- Dans le gouffre -

Une légère brise m'effleurait le visage, c'était agréable. J'entrouvrais les yeux et j'apercevais une douce lumière chaude. Je voyais le jour incrusté sur ma peau. J'étais un court instant bien au chaud, j'aurais pu croire être chez moi au fond de mon lit, mais le froid me prit les jambes et je réalisai qu'elles étaient profondément enfoncées dans la boue, tout comme mes bras d'ailleurs. Je tournai la tête et vit un cheval, du moins ce qu'il en restait. Je me voyais dans ses yeux, je voyais mon reflet dans ce regard mort entaché de sang. Je savais ce qui allait m'arriver, c'était la fin.

J'avais mal, très mal. Je tentais de sortir ma jambe de la boue, c'était inutile évidemment car j'étais condamné, mais bêtement j'essayais de réduire mes peines. Je tâtonnai ma ceinture à la recherche de ma gourde, il me restait un peu d'eau. Quelque part, même dans ma résignation, j'espérais que mes camarades viennent me chercher. Je me sentais bête, je voulais remonter le temps. J'aurais pu éviter cette balle. Quand je l'ai vu arriver vers moi, le temps m'a semblé long, je voyais sa trajectoire, je savais qu'elle allait se planter dans ma jambe et je savais que je n'allais pas pouvoir l'esquiver. Le choc fut violent, je sentis mon corps être propulsé et tomber. Il s'écrasa et glissa dans le cratère qu'avait créé un obus plus tôt. Je sentis alors le froid de la boue imbiber les maigres couches de tissus que j'avais et arriver jusqu'à ma peau. La douleur de la balle quant à elle, elle fut vive au moment de l'impact, mais là, allongé dans le froid, je ne la sentais plus. Je me recroquevillais et j'entendais les balles pleuvoir autour de moi, je n'osais plus bouger. J'avais ensuite passé la nuit à attendre le secours de mes camarades. Et lorsque je me réveillai, ma douleur fit de même.

Je gisais sur le sol, je me demandais si je n'étais pas mort. Peut-être étais-je déjà en enfer. J'étais prisonnier du sol, je n'arrivais pas à m'en défaire et quand bien même j'y arrivais, il suffisait que je me redresse un peu trop pour me prendre une balle. Dans mon désespoir, les larmes n'arrivaient même pas à couler. J'étais déjà au fond d'un gouffre, il ne manquait plus qu'à me recouvrir de terre. Je baignais dans un mélange de boue sombre et de sang. Je trouvais autour de moi des membres, des corps à peine reconnaissables. J'avais du mal à respirer, il y avait encore des restes de gaz moutarde qui venait me titiller les voies respiratoires. Et au-dessus de cet enfer régnait le ciel, d'un bleu éclatant. Les nuages avançaient tout doucement et je les regardais fixement. Je me laissais tremper dans la boue, l'immense mer qu'était le ciel me berçait et me rassurait. Le soleil quant à lui luttait contre le froid du sol pour me réchauffer. Petit à petit, la douleur devenait de plus en plus intense. Elle me prit d'abord toute la jambe touchée, puis le bassin. Je commençais à tourner de l'œil, ma vision devenait floue. Je voyais ma mère, sa douceur, sa gentillesse. Elle me manquait terriblement. Je commençais à revoir les étapes de ma vie. L'école, les bêtises de mon enfance, ma grande sœur que j'aimais tant. Je me souvins de l'entrée en guerre, de cette affiche placardée partout dans la ville « Ordre de mobilisation générale ». J'étais fier d'aller me battre pour mon pays.

