuse ou apeurée. Mais Aïden, euphorique, ne sembla pas remarquer mon hésitation.

« Vraiment ! Je te donnerai ces photos, et ça sera une preuve que je pensais à toi. Ça te va ?

– J’adore, Aïden. Merci. »

Je le pris dans mes bras, regardant de loin cette première photo, qui semblait pourtant si anodine de premier abord. Il resta un peu pour discuter de choses et d’autres, avant de rentrer chez lui. J’éteignis alors la lumière sale de la lampe de chevet et retrouvai mon obscurité si effrayante et si douce. Face à la folle énergie de mon frère, plonger dans les ténèbres me sembla presque rassurant.

 

Je marquai « soleil » en braille, sur un des carnets vierge que m’avait offert mon frère et j’y rangeai la photo, promettant de ne plus être seule pour longtemps. Écrire dans l’obscurité, même un seul mot, fut difficile tant j’avais perdu l’habitude, mais plaisant. Comme si j’avais pu avoir un impact sur quelque chose, comme si, malgré l’uniformité de l’obscurité qui avalait le moindre détail, je pouvais laisser une trace derrière moi. Alors, je m’amusais à écrire la date a laquelle j’avais reçu la photo, et, me laissant emporter. Je pris un autre carnet pour écrire, lentement, tout ce qui me passait par la tête. Décrivant un soleil invisible, des fleurs inexistantes, j’écrivis jusqu’à ce que je ferme les yeux.

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dodoreve
Posté le 06/06/2021
Oh, ces premières photos de soleil ! Je me demandais quand elles arriveraient, et au milieu de ton histoire c'est très bien. J'avais peur d'y découvrir une colère cachée chez Béryl, mais je trouve ça très paisible de voir le plaisir qu'elles lui procurent, au point de lui donner envie d'écrire.
Pouiny
Posté le 06/06/2021
Oui malgré tout les photos de soleil, ça lui fait plaisir ^^ mais il y a beaucoup de choses dans ce qu'elle ressent qu'elle ne dit pas, pour moi, je pense que ce sera plus développé plus tard, mais déjà la je pense qu'on peut sentir une sorte de résignation ou de déni... Et pour le coup vu qu'Aïden était en troisième sur le chapitre d'avant et maintenant en terminale (vu que ça rejoint les fleurs du soleil) y a quand même eu une assez grosse ellipse qui passe sous silence beaucoup de choses ^^
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