1642 AÉ, 344ième
Nigato, il y a onze ans.
Un jugement pour haute trahison n'est pas une mince affaire : je dois la clémence des magistrats à mes antécédents impeccables tout autant qu'à l'absence de victimes durant l'attaque. Les criminels arrêtés ont témoigné en ma faveur, précisant qu'ils s'étaient engagés à ma demande à n'utiliser sur les soldats que des neutraliseurs. Seul civil blessé dans l'assaut, l'Autre n'a pas donné suite et ne s'est pas montré au procès. S'il l'avait fait, j'aurais peut-être fini prématurément ma vie dans une colonie pénitentiaire sur la planète la moins accueillante de la zone de peuplement humain, à cueillir des plantes officinales au cœur d'une jungle hostile ou à récolter des algues hallucinogènes au milieu des tempêtes marines. Je ne l'ai jamais questionné là-dessus par la suite, cependant je le connais assez maintenant pour savoir qu'il n'apprécie guère les hiérarchies, les juges, les règles écrites par les uns pour s'appliquer aux autres. Il marche sur un fil au-dessus de nous, bien trop en dehors des normes pour aimer qu'on impose à tous les mêmes cadres millimétrés.
Je sors donc rapidement, libre, avec pour tout bagage l'air que je respire : plus de poste ou de grade dans l'armée, plus d'obligations familiales, plus d'argent. Les autorités fédérales m'ont délesté de ma qualité d'officier de l'armée. Quant aux autorités Nigatiennes, en un décret, elles m'ont rayé de la liste des héritiers des Premières Familles, ont accordé le divorce à ma femme et m'ont déchu de tout droit paternel. Là-bas, je ne suis plus personne : un homme sans honneur, un intrus indésirable.
Ces oripeaux de ma vie passée dissous, je me sens à la fois perdu et désœuvré. Une sensation vertigineuse : pas de but ni de finalité à chaque jour qui s'écoule, mais pas davantage d'obligations à part celle de veiller au maintien de mon intégrité physique.
Seule demeure ma qualité de maître de Shuzo, l'art de combat pratiqué sur Nigato dans lequel j'avais excellé, avant que mon père ne choisisse pour moi la carrière militaire. Il avait décidé que la voie du Shuzo, pourtant tout à fait prestigieuse sur Nigato, n'était pas assez honorable pour sa famille.
Ce qui me reste de mes anciennes aptitudes martiales entretenues avec soin dans l'armée me permet de me faire embaucher comme professeur dans une école sur Belquar, le temps de mettre de l'ordre dans mes pensées et dans ma vie. Enseigner l'art du combat ainsi que la voie de la maîtrise de soi à de jeunes gens, n'est-ce pas là une jolie façon de retrouver un ancrage, en faisant quelque chose que j'ai toujours aimé ?
J'ignore évidemment que cela va me jeter à nouveau sur le chemin de l'Autre.
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Toutes les deux années planétaires est organisé sur Nigato le traditionnel tournoi de Shuzo qui réunit les maîtres et grands maîtres éparpillés sur toutes les planètes afin de sanctionner les progrès de la nouvelle génération. Le Shuzo est pratiqué sur Nigato par une bonne moitié de la population masculine de tout âge ; il incarne l'âme même de ce peuple fier et si attaché à la virilité.
Le concours, cette année-là, revêt un caractère exceptionnel. Si les déplacements par hyperespace restent encore l'apanage d'un petit nombre de personnes - officiers de l'armée fédérale, officiels des gouvernements planétaires et membres de la fondation qui gère la flotte hyperspatiale - le grand maître du Shuzo sur Nigato a obtenu la possibilité pour tous les maîtres qui le souhaitent d'avoir recours aux extraordinaires vaisseaux hyperspatiaux pendant la durée de l'événement. À peine quelques heures de voyage contre des semaines ou des mois en suspension.
Pour la première fois depuis des décennies, tous les meilleurs combattants seront réunis à Aïndol, la capitale planétaire de Nigato. Nul ne se résoudra à manquer une occasion aussi extraordinaire. Certains grands maîtres ne sont pas venus depuis vingt années standards, rebutés par la longueur du trajet depuis leur lointaine école hors planète.
Autre aubaine, le tournoi offre une période de trêve : même les maîtres persona non grata sur Nigato ne peuvent être inquiétés pendant les épreuves ; ils séjournent sous l'aile protectrice du grand maître, le « Kano Hai ».
Moi non plus, je ne laisserai pas passer cette occasion inespérée ; pas tant pour revenir ici que pour revoir ma famille. Je n'ai reçu pour seule nouvelle de mes enfants que quelques mots de ma femme - ex-femme - me disant que tout allait bien pour eux et indiquant son installation chez son frère aîné, l'héritier des affaires de sa lignée.
Huit mois standards après ma chute dans l'abjection du déshonneur, je décide de faire mes bagages pour Nigato, afin de participer au tournoi.
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Si je conçois certaines craintes quant à mon retour, elles s'apaisent bien vite. Je passe totalement inaperçu dans la folie médiatique qui s'est emparée d'Aïndol.
Cette agitation concerne le concours, bien sûr, et en particulier la participation d'un maître originaire d'outre-planète. En soi déjà une rareté, la plupart d'entre nous étant natifs de Nigato. Là n'est pourtant pas la cause du remue-ménage : la populace s'alarme parce que le Kano Hai a nommé maître puis invité au tournoi un individu officiellement reconnu comme télépathe.
Plus inconcevable encore, le Kano Hai, garant de la tradition Nigatienne la plus pure, a quelques semaines auparavant jeté un énorme parpaing sur l'eau gelée des certitudes Nigatiennes, en déclarant les télépathes humains et non démoniaques. L'onde de choc continue de se propager, fissurant les fondements intellectuels et moraux de la bonne société d'Aïndol. J'avoue en retirer une perverse satisfaction : je ne suis plus le seul à voir l'aiguille de ma boussole tournoyer.
À côté de cela, mes petites turpitudes représentent bien peu de choses, et je prends pied en toute tranquillité sur Nigato. J'y retrouve avec des émotions contradictoires son ciel gