Couleur du crépuscule

Par Pouiny

Lorsque le soleil tombait, toutes les feuilles étaient de la même couleur. L’ombre de ces bois régnait en maître à la tombée du jour, laissant enfin son oiseau de malheur se présenter au grand air. Le corbeau de ces bois, aux plumes de la couleur de la nuit, volait en croissant pour annoncer au monde sa venue. Ses cris déchiraient l’air, perturbaient le vent. Ainsi, tout le monde dans la forêt pouvait se cacher de son regard brillant.

 

Il tourna au-dessus des arbres jusqu’à l’arrivée de la lune. Il aimait cette solitude qui l’accompagnait toujours. Le corbeau était un animal que tous détestaient. Ses plumes ténébreuses, accompagnées de son regard de métal, attisaient les plus terrifiantes des passions. Pas même les ours ou les lynx n’osaient s’approcher de lui. Il n’était pourtant, ni si grand, ni si gros. Mais à son cri rouillé, tous le fuyaient. L’oiseau annonçait le malheur, le désespoir, la fin du temps. Ainsi, résigné à son sort, le corbeau se posa au sol et mangea des baies en profitant qu’il n’y ait personne pour les lui voler.

 

En un coup d’aile, il se percha sur une branche en hauteur. Il aimait écouter le son appétissant des grillons, en observant les reflets blancs de la lune sur les feuilles des arbres. Il s’endormait ainsi, ne rouvrant ses yeux qu’au début du jour. Ce n’était alors plus son heure. Il partait, bien au-dessus des arbres, se cacher dans les creux d’une montagne. Isolé de tout, alors, il patientait. Il attendait le moment où les couleurs du soleil lui autoriseraient à descendre sans risque.

 

Il vivait depuis si longtemps sous ces contraintes qu’il n’avait plus l'impression d'y faire attention. Une fois perché au-dessus du soleil, comme une roche sombre au milieu des cailloux gris, il se souvenait parfois de sa jeunesse. À une époque où il ne se méfiait pas des autres, où la solitude se faisait rare. Il n’avait pas eu la conscience immédiate d’où venait son problème. Les autres oiseaux lui picoraient des plumes. Les gros chats posaient sur lui des coups de patte, tentaient de l’assommer, les loups lui montraient les dents. Il avait très vite réalisé que les autres ne cherchaient pas à le tuer comme une simple proie. Il n’était pas qu’un morceau de viande, pour eux. Ils jouaient avec lui, ils le blessaient pour un plaisir qu’il ne pouvait comprendre. Et enfin, un jour, un ours lui cria :

« Va-t’en, corbeau ! Personne ne veut voir le malheur que tu apportes ! »

 

Alors, il comprit. Il s’envola très haut, vers ces montagnes où il voulait se changer en pierre. En regardant ses plumes, mates sur les rochers gris, il ressentit alors la gêne d’être laid. Ainsi, son rituel de vie commença. Les autres animaux, comme un compromis, l’acceptèrent. Il ne venait dans la forêt que quand la malédiction de ses plumes s’atténuait. Durant ce court temps, il se trouvait de quoi manger, survivre. Et le reste des bois l’évitaient. Si à la tombée du soleil, les feuilles étaient de la même couleur, son ombre tranchait le ciel dans son vol.

 

Il préférait la solitude à la torture. Il s’accommoda bien de son rythme de vie. Durant les hautes journées ornées d’un beau ciel bleu, il regardait en l’air, observant les vautours. Il se disait alors que sa malédiction aurait pu être bien pire. Il aurait pu ne jamais trouver de perchoir jusqu’à l’épuisement de ses ailes. Il reprenait alors courage, fixant l’horizon. Il attendait son heure.

 

Mais un soir, alors qu’il planait vers les bois, quelque chose accrocha son regard. Depuis si longtemps qu’il n’avait plus vu un être vivant de face, il apercevait au loin, perché sur la cime d’un arbre, un reflet immaculé qui avait tout d’un oiseau. En s’approchant sans le savoir, il manqua de perdre l’équilibre. Oui, la blancheur douce était bien un oiseau. Tout en elle lui inspirait la grâce et la volupté. Tranquille et immobile tout en haut de son arbre, si elle l’avait entendu, elle ne l’avait pas vu. Il lui était évident qu’elle ne connaissait pas encore les règles de ces bois. Car le petit oiseau venait de loin, et le corbeau ne l’avait jamais vu auparavant. Il se posa en catastrophe sur une branche en dessous d’elle, pour mieux l’observer. Elle avait les yeux aux couleurs du crépuscule, et le bec à la couleur de l’aurore. Elle était petite, fine, avec entre ses pattes une petite branche d’un olivier dont elle picorait le fruit. Dans le cœur du corbeau, alors, se dessina sa silhouette. Rien ne pouvait être plus beau, rien ne pouvait avoir plus de sens qu’elle. Très vite alors, il comprit que sa vie avait été chamboulée. Le grand corbeau était tombé en amour pour une petite colombe.

