Lettre n°8
Manoir Brillaud des Roziers, 1781
Mon bon ami,
J’ai été soulagé d’apprendre que vous aviez été partiellement épargnés par la vague de froid qui nous a frappés de plein fouet. Je vous imagine, tous, au coin du feu, à dormir ensemble dans votre petit salon, calfeutrés derrière vos épais rideaux. Marie, cette fois encore, aura été d’une belle ingéniosité : quelle chance d’avoir une fille de mercier dans sa famille. Tu la remercieras d’ailleurs de ma part pour ce présent que vous m’avez envoyé : cette cape est magnifique, et je t’avoue que, me trouvant pourtant à l’intérieur, dans le confort relatif de ma chambre, je n’ai pas pu résister à l’envie de la porter. Vous dîtes que c’est la pierre du fermoir, qui lui permet d’être si chaude ? Cette agate est effectivement splendide. J’avais entendu parler de cet ancien savoir ayant trait aux pierres, mais je t’avoue que j’avais toujours pensé qu’il s’agissait là de légendes dont se servaient les nobles pour asseoir leur autorité. Quel dommage que ce savoir se perde avec les traditions du passé ; bientôt, les merceries ne seront plus que des boutiques ordinaires, et la magie aura quitté notre monde.
Quant au nom – car tu me l’as demandé – que j’ai donné à votre cape, je t’avoue qu’il m’aura donné du fil à retordre. J’ignore si, cherchant l’appellation adéquate, je me suis senti comme un chevalier qui renomme son épée ou comme un enfant qui dénomme chaque caillou qu’il trouve sur son chemin. Donner un nom à une cape, tout de même… J’espère que tu ne m’a pas pris en traître pour me tourner en ridicule ! Ardor : voilà ce que j’ai choisi. La chaleur de l’âme. Tu m’écrivais que, dans le blason des Objets résidait leur pouvoir ; tu remarqueras, de fait, que je ne me suis pas spécifiquement montré imaginatif. J’espère que la cape me le pardonnera.
Aussi chaude soit-elle, je t’écris malgré tout avec les doigts engourdis par le froid. La capitale, tu le sais, suffoque sous la glace et la faim. On disait que l’hiver serait rude, mais nous avons été bien naïfs d’en sous-estimer la cruauté. Les réserves étaient déjà maigres après l’été désastreux, et nous voici à présent au bord du gouffre. J’ai vu aujourd’hui un homme fouiller la boue gelée d’un caniveau, à la recherche de quoi ? D’une racine, d’un trognon oublié ? Et si ce n’était là qu’un cas isolé… Il n’y a plus de pain. Plus de viande. Seules les grandes maisons survivent encore à la rigueur du gel, mais leur patience s’amenuise. Le désespoir gronde, Joachim. Il gronde et il se nourrit de n’importe quelle parole qu’on lui jette.
Et c’est bien là le problème. Les rumeurs sont partout. On dit que le roi s’est montré au balcon, le visage grave, distribuant des aumônes et des promesses. D’autres assurent qu’il est resté bien à l’abri, festoyant avec les dignitaires étrangers, échangeant des dorures et des flatteries pendant que la ville crève à ses pieds. Certains vont jusqu’à raconter que la princesse héritière est descendue parmi les pauvres, qu’elle a tendu du pain de ses propres mains, qu’elle a fait venir ses médecins pour soigner les fiévreux. D’autres, au contraire, murmurent qu’on l’a vue danser à travers les immenses fenêtres éclairées de son palais d’été, dans une robe légère et brodée de pierreries coûteuses.
Notre presse est morcelée, tiraillée entre les censeurs et les charlatans ; elle écrit ce qu’on lui dicte, du moment qu’on la paye. Un article affirme une chose, le suivant dit son contraire. Chacun choisit sa vérité, puis la crie à qui veut l’entendre. La parole devient une arme que l’on brandit au hasard, sans souci de ceux qu’elle blesse. C’est cela qui m’effraie le plus. Pas la faim, pas la misère, mais ce chaos des esprits.
