Dans la gueule du loup
Les mains en poings, les mâchoires scellées, Sœur Bronwen traversait couloirs, allées et cages d'escaliers, collée aux murs, rigide comme du bois sec. Ses yeux allaient d'un côté à l'autre, nerveux. Au moindre bruit, elle se cachait dans une embrasure, revenait sur ses pas, bifurquait, détournait. S'il existait un dilemme dans cette affaire, c'était certainement la promesse que le pavillon masculin serait vide pendant la journée. Grosse erreur. En une demi-heure, elle venait de croiser la route de trois moines armés.
Elle n'en revenait pas d'avoir été désignée pour cette tâche ; elle était sous-qualifiée pour l'exécuter. S'inviter dans les quartiers des Frères, entrer clandestinement dans la chambre de la lanceuse de poignards, y déposer un message forgé ; tout ça sans se faire repérer... c'était du suicide !
Le seul point positif d'avoir été désignée, c'était d'avoir congé pour toute la matinée. Cette période de liberté ne lui avait pas été accordée en tant que récompense, mais afin qu'elle pût intelligemment choisir son heure de décès, ou son « heure palpitante » pour citer les mots exacts de Sœur Griselle.
En tant que nouvelle, trouver son chemin à travers les ailes remodelées plus ou moins bien juxtaposées n'était pas la plus évidente des tâches. Se casser le dos à déblayer le jardin aurait de loin été préférable. Là où elle s'attendait à dénicher une porte liant deux bâtiments, Eleonara se cognait à un mur double. Seule la vue par les fenêtres lui indiquait les étages. L'abbaye, à l'intérieur comme à l'extérieur, était dépossédée de symétrie.
Ses pas se succédaient, de moins en moins assurés. « Pourvu qu'aucun sergent ne traîne dans les parages », espéra l'elfe en entrant en zone interdite. À l'instar de l'Abbé, les sergents ne connaissaient pas le dernier complot des moniales. S'ils détectaient une religieuse errant dans leur quartier, la situation deviendrait fort embarrassante.
Ayant englouti sa portion matinale de gruel, Eleonara n'était passée à l'action qu'après le départ de la troupe de Sebasha. Dans ses poches, elle emportait trois choses. Un passe-partout, un goûter – qu'elle grignota coincée dans un placard à attendre que deux soldats finissent de parlementer – et, le plus important : un message enroulé et tamponné d'un curieux sceau rouge, un grand « R ».
Tendue, l'elfe se répétait les ordres reçus par l'intermédiaire de Sœur Naimée : « Garde ceci précieusement. Ne le perds surtout pas. Tu le cacheras là où l'Opyrienne ne le trouvera pas, c'est vital, tu m'entends ? Mais d'abord, tu fouilleras la pièce, à la recherche d'une preuve qui puisse se retourner contre elle : armes prohibées, chartes suspicieuses, n'importe quoi. Tant mieux si elle se dévoie elle-même. »
En bref, une histoire à dormir debout.
Eleonara priait pour ne rencontrer personne. Les couloirs et les portes défilaient. La lueur du jour changeait. Porte DIX, DX, DXI... Porte DXII.
Son cœur fit un bond. C'était là.
Un coup d’œil à gauche, un coup d’œil à droite et la jeune elfe se précipita sur la serrure. Elle avait beau tourner la clef dans tous les sens, celle-ci cliquetait, cliquetait, sans vouloir coopérer. Sœur Naimée ne lui avait tout de même pas refilé la fausse clef, si ? « Bougre, se dit Eleonara, on m'avait pourtant assuré que le passe-partout ouvrirait n'importe quelle... »
CLAC. La serrure céda, probablement fatiguée de la sucette qui toupillait dans sa bouche sans relâche. Rassurée du bon démarrage de la première partie de sa mission, l'agente des moniales se réfugia dans la chambre DXII en soupirant longuement.
Ce n'est qu'en refermant la porte derrière elle qu'Eleonara comprit.
Si la serrure avait autant protesté, c'était parce que la porte avait déjà été déverrouillée.
Cuirasse, casque et cotte de maille entassés sur sa table, la Chevaucheuse de dunes en personne était couchée en travers de sa couche rembourrée de paille, la toisant d'un air affreusement diverti.
— Il est infiniment gentil de me rendre visite, roucoula-t-elle suavement en glissant ses bras derrière sa tête.
« Ne pas croiser son regard. Ne surtout pas croiser son regard. Fixer un point devant, droit devant », s'affligeait l'elfe. Que fabriquait-elle là, celle-là, nom de nom ?
Rien qu'à la vue des neuf poignards à sa ceinture, l'estomac d'Eleonara s'était retourné comme une galette. Elle aurait juré que sa troupe était partie, et l'Opyrienne avec ! L'elfe était sûre : elle l'avait vue quitter sa table au réfectoire et suivre ses camarades dehors. Il devait y avoir une erreur.
La langue coincée dans la gorge, l'elfe se savait incapable de se défendre. Que devait-elle faire ? Sortir en douce, demander merci à genoux ? Après cette intrusion inespérée, l'Opyrienne, de loin pas stupide, mènerait son enquête et Eleonara serait tourmentée à vie, admonestée d'une part par les nonnes et traquée de l'autre par une lanceuse de poignards. Son avenir s'annonçait glorieux.
Sgarlaad avait eu raison depuis le début et l'admettre lui compressait la poitrine. On l'avait désignée pour la tâche, car, dans le cas où la conspiration serait interceptée, on pouvait toujours tasser la faute sur son dos. On lui salissait les mains, à elle qui n'aurait jamais osé attenter contre une antagoniste telle que la Chevaucheuse de dunes. Son cœur se serra. Ce n'était pas juste ! Elle risquait peau et os pour un complot qui n'était pas le sien. Ces poltronnes de nonnes ! Si un jour elle avait l'occasion de leur rendre la monnaie de leur pièce...
L'heure des malédictions devrait attendre ; se dépêtrer de cet enfer avait la priorité.
Si Eleonara espérait quitter la chambre avec ses dix doigts et ses deux oreilles, il lui faudrait agir avec finesse, quitte à tirer avantage de cette épineuse situation et à s'essayer à l'éloquence.
Elle inspira fort comme si l'air se composait de courage gazéifié et de confiance inhalable.
— Je... je vous cherchais.
— Noble intention, ricana Sebasha. Pourquoi donc la nécessité d’accéder à ma chambre ? Il suffisait de m'aborder ailleurs.
Son sourire d’hyène. Ses paupières mi-closes, comme celles des chats. L'Opyrienne se payait sa tête. Elle tirait un amusement infini de cette gênante encontre.
— Je voulais vous parler en privé, bredouilla la novice. Je comptais vous attendre ici jusqu'à votre retour.
Nulle à l'art du mensonge, Eleonara respirait vite et brièvement, prenant conscience du cerveau affûté en face d'elle. Plus elle évitait les yeux en amande, plus elle prenait peur. Au dossier de la chaise, sur le rebord de la croisée, débordant des coffres et sans doute empilées dans l'armoire, des lames, fines comme des aiguilles, longues, courtes, courbées et dépliables envahissaient la cellule. La pièce, sobre à la base, avait été surchargée de pointes et de métal étincelant. L'image d'une gueule de loup s'imprimait dans l'esprit de l'elfe. Des armes prohibées, avait dit Sœur Naimée. Ces couteaux paraissaient légaux, mais il devait y avoir un nombre limite par empan carré, tout de même, non ? À quoi bon une collection aussi vaste ? Ses neufs poignards ne lui suffisaient-il pas ? Ce n'était pas une chambre, mais une grotte avec des stalactites de fer. Il y en avait même pendus au-dessus du lit. Il était surprenant que l'Opyrienne ne se fût pas encore crevé un œil.