 

Tout en lui criait de s’approcher. Il ne pouvait plus rester dans l’ombre, caché entre les feuilles. Mais alors qu’il allait décoller pour s’approcher d’elle, il figea ses ailes. Il voyait, du coin de l’œil, la couleur horrifiante de ses plumes. Il observa alors celles de la colombe, les comparant aux siennes. Son cœur tomba alors dans la fosse béante du désespoir.

« Je ne peux pas m’approcher comme ça, gémit l’oiseau. Elle me fuira ! »

Rien que l’idée lui était insupportable. Il ne voulait pour rien au monde voir ses yeux du crépuscule se teindre de dégoût. Il laissa tomber ses ailes, baissant la tête. La punition pour avoir oublié sa solitude broyait son petit crâne. Elle était si belle, si élégante, que pour quelques secondes, il n’avait plus pensé à sa malédiction. En la contemplant, il avait oublié sa laideur. Mais tout n’était pas si facile : elle, en le voyant, avait toutes les raisons du monde d’avoir peur. Il regardait le sol, dépité. Il s'imaginait déjà, son petit bec répéter les horreurs qu'il lui avait déjà été reprochées. Il allait s’éloigner de son perchoir, s’enfuir loin d’elle tant qu’elle ne le voyait pas, quand une idée traversa son esprit. Au pied d’un arbre poussait de la menthe sauvage, d’un vert éclatant malgré le début de la nuit. En réfléchissant, le corbeau se laissa tomber vers elle. Cette plante tenace était connue pour son odeur et surtout, pour les traces vertes qu’elle laissait sur le pelage de n’importe quel animal qui passait trop près d’elle. Ni une ni deux, le grand corbeau se jeta dedans. La fraîcheur de la menthe faisait frémir ses plumes, tandis que son odeur puissante lui donnait les larmes aux yeux. Mais après bien des minutes à se frotter avec passion contre les feuilles, le résultat était splendide. L’oiseau du désespoir n’était plus : désormais, le corbeau était vert comme les arbres.

 

Euphorique, il se précipita vers le perchoir de la colombe, en priant qu’elle y soit encore. Bien qu’il faisait sombre, le soleil luisait encore de quelques rayons sur les bois. Mais en voyant débouler de nulle part un grand oiseau vert, elle ne fut pas séduite. L’odeur la perturba tant qu’elle manqua de tomber de son perchoir. L’arrivée surprise du corbeau ne fit que l’effrayer davantage. Ce fut donc sans même se retourner qu’elle s’enfuit à tire-d’aile, vers le fond des bois.

 

Tout s’était passé si vite que le corbeau ne comprit pas pourquoi elle avait pris peur. À force de se frotter contre la menthe, il s’était habitué à son odeur et ne ressentait plus de gêne. Mais il comprit bien aisément qu’il avait échoué.

« Je suis encore trop sombre, gémit le corbeau. Il faut que je trouve autre chose ! »

Il passa sa journée à se laver sur sa montagne, profitant d’un début de cours d’eau pour tout retirer. Bientôt, l’odeur comme la couleur avaient disparu, et le corbeau dans un soupir résigné redevint l’oiseau de malheur que tous connaissaient. Mais il ne laissa pas tomber sa quête de changer de couleur. Dans la journée, prenant bien garde à ne pas attirer l’attention de qui que ce soit, il observait les bois depuis les hauteurs, cherchant de loin une idée, quelque chose qui pourrait le transformer. Ce fut en observant le repas d’un ours qu’il trouva son prochain plan. Quand le crépuscule s’annonça, impatient, le corbeau s’approcha. Tous étaient partis, et le gros mammifère avait laissé derrière lui des traces salvatrices de son passage. L’oiseau faisait face à une vieille ruche, cassée et vidée, mais dont le liquide jaune faisait preuve d’une opacité sans pareil.