Mais finalement j'allais juste mourir seul et désespéré dans mon trou, sans avoir accompli quoi que ce soit. Je n'ai fais qu'errer et brûler dans le désert de la vie tout en souffrant de ce lourd fardeau qu'était de vivre. Je portais en moi une tristesse infinie. Je voulais me lever, retourner me battre auprès de mes compagnons. Je ne voulais pas mourir comme ça, non, c'était injuste. J'étais si motivé, persuadé que nous allions expulser ces sales Boches. Je ne pouvais pas mourir comme ça. Une montée d'adrénaline me vint, j'étais prêt à me lever, j'allais courir jusque chez les Fritz et tous les égorger un à un, j'allais être un héros, les gens se souviendraient pour toujours de moi. Un sourire étira mon visage. Je n'avais pas encore accompli ces exploits mais j'étais déjà fier de moi.

Et puis elles vinrent finalement, les larmes. J'étais stupide. À quoi bon rêver, j'étais condamné. Jamais je n'allais sortir de ce trou. Bientôt, les vers allaient entrer par la plaie de ma cuisse, ils allaient alors dévorer ma chaire petit à petit et avancer dans mon corps. Ils passeraient par mon abdomen, prendraient une joie folle dans mes intestins et se faufileraient jusqu'à venir manger mon cœur. Viendraient ensuite les corbeaux qui goûteraient mes yeux et qui mangeraient aussi au passage les vers qui profitaient du festin. L'être vivant que j'étais, disparaîtrait pour n'être pour eux que de la nourriture. Ma vie donnerait une chance à la leur. Et puis chez moi, on serait triste peut être dans un premier temps, mais on finirait par m'oublier, je ne serais pas un héro, juste un mort parmi tant d'autres, une poussière, personne. C'en était finit de moi, personne n'allait venir me chercher, mes camarades, peut-être ne s'étaient-t-ils même pas rendu compte que je n'étais pas revenu du front. Si ça se trouve j'étais déjà si insignifiant vivant que personne n'allait se rendre compte que je n'étais plus là. Je n'ai jamais été quoi que ce soit, je n'ai toujours été qu'une pierre sur le chemin des autres. Et alors que je me perdais dans mes réflexions les plus sombres, une voix m'atteint. Je la connaissais. Je perdais connaissance, mais cette voix, elle m'extirpait du voile de la mort. Elle portait en elle de l'espoir et elle me réchauffait. Elle m'atteignait directement au cœur. Cette voix, c'était celle de Georges.

« Marc… Marc ! Tu m’entends ? » me disait-il d’une voix basse.

Ma vision floue se focalisa sur lui. Le soleil illuminait son visage, derrière lui le ciel bleu et les nuages étaient toujours là. J’avais face à moi un être de lumière, on aurait dit un ange. Sans m’en rendre compte, je souriais. J’étais si heureux de le voir. Ces pensées morbides que j’avais quelques secondes auparavant me quittèrent immédiatement. Il me fit un garrot, d’autres camarades de la brigade arrivèrent. Ils m’attrapèrent et me traînèrent. J’avais terriblement mal, mais je savais à cet instant que je n’allais pas mourir, Georges était avec moi et j’avais repris espoir en la vie aussi facilement que je l’avais perdu. Soudain le visage radieux de Georges se crispa, il venait de se prendre une balle dans l’épaule. Toujours en me portant, mes camarades coururent le plus vite possible jusqu’à la tranchée. J’étais plus inquiet pour Georges que pour moi. Le coup ne fut pas fatal pour lui heureusement.

Nous furent plusieurs à être extirpés du front et envoyés à l’hôpital. Je savais alors que je n’allais plus jamais y retourner, je savais dans quel état était ma jambe, j’étais déjà un infirme. Mais dans ma terrible tristesse, je n’étais pas seul, Georges était une fois encore, là pour me sauver.

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deb3083
Posté le 06/08/2020
Texte court mais tellement prenant ! Les réflexions du soldat sur sa mort qu'il sent venir sont très émouvantes. on a mal pour lui, on peut ressentir sa douleur physique et morale, on se retrouve presque à ses cotés dans cette tranchée, dans la boue...
Et puis il y a ce décalage entre le ciel magnifique et la vision atroce que doit être le champ de bataille avec les cadavres des hommes et des animaux...
Un très bon texte à lire !
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