— Tu comptais m'attendre à mon retour, répéta cette dernière. Quel retour, puisque je ne suis pas partie ? (Elle pointa vers son pied droit, bandé et posé en hauteur.) Cheville tordue ce matin, juste avant de quitter l'abbaye. J'ai dû revenir. Repos obligatoire jusqu'au zénith.
Sans savoir pourquoi, Eleonara se surprit de ne pas entendre qu'elle avait été poussée dans les escaliers.
Pour la troisième fois, la femme-soldat la jaugeait de ses yeux obscurs. Elle se redressa sur ses coussins.
— J'espère que tu n'as pas volé cette clef rien que pour l'honneur de me saluer.
— Non ! se défendit l'elfe en triturant l'objet mentionné. Je ne l'ai pas volée, on me l'a confiée.
— Fascinant... Dis-moi-en plus.
S'étant décollée de son lit, l'Opyrienne avança, menaçante et élastique malgré sa blessure, telle une panthère à l'affût. Eleonara se ventousa au panneau de la porte et inspira fort. C'était le moment ou jamais.
— Mes... consœurs m'ont décerné une mission. Une mission que je n'ai pas envie d'accomplir : celle de détecter une preuve matérielle qui puisse vous inculper. Si mes recherches aboutissaient avec succès, j'étais chargée de laisser l'objet suspect à sa place, sans rien toucher. (Elle brandit le rouleau de parchemin.) Le cas échéant, je devais dissimuler ceci parmi vos affaires.
Leurs deux visages s'étaient froncés : l'un par crainte, l'autre par consternation.
— Quelle est cette histoire ?
L'accent de la Peau Sombre s'était durci.
— Tous les dortoirs accueillant un étranger seront soumis à un contrôle dans deux jours, l’avisa Eleonara, le cœur battant. Vous comprenez maintenant ? Que vous ayez quelque chose à cacher ou non, l'Abbesse veut s'assurer une excuse pour vous accuser de traîtrise envers la Couronne et vous faire rapatrier.
Sebasha émit un rire inquiétant et se laissa tomber sur sa chaise tripode. D'une main, elle attrapa son casque et, y raclant les taches invisibles à l'aide de ses ongles, déclara :
— Tu as tort. On n’expulse pas les traîtres ; on les tue. Libère un seul mot à propos de ma collection de lames et tu es finie, petite servante de Diutur.
Eleonara n'aurait pas su dire si l'Opyrienne prenait son avertissement au sérieux. Sa menace, pourtant, laissait à entendre que sa pléthore d'armes n'était pas aussi légale que ça. Se pouvait-il qu'elle les eût subtilisées à l'arsenal ?
Sebasha laissa passer un ange, avant de croiser ses jambes musclées.
— Pourquoi avoir vidé ton sac, servante de Diutur ? Par détresse ? Par couardise ?
Excellente question. Les deux, sans doute ; mais l'elfe ne pouvait quand même pas lui avouer qu'elle n'aspirait qu'à sauver sa peau, non ? Ça ne ferait pas belle impression. Pour cela, elle devait trouver les mots adéquats, nonobstant son manque d'expérience et de temps. Aussi choisit-elle d'étaler la vérité, enjolivée.
— J'ai été désignée contre mon gré. Les nonnes disposent de moi à leur guise parce que je suis orpheline, articula-t-elle en s'efforçant de respirer entre ses phrases. Je ne vous connais pas, madame, et franchement, vous m'effrayez ; mais tant que vous ne me massacrez pas, je n'ai rien contre vous. Ma venue tombe du ciel parce que je ne vous avertis pas en pensant à vous. Je vous avertis en pensant à moi, pour me venger d'elles en sabotant leur coup. Alors... si vous doutez de ma bonne foi, je comprends.