 

« Le miel fera de moi un tout autre oiseau, s’affirma le corbeau. » Et sans se poser de questions, il en couvrit son corps, laissant tout peser sur ses plumes. Il avait désormais du mal à lever les ailes, il avait l’impression de coller avec tout ce qui composait cette forêt, et le liquide coulait encore de ses plumes jusque sur les sapines tombées au sol. Mais il avait réussi, l’oiseau de malheur n’était plus : désormais, le corbeau était jaune comme le soleil.

 

La colombe s’était perchée au même endroit, malgré sa frayeur de la veille. Elle aimait la vue du soleil qui se couchait sur les montagnes environnantes. Mais elle crut bien mourir, cette fois-là, quand un immense animal lui tomba dessus d’un seul coup sans contrôler sa trajectoire. Le miel était lourd, sur le corps du corbeau, et l’avait empêché de voler correctement. Bien qu’il avait réussi à s’envoler jusqu’au perchoir de la colombe, il lui avait été impossible de se poser en douceur. Entraînant la colombe dans sa chute, à nouveau, elle s’enfuit sans demander son reste.

 

Même si la présentation avait été brutale, le corbeau observa du sol la colombe s’éloigner sans comprendre. Il ne pouvait pas la rattraper, ses ailes étaient désormais soudées au sol par le miel poisseux. Cela n’était pas à cause de cette erreur de vol qu’elle était partie, il en était certain, car elle ne s’était pas retournée. Le problème venait encore et toujours de ses plumes annonciatrice de morts.

« Le jaune du miel n’était pas assez jaune, gémit le corbeau. Il faut que je trouve autre chose ! »

 

Il passa de nouveau la journée à se laver dans le faible cours d’eau de la montagne. Ce fut bien plus difficile qu’avec la menthe : même à l’eau, le miel était incrusté dans ses plumes, et il dut s’en arracher quelques-unes tant elles s’étaient abîmées. Mais après plusieurs heures, le corbeau, résigné, revint voler au-dessus des bois, cherchant avec désespoir une nouvelle idée. Ce fut à nouveau en observant la nourriture des autres qu’il trouva cette fois-ci son inspiration. Et à la tombée du jour, à nouveau, il se laissa tomber au sol, au plus près d’un fraisier sauvage.

 

Les fruits étaient parfaitement murs, d’un rouge vif à faire frémir les fleurs. D’ordinaire, le corbeau se serait contenté de les manger. Mais désormais, il avait un besoin bien plus important. Sans hésiter, il se frotta contre les fraises des pattes jusqu’au duvet de sa tête. L’odeur était agréable, douce et légère, rien ne pesait sur son corps et le plus important était réglé. L’oiseau de la nuit n’était plus : désormais, le corbeau était rouge comme les feuilles d’automne.

 

Impatient et fébrile, il se précipita vers le perchoir de la colombe. Sûr de son plan, il ne faisait attention à rien d’autre. Elle était toujours là, sur cette branche qui lui avait décidément valu bien des soucis. Mais quand le corbeau arriva, se posant près d’elle avec nervosité, ce n’est pas lui qu’elle aperçut. Il lui avait suffi d’un regard pour constater que tous les prédateurs de la forêt l’avaient suivi à la trace. Terrifiée par cette vision de cauchemar, la colombe s’enfuit à nouveau, très loin vers l’horizon.

 

Cette fois-ci, le corbeau ne comprenait plus rien. Elle avait fui alors qu’il était sûr de ne plus être ce qu’il avait toujours été. Il resta seul, choqué sur sa branche. Très vite, il entendit alors des glapissements venir d’en bas.

« Qu’est-ce que tu es ridicule, ainsi, oiseau de malheur ! Tu as cru que tu pouvais te camoufler, comme ça ? Comme c’est drôle ! Rien ne peut cacher les ténèbres de ton âme, tu devrais le savoir ! Je pensais simplement manger quelques baies en suivant ton odeur, mais tu es bien plus appétissant ! »

Le renard commençait à grimper sur l’arbre quand le corbeau s’enfuit à son tour. Désormais, il n’avait plus d’idée, plus d’espoir. Il laissa l’eau de la montagne couler sur ses plumes défraîchies, et triste comme les pierres, il s’endormit à même le sol. L’oiseau de malheur n’était jamais parti, il ne s’était jamais transformé. Il serait toujours celui que jamais la beauté d’une colombe ne pourrait aimer.

 

Il attendit la tombée du jour pour se poser sur une branche de la forêt, comme à son habitude. Il n’alla même pas vérifier si la colombe était toujours là, au sommet de son arbre. Cela n’en valait plus la peine. Il observa le soleil se coucher, puis la lune se présenter au ciel, sans manger. Si le sens de sa vie lui avait été soudainement donné par l’ombre de ce petit oiseau blanc, désormais tout était vide de sens. Il était privé de ce dont la vie a de plus cher à offrir.