Mais qu’espérer de plus : le peuple ne sait ni lire ni écrire, il n’a, pour se tenir informé, que ses deux oreilles, et les rumeurs qui circulent sur les places, déformées, chaque fois davantage, par les bouches avides de spectacles et de scandales.
Nous avons besoin d’un journal. Un journal lisible par tous. Gratuit. Accessible. Qui ne s’adresse pas qu’aux lettrés dans leurs salons feutrés, mais au peuple entier. Je veux des mots clairs, oui, mais aussi des images. Des dessins, des caricatures, des schémas. Il faut frapper les esprits. Expliquer. Dénoncer. Mettre tout le monde sur un pied d’égalité face à l’information. Ce projet, tu le sais, germe depuis longtemps dans mon esprit : nous en parlions déjà, quand nous nous sommes rencontrés. J’avais mis cela de côté, pris que j’étais pas mes rencontre politiques, mais il m’apparaît, désormais, que ce journal doit devenir notre priorité. J’y mettrai mes propres fonds, s’il le faut – tu sais que je suis d’une bonne famille. J’engagerai des crieurs pour le distribuer dans la rue, pour que même ceux qui ne savent pas lire puissent en saisir le message.
Pour cela, néanmoins, j’ai besoin d’hommes compétents. Toi qui connais le monde des lettres mieux que moi, saurais-tu où est-ce que je pourrais trouver des imprimeurs fiables, des rédacteurs rigoureux ? Et toi-même Joachim, serais-tu prêt à écrire et à dessiner de nouveau ? Tu es doué – tu l’as toujours été, et j’aurais aimé ne pas avoir à te demander un tel service, mais je crois bien, et j’en suis désolé, que j’ai expressément besoin de toi. Je me suis toujours gardé de te le dire car je ne voulais pas altérer la paix que tu as trouvé en quittant la capitale, mais aujourd’hui, alors que je reprends courage, que je vois de nouveau une lumière vers laquelle tendre le bras, je me rends compte que cet avenir, je ne saurais le bâtir sans ton aide.
Alors, je te le demande. Aide-moi. Il n’est pas nécessaire que tu reviennes sur le devant de la scène : tu pourras écrire depuis chez toi, au rythme qui te convient. Je sais que, depuis des années déjà, tu te sens tiraillé entre la vie politique et celle que tu mènes auprès des tiens, mais ce choix n’est qu’une vue de ton esprit, un mirage. Tu n’as pas à choisir, mon ami.
Tu dis souvent que ton fils commence à comprendre le monde qui l’entoure. Mais quel monde lui laissons-nous, Joachim, si nous laissons la peur dicter la vérité ?
Réfléchis-y, je t’en prie.
J’attendrai ta réponse. Quelle qu’elle soit.
Ton ami, toujours,
Hadrien
Lettre n°9 :
Manoir Brillaud des Roziers, 1781
Mon ami,
J’espère que cette lettre te parviendra sans encombre et qu’elle te trouvera en bonne santé. Je voulais prendre la plume plus tôt, mais les jours filent à une vitesse effrayante, et me voici, des semaines après ton dernier envoi, à griffonner ces lignes entre deux obligations.
Ton article est paru avant-hier. Quel plaisir que de te lire à nouveau – et quel plaisir que de te savoir lu, désormais, par d’autres que moi. Tes dessins aussi ont fait grand bruit, et pour cause : tu saisis en un trait ce que d’autres peinent à exprimer en mille mots. Ce talent qui dormait en silence au creux de lettres privées, le voilà désormais au service de notre cause, et tu n’as aucune idée de combien cela me rassure que de te savoir à nouveau à mes côtés. Cette mélancolie absurde qui me broyait les nerfs, qui me disait que je n’étais qu’un incapable, que j’échouerai, toujours, seul dans les ruines d’un monde courant à sa perte, cette morosité lugubre, la voilà envolée. Je t’ai, mon ami, comme allié. Qu’est-ce qui pourrait, de fait, m’arrêter ?