Ayant prêté attention à chacun de ses mots, Sebasha sourit, dévoilant ses canines pointues, dont une avait été incrustée d'une pépite de diamant. Des motifs abstraits figuraient sur ses lèvres, finement tatouées.
— D'où viens-tu, fille ?
Sgarlaad lui avait posé cette même question lors de leur rencontre à Terre-Semée. C'était comme si les étrangers cherchaient à classer les Einhendriens par duché. Eleonara, cette fois, possédait une réponse pré-fabriquée.
— D'un hameau du duché de Blodmoore, madame.
On ne pouvait jamais être trop prudent, autant dévoiler le moins possible.
— Intéressant... je croyais leurs ouailles plus loyales.
Sur ces mystérieuses paroles, la Peau Sombre lui chipa le message des mains. Quand Eleonara voulut s’éclipser, elle la retint par l'ourlet de sa robe et commença à lire partiellement à haute voix, partiellement en murmure :
Au prince Bezùkiel, maître de la terre opyrienne.
Lorsque vous lirez ces mots, le porteur de ce message aura accompli, vu et appris ce qu'il fallait accomplir, voir et apprendre au Don'hill. Sachez que, malgré votre méconnaissance de ses projets, il les aura exécutés dans le seul but de vous glorifier et de vous restituer votre pouvoir légitime. Accueillez-le comme le meilleur de vos hôtes, montrez-lui diligence et reconnaissance. Il porte toute ma confiance.
Longue vie à l'Opyrie de nos pères,
Votre dévoué, R.O.R.
Le visage de l'Opyrienne avait drastiquement changé. Si elle avait été pâle, sûrement aurait-elle été livide. Arrivée à la signature, elle ne dit plus rien.
Eleonara osait à peine la regarder. L'invention des nonnes aurait fait passer Sebasha d'Éméride pour une espionne, une partisane de l'indépendance de sa terre natale, de la craquelure des Troyaumes. En d'autres mots : condamnable à la pendaison.
— Je ne connais nul R.O.R., cracha Sebasha, des flammes brillant dans ses pupilles. Quelle sinistre imagination elles ont, tes sœurs, pour créer un personnage fictif et détourner la faute du seigneur Bezùkiel, afin que je sois la seule fautive ! Elles jouent avec le feu sans risquer leur chair !
Son air devint assassin.
— Le savais-tu, nonne ?
Effrayée par sa rage, l'elfe n'avait pas daigné un mouvement depuis la brisure du sceau.
— Non ! plaida-t-elle à bout de souffle. Le contenu m'était inconnu !
— M'inculper de la sorte souille mon honneur. Ces femmes, ces démones sous un couvert pieux... J'avais raison, je le savais ! Vous, les Einhendriens, oubliez trop souvent de rendre grâce à notre sable et à nos verriers pour les vitraux de vos cathédrales ont des vitraux. Ce n'est que grâce à nos savants que les étagères de vos bibliothèques sont peuplées de livres. Réponds-moi, religieuse : pourquoi tes sœurs me vouent-elles tant de haine ? Parce que je vois à travers elles comme à travers vos belles fenêtres ?
— Je crois qu'elles ont peur de vous. Parce qu'elles n'avaient jamais vu rien de semblable d'aussi près. Soudain, vous n'étiez plus une étrangère intangible, mais une personne en chair et en os. Et vous... Disons que vous chamboulez leurs mœurs.
— Continue.
— Euh, votre entourage est entièrement masculin, vos goûts vestimentaires ne sont pas très orthodoxes...
— Cela fait-il de moi une mauvaise personne ?
— Ça... dérange. Un peu. Ça les dérange. Pas moi.
« Quand sortirai-je d'ici ? » pleura intérieurement Eleonara, de plus en plus désespérée.
