J’avais 13 ans. Ma sœur et moi étions très curieux au niveau de la musique. Après des années bercés par le vaste répertoire de variété, de jazz et de classique de mes parents, nous avions envie d’aller ailleurs, vers les chansons que nos amis et adolescents de notre âge pouvaient écouter. Nous demandions fréquemment à nos connaissances ce qu’ils aimaient, et une fois rentrés à la maison, nous tapions les noms et des titres des groupes sur l’ordinateur. Nous le téléchargions pour le réécouter si quelque chose nous plaisait. Ainsi, nous sommes partis dans tous les sens : Christophe Willem, Nicki Minaj, One direction, les hits de l’été comme Vamos a la playa se mélangeaient avec les tubes de nos parents. J’avoue avec un peu de honte à présent avoir écouté et parfois même apprécié tout ceci, mais peu de ces musiques m’ont marqué avec assez de force pour créer une Musique Capsule, malgré la nostalgie du temps qui passe. Néanmoins, si nos recherches insatiables peuvent sembler insignifiantes avec le recul, nous avons trouvé dans le metal des vibrations qui nous poursuivent toujours aujourd’hui.
Nous étions en fin d’après-midi, après le collège. Un YouTuber que nous regardions tous les trois très assidûment avait publié une vidéo qui correspondait en tout point à tout ce qu’on pouvait chercher : « Point culture sur le Metal ». Dans ce podcast, qui a désormais bien vieilli, était cité tout ce que l’on pouvait demander aux gens de notre entourage, mais avec la possibilité de mettre la pause dans la parole pour prendre des notes. Ainsi, en coupant la vidéo à chaque nouvel écran, je marquais consciencieusement tous les noms de groupe qui apparaissaient pour ensuite le recopier sur la barre de recherche. De cette manière, nous avons écouté nombre de morceaux qui dépassaient toutes nos conceptions de goût. Au trash de Rammstein en passant par la bizarrerie des clips de Tool, si tout ne nous parlait pas, nous écoutions jusqu’au bout une ou plusieurs compositions avant de déterminer si télécharger valait le coup ou non.
Le Power metal était à la fin de la vidéo. Comme nous prêtions peu d’attention aux définitions de genre, nous n’avions aucune idée d’à quoi nous attendre quand j’écrivis « DragonForce » sur mon navigateur de recherche. Cela tombait bien, le groupe venait tout juste de publier un clip, qui fut le premier proposé ; Cry Thunder. Dès la première note, la force me fit reculer sur ma chaise. Au son de la basse qui explosait en rythme lent et puissant, ma sœur souffla un « Ah ouais, quand même. » ; une exclamation coupée qui voulait tout et rien dire.
Difficile de ne pas remuer la tête en écoutant. Les yeux rivés sur l’écran, nous fixions les longs cheveux blonds du chanteur qui volaient dans tous les sens alors qu’il sautait partout sur la scène. Tout ce que nous aimions du metal était là : la violence, intense et émancipatrice qui, dès la première seconde, nous frappait comme quelque chose que nous n’avions jamais entendu auparavant. Mais il n’y avait pas ce qui pouvait parfois nous mettre mal à l’aise : le manque de mélodie qui nous empêchait de chanter, les growls puissants qui pouvaient nous faire peur en tant qu’enfants effrayés par l’inconnu. Cry Thunder avait une énergie indéniable, mais une force lyrique, romancée.
« Night after night, for the glory we fight, in the kingdom of madness and the tales from the old ! » En même temps catapultés dans un monde étranger, nous nous retrouvions en sécurité dans des univers que nous explorions constamment dans les livres de fantasy que nous dévorions sans compter à cette époque. Ainsi, quand le refrain tonna, les mots appuyés par une basse implacable, je tapais doucement sur mon bureau pour accentuer les temps.
« Cry thunder! » Le silence instrumental à l’arrivée du refrain, pour mieux reprendre en un accord brillant de mille feux, renforçait tout davantage. Peu de groupes de metal savent utiliser la puissance de la césure pour affermir leur emprise. Dans Cry Thunder, le silence est présent, tout aussi sonore et intense que le reste. J’étais tellement subjugué par la chanson que je me tendais sur la chaise, faisant bouger le curseur de ma souris dans le vide pour accompagner le mouvement. Un véritable coup de foudre avait été assené dans nos goûts musicaux. En quelques minutes, notre vision musicale avait été radicalement bouleversée.
La question ne se posa même pas. Je pris tout ce qui était trouvable sur internet, et très rapidement DragonForce suivit mes entrées au collège pour me donner du courage. Le pouvoir de leurs accords m’apportait de la force, comme si je devenais moi-même un des guerriers évoqués de la chanson. Le rythme allant et marqué de la musique me faisait marcher plus vite, claquant de mes vieilles baskets le goudron du sol comme s’il était de la terre battue.
Nous n’avons jamais renié la musique de nos parents, continuant de la chérir même quand les autres nous disaient qu’elle était vieille ou ringarde. Mais avec Cry Thunder, nous avons fait un pas plus loin, dans un monde qu’ils ne connaîtront jamais, car incapable de s’y ouvrir. Et alors que mon père râlait sur la « musique de sauvage » qui résonnait très fort dans ma chambre, je continuais d’aller, pas à pas, vers l’avenir.