Les premières éditions de notre journal se sont arrachées dans les rues, et je crois pouvoir dire sans fausse modestie que notre projet rencontre un écho inattendu. On ne parle plus que de nous, Joachim. Ton article est cité dans les cafés, commenté sur les places, parfois même discuté dans les salons de la petite noblesse.
Comme promis, j’ai investi l’argent de ma famille dans ce projet – et j’avoue m’être permis quelques largesses que ma mère ne voit très certainement pas d’un bon œil. Elle tolérait mes sorties nocturnes et ce qu’elle qualifiait d’enfantillages – j’aime à parler, dans mon cas, d’engagement politique, mais à chacun le choix de son vocabulaire –, elle supportait aussi mes grands discours du moment que je lui faisais l’honneur de ma présence aux dîners mondains qu’elle organisait, mais mon nom – son nom, de fait – apparaît désormais en tête d’un journal contestataire, tu comprendras qu’elle m’en tienne rigueur. Elle parle de me déshériter.
Tu t’es mis à rire en lisant ces mots, n’est-ce pas ? Je te connais assez pour savoir que tu m’imagines déjà à devoir me lever, non pas dans une chambre où l’on me sert, m’habille et m’apporte à manger, mais dans une mansarde qu’il me faudra payer à la sueur de mon front. Mais je suis prêt à assumer les conséquences de mes actes et à vivre en adéquation avec mes valeurs. De quoi aurais-je l’air, à crier que les privilèges appartiennes au passé, si j’avais besoin, chaque jour, qu’un domestique boutonne ma chemise ? Car oui, ne t’en déplaise, je sais boutonner une chemise. Et figure-toi que j’ai aussi appris à cuire des œufs – tu ne te moqueras plus de moi la prochaine fois que je te rendrai visite.
Cela étant, il faut avouer que l’argent de ma mère n’était pas de trop, et si je ne puis plus piocher dans ses fonds pour soutenir notre cause, il va nous falloir trouver d’autres mécènes plus conciliants. D’autant plus que notre célébrité fait de nous des cibles.
Les autorités nous tolèrent, pour l’instant – nous avons pris soin d’éviter les attaques trop directes – mais elles ne sont pas dupes. Elles savent que nous ne nous contentons pas de rapporter les faits, que derrière nos mots, il y a un combat qui se dessine.
Deux de nos imprimeurs ont refusé de travailler sur notre dernier numéro. L’un d’eux a reçu une visite peu amicale la veille de son refus. Pas une menace explicite, bien sûr – ces choses-là se font avec des sourires et des tapes dans le dos. On lui a simplement conseillé de « ne pas se mêler de ce qui ne le regarde pas ». Tu comprendrais que nous avons urgemment besoin de soutiens.
Je veux multiplier les éditions, frapper plus fort, parler plus clairement. À ce sujet, il y a une nouvelle rubrique que j’aimerais développer, plus pédagogique, qui expliquerait aux lecteurs, sans jargon, certains mécanismes politiques et économiques. Tu serais parfait pour cela. Tu as cette clarté d’esprit et cette rigueur qui nous font défaut, ici.
Je sais ce que tu penses : tu vas encore prétendre que ta plume est rouillée, que tes journées sont pleines, que ta vie est ailleurs… Qu’importe tes arguments ; tu sais comme moi qu’ils sont fallacieux.
Et n’oublie pas la caricature que tu m’as promise pour mardi. J’ai déjà réservé une page rien que pour toi pour l’édition du mercredi.
Écris-moi vite.