Pendant que l'étrangère parcourait le billet encore une fois, l'elfe, pourvue d'autant de formes qu'un piquet de drapeau, ne put s'empêcher d'admirer la beauté de la soldate. Une peau lisse, des guirlandes de cheveux crépus, un corps tout en courbes et en muscle ; cette femme devait ensorceler même le plus blasé des célibataires. Or Sebasha n'était pas à prendre à la légère. Maligne, on la disait dangereuse. Celui qui oserait l'approcher de trop prêt s'y brûlerait.
L'elfe affronta timidement le silence :
— La lettre n'aurait-elle pas été plus convaincante en langage cryptique ou en dialecte opyrien ?
La Peau Sombre releva la tête et serra le billet si fort dans son poing qu'Eleonara s'étonna de ne pas le voir s'écouler en poudre.
— L'idiome de mes ancêtres ne court plus sur les langues. Une variante de l'einhendrien l'a détrôné depuis longtemps. L'opyrien ancien prend de la poussière dans les livres de science que vous, les Einhendriens, avez arraché à nos universités et à nos savants. Si ici, vos érudits étudient l'opyrien ancien, chez moi, il s'oublie. Tu as raison, un code est le détail qui manque. Que ferait l'Abbé, à ton avis, si je lui montrais la forgerie ?
Eleonara la dévisagea, incrédule. À son avis ? Depuis quand courait-on après son opinion dans les parages ?
— Je ne devrais pas m'en mêler...
Aussi rapide que l'éclair, l'Opyrienne tira un poignard et debout, le pressa contre sa gorge.
— Tu es venue me trouver : maintenant assume.
En déglutissant, l'elfe sentit sa gorge se crocher à la lame.
— Quoi... quoi qu'il en pense, les vraies responsables ne seront jamais punies. Le cerveau derrière cette affaire est l'Abbesse, assistée par les anciennes. Pour garder la face, elles nommeraient une coupable, une novice, moi pour sûr. Elles n'iraient pas plus loin. En accusant ouvertement l'Abbesse, vous offensez une icône einhendrienne. Un vrai scandale. Personne ne vous croirait.
Les yeux en fentes, collés sous des sourcils dessinés, Sebasha semblait vouée à lire et à relire la lettre, comme si sa délivrance se trouvait entre les lignes griffonnées et pourtant, Eleonara avait le sentiment qu'elle l'écoutait.
— Je ne sais pas quel rapport il y a entre l'Abbé et vous mais il ne vous viendra pas en secours, il est déjà trop critiqué pour avoir embauché des étrangers. À votre place, je brûlerais la lettre, suggéra l'elfe, qui souffrait d'un sérieux mal de tripes. Et je me méfierais d'éventuels clous sur les marches d'escaliers.
Une expression déconcertée apparut chez celle qu'elle « conseillait », ce qui anima Eleonara à poursuivre :
— Les supérieures sont têtues. Croyez-moi, j'en fais l'expérience.
Sans répondre, Sebasha lui offrit le spectacle de son éclatante dentition. Eleonara, elle, ne comprenait pas pourquoi on lui souriait autant, ces temps-ci. Elle tiqua : la Chevaucheuse de dunes s'était inclinée devant elle.
— Novice, tu m'épargnes un dangereux malentendu. Tu as ma gratitude. Si tes mots sont la vérité, si les nonnes passent faire un contrôle, je ne vois pas d'autre solution que de ranger ma chambre.
Eleonara interpréta le remerciement comme la permission de s'enfuir. Aussitôt qu'elle lui tourna le dos toutefois, un accent du sud la réclama.
— Qui es-tu ?
— Euh, juste une novice.
— Ne me dis pas ce que je sais déjà. Quel est ton nom ?
En se souvenant de son trouble lié à Seins blancs et Pure de cœur, Eleonara fit une grimace.
— Oubliez-moi, c'est mieux.
Sebasha secoua la tête, faussement désolée.
— Je n'oublie personne. Alors si tu tiens à garder ton crâne sur tes épaules, notre entretien demeurera à l'insu de l'Abbesse.