 

Il ne tourna même pas la tête quand il entendit un bruissement d’aile près de lui. Mais très vite, de la poussière étrange lui fit fermer les yeux avec douleur. Il manqua de s’en aller sans même regarder la source de ses ennuis, quand le reflet de la pleine lune lui incita à jeter un coup d’œil avant de partir.

Il n’y avait beau avoir que peu de lumière, il savait qu’il ne rêvait pas. Ce qu’il y avait à ses côtés figea ses ailes dans leur mouvement. La colombe était là, petite et douce. Sa silhouette était reconnaissable entre mille. Mais elle avait tout perdu de sa blancheur. Couverte de suie, elle était désormais aussi noire qu’elle pouvait l’être. Un peu de ses plumes reflétaient encore d’un éclat brillant, à l’endroit où la poussière s’en était allée. Et la saleté n’atteignait en rien la couleur sombre et sublime des plumes du corbeau. En vérité, elle était plus grise que noir, ou blanc. Mais elle le regardait avec ses yeux du crépuscule, d’une intensité qui ne laissait aucun doute sur ses sentiments.

 

Tout du long de la nuit, on entendit le croassement du corbeau. Il riait aux éclats sur sa branche. L’apparence burlesque de la colombe ne pouvait rien lui inspirer d’autre. Mais il ne s’enfuit pas. Malgré la poussière qui lui piquait les yeux, il se rapprocha d’elle, et ensemble, ils observèrent la lune évoluer dans le ciel. Alors qu’il continuait de rire, la colombe roucoula avec lui et leurs cris se mélangèrent, offrant à la nuit un chant unique. Invisibles au reste du monde, à l'ombre de la lune, tous les oiseaux étaient de la même couleur.

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Edouard PArle
Posté le 24/08/2021
Salut,
un joli petit conte avec un style approprié à ce que tu racontes.
Le thème peut être intéressant, après je pense qu'il faut un peu retravailler la fin qui arrive un peu trop "facilement".
Bonne continuation !
Pouiny
Posté le 24/08/2021
j'aimais bien cette idée d'une fin qui arrive un peu soudainement, dans le contexte du conte je pense que ça peut donner un effet, néanmoins merci, j'y réfléchirai :)
Edouard PArle
Posté le 24/08/2021
Oui soudaine ça n'est pas forcément un défaut mais je disais plutôt ça dans le sens où tu mets quelques indices ou éléments de résolution avant.
Après ça n'est qu'un conte, je vais sans doute trop loin XD
En tout cas ça reste très bien dans l'ensemble.
Elsa avec 2s
Posté le 19/08/2021
Bonjour,
Alors, en tant que femme noire, ce conte m'a mise mal à l'aise. Je comprends la morale de la fin, mais bon c'est rapide par rapport aux nombreuses associations de la couleur noire avec la laideur, la saleté et le mal, opposés à la pureté et à la beauté du blanc. Peut-être qu'il aurait fallu, si tel est votre intention, plus insister sur la dénonciation, pour qu'on ne reparte pas avec la sensation d'un récit problématique.
Pouiny
Posté le 19/08/2021
désolé, je sais même pas quoi répondre ... pour moi j'utilisais plus le symbole des animaux en eux même (oiseau de malheur face à l'oiseau de la paix), et je voulais justement dire que le corbeau n'avait pas besoin de se transformer pour plaire parce qu'il suffisait que quelqu'un fasse le pas vers lui pour qu'on réalise que ce soit absurde... Il n'est pas laid, il en est simplement convaincu a force de l'entendre dire par les autres qui le harcèlent et qui ne veulent pas le voir ... Je ne pensais vraiment à rien de plus, désolé..
Elsa avec 2s
Posté le 20/08/2021
Pas de soucis ! Je me disais bien effectivement qu'il n'y avait pas de mauvaise intentions de ta part. Parfois un auteur peut écrire sans faire exprès des choses qui peuvent déranger certains types de personnes. C'est tout l'intérêt d'avoir des béta lecteurs. Pour cette histoire, comme pour tes futures histoires si tu veux aborder ce thème du racisme, je te conseille d'être plus explicite. Par exemple ici, montrer que les animaux qui rejettent le corbeau sont des méchants, montrer une prise de conscience chez le corbeau à la fin, qu'il n'a rien à changer chez lui, car après tout, le corbeau est le plus badass de la forêt :-)
A bientôt
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