Ton ami et fervent admirateur,
Hadrien Des Roziers
(pour quelques temps encore)
Lettre n°10 :
Manoir Brillaud des Roziers, 1782
Madame,
J’espère que cette lettre vous parviendra avant que les rumeurs ne le fassent, car ces dernières se soucient peu d’inquiéter les cœurs ou de semer le trouble – nous nous demanderions presque si ce n’est pas là, d’ailleurs, son but.
Tout d’abord, sachez-le, Joachim n’a plus rien à craindre.
Je sais le soucis que je vous ai causé. J’en suis honteux. Tant que je ne me sens pas même le droit de vous présenter mes excuses. Sachez, pourtant, que je regrette amèrement la tournure qu’ont pris les récents événements. J’aurais dû prévoir l’orage ; j’aurais dû être plus prudent. Mais peut-être ai-je volontairement laissé le vent m’emporter, je ne sais pas. Toujours est-il que la foudre est tombée, et que c’est votre famille qui a manqué d’en payer les frais.
Mais Joachim peut se tranquilliser : il ne sera pas inquiété par les autorités. Ces dernières voulaient un nom, un coupable à clouer au pilori – façon, pour eux, de montrer l’exemple et d’avouer, par là-même, que la presse est désormais une réelle menace pour le gouvernement. Celui de votre famille, par ma faute, était au centre de l’attention ; je l’en ai écarté. J’ai donné le mien.
Vous me connaissez assez pour savoir que je ne regrette pas mon geste – ou peut-être n’avez-vous toujours perçu chez moi que de beaux principes noyautés par une ambition crasse. Toujours est-il que l’amende est payée, et je me suis aussi assuré que votre nom ne figurait dans aucun des registres et des rapports de la police : du moment qu’il reste en retrait, Joachim n’aura plus rien à craindre.
Quant à moi, pour le moment, mon nom me protège. Sa noblesse, déjà, a sans doute participé à ralentir les poursuites – car j’ai toujours, n’en déplaise à ma mère, cette particule qui m’a toujours, jusque-là, sauvé des regards scrutateurs de la police. Sans compter qu’avec ce journal qui vous a causé tant de torts, les De Roziers sont devenus un symbole – et s’il est toujours délicat de s’en prendre à un homme, s’attaquer à une idée, voilà bien une façon de rassembler les foules.
Mais cela ne suffira pas. L’affaire n’en restera pas là. L’article de Joachim est allé trop loin, et il a irrité les mauvaises personnes. Ils envisagent de fouiller notre atelier, de mettre des visages sur nos mots ; le moindre détail insignifiant deviendra une preuve irréfutable, on brandira l’argument de la trahison, de la défiance, et cette fois, ni mon nom ni ce que j’incarne ne me sauveront des barreaux.
Je dois partir.
J’aurais aimé disparaître avec la retenue qui sied aux nombreux soucis que je vous ai causé. Faire preuve de retenue et de dignité. Sauf qu’à nouveau – et croyez bien que j’en suis désolé –, et j’ai une faveur à vous demander. Vous auriez toutes les raisons du monde de me la refuser, et croyez-bien que jamais je ne vous en tiendrai rigueur.
Si je m’adresse à vous, c’est pour que vous me répondiez honnêtement. Si j’avais demandé cela à Joachim, j’aurais craint qu’il ne fasse peser sur vous quelques reproches, quelques attentes ; il aurait pu accepter trop vite, ne pas vous consulter comme il l’aurait fallu, pris qu’il aurait été par la crainte qu’il ne m’arrive quelque chose. Je ne veux pourtant pas être un poids, ni pour lui ni pour vous.
Cette prière que je vous adresse, qu’encore une fois vous pouvez me refuser, c’est celle de me laisser vous rejoindre, vivre à vos côtés le temps que le scandale ne se tasse à la capitale.
J’attendrai votre réponse chez un ami ; j’espère qu’elle me parviendra.
Avec tout mon respect,
Votre serviteur,
Hadrien