Égarée dans ses pensées, Eleonara arriva aux quartiers des nonnes bien plus tôt que prévu, à croire que son sens de l'orientation s'enclenchait mieux avec un cerveau occupé. Cette rencontre avec la « diablesse », elle l'avait classée sous : TRAUMATISMES.
À force de rêvasser, elle manqua de se cogner au corps froid et guindé de Sœur Louve, qui l'étudiait de haut, les mains jointes sous ses manches selon la coutume du couvent. L'elfe se dépêcha de dissimuler les siennes, restées ballantes.
— Alors, Sœur Bronwen, est-ce fait ?
— Oui, madame. C'est fait.
— Avez-vous détecté quelque chose de suspect ?
— Non, alors j'ai caché le billet comme vous me l'aviez ordonné.
Impassible, l'Abbesse approuva et poursuivit son chemin. Même après qu'elle eût quitté son champ de vision, Eleonara entendait ses pas réguliers résonner dans sa tête comme des galets jetés au fond d'un puits. Combien allait-elle payer pour ce mensonge ?
Malheureusement pour elle, ce qui devait être la journée la plus éprouvante depuis son sacrement lui réservait encore des surprises.
À table, le soir, le tintinnabulement des cuillères sur les bols de cuivre s'était raréfié. Des coups d’œil furtifs se lançaient d'un bout à l'autre. La « muette » avait vu les quartiers privés des soldats. La « muette » en était ressortie vivante. La « muette » avait accompli sa mission peu enviable, mais la « muette » ne se concentrait que sur son bouillon, son bouillon et rien d'autre.
Lorsque la population du réfectoire commença à se diriger vers la grande porte, le ventre plein, la Chouette coulissa le long du banc jusqu'à Eleonara.
— Tu as réussi, constata-t-elle, à la fois inquiète et admirative.
— Euh, tu veux finir mes lentilles ?
Sa mission lui avait coupé l'appétit. L'elfe en avait encore les mains qui tremblaient.
— Non merci, je les tolère mal. Je gonfle, ma gorge me gratte et je n'arrive plus rien à avaler. Espérons que les complots s'arrêtent ici, positiva Melvine. Je me suis fait un sang d'encre... Te jeter dans la souricière de cette façon, c'est inadmissible ! Je n'approuve pas du tout le comportement de l'Abbesse : ce monastère est un lieu saint, de prière et de recueillement, pas de conspiration et de coups derrière le dos ! Et dire que je la tenais au-dessus des autres ; je ne pourrais pas être plus désappointée !
À leur tour, Eleonara et Melvine se levèrent, ramassèrent chacune une pile d'assiettes en bois – on leur avait attribué la vaisselle – et suivirent les cuisinières qui récupéraient les couteaux, les marmites et les louches.
Alors qu'Eleonara rassemblait les dernières coupes sur les tables des moines-soldats, quelqu'un la bouscula. En se retournant brusquement pourtant, elle ne vit personne à part quelques moniales occupées à retirer les nappes tachées. La halle s'était vidée.
— C'était un Barbare, lui rapporta Sœur Melvine, qui avait assisté à l'incident. Celui au crâne rasé. Aucune courtoisie, ce rustre.
Ce que la Chouette ne savait pas et ne saurait jamais, c'était qu'Agnan lui avait glissé quelque chose dans la main. Eleonara attendit d'être dans sa chambre, à l'abri des regards, pour déplier le billet clandestin.
Conditions acceptées. Rendez-vous demain à l'écurie après le couvre-feu. Habille-toi chaudement.
Sentant le sang lui picoter désagréablement les joues, l'elfe alluma une bougie et carbonisa le petit mot.
Tout en bas, on avait tracé : Fais de beaux rêves.
Quant aux nonnes et à l'abbesse... grrr ! Quelle bande vieilles peaux de vaches !
Le message est un peu trop cryptique pour qu'on puisse en saisir la teneur (mais je pense que c'est complètement volontaire de ta part). En revanche, ça m'a beaucoup touchée de voir que L'Opyrien n'était plus maîtrisé qu'au Don'hill et plus dans ses contrées d'origine. Quel dommage !
C'est ce genre de détails qui rend ton roman si prenant, car en plus d'être extrêmement divertissant (dans le bon sens du terme : l'évasion !), il incite aussi à réfléchir à certaines "petites" injustices (et d'autres moins petites, d'ailleurs). Comme le Bal aveugle :)
J'ai toujours trouvé intéressant de comprendre pourquoi historiquement, certaines langues subsistent dans certaines régions ou sont substituées par d'autres. Le fait qu'une langue puisse "mourir" m'a toujours marquée. Et la disparition de certains dialectes ou langues m'attristent, car elles sont propres à une ou des cultures ! Donc voilà, j'ai dû infuser ce ressenti ici.
Ca me touche que tu apprécies les problématiques/ injustices évoquées dans mes histoires. Et si ça t'incite à réfléchir là-dessus, c'est magique <3 !
Je n’ai pas de critique particulière à formuler sur ce chapitre. Par-contre, il faut que tu saches que j’ai lâché un « oooooooooooh » <insérez ici des cœurs et des paillettes> quand j’ai lu le « fais de beaux rêves » :D
Trop mignon!!
J'ai l'impression que cette rencontre plus directe avec Sebasha était plutôt fortement attendue ;) Je suis très contente qu'elle ait satisfait tes attentes et oui, Eleonara s'est bien rendue compte que si elle prend pas les choses en main, les choses seront décidées à sa place et elle pourrait finir dans un pétrin qui la dépasse! Aucune garantie qu'elle ne finisse pas dans un pétrin astronomique à cause de ses propres décision non plus, mais voilà :)
Je suis touchée que tu aies eu envie de lancer des paillettes à la fin du chapitre, ta remarque m'a bien fait rigoler xD
Merci pour ton commentaire :D
Jowie
J'ai beau l'avoir lu plusieurs fois, je n'ai pas vraiment compris le contenu du message, ce qu'il impliquait etc... a mon avis il y a plus dans ce mot qu'un simple faux message pour la pièger.
a un moment tu écris : "attenter contre", ça m'a paru bizarre, je pensais qu'on disait plutôt "attenter à", mais peut-être que les deux passent ? a vérifier.
et j'ai repéré un petit fail rigolo : "Pour les vitraux de vos cathédrales ont des vitraux" :p
Oui, Eleonara a pensé a sauver sa peau et la décision est venue ensuite ;) Ton entousiasme devant à cette alliance potentielle fait plaisir ! J'aime beaucoup la dynamique qu'elles ont, avec Sebasha qui se donne un genre mais qui au fond est intriguée par Eleonara et Eleonara qui la craint mais qui en même temps l'admire. Tout ce que je peux dire, c'est qu'elles vont se recroiser, c'est clair ! Oh et Sebasha est très flattée que tu la trouves cool. Elle se trouve cool aussi xD
Je suis d'accord que le message est ambigu et qu'il dépasse les connaissances d'Eleonara en ce moment. Ce qui est à retenir, c'est que les nonnes ont voulu faire passer Sebasha pour une espionne et une partisane de l'indépendance de l'Opyrie (vu que celle-ci est assujettie par l'Einhendrie). Je vais rajouter une petite phrase pour que ça soit plus clair ;)
Tu as totalement raison pour "attenter", c'est bien "attenter à" ! Je corrige ça immédiatement, tout comme pour cette phrase avec "vitraux" qui ne veut rien dire xD
Merci pour ton chouette retour et ta fidélité <3 J'espère que la suite continuera à te plaire ! Et sinon, tu sais que tu peux sortir la hache ;)
à bientôt et bonne scribouille!
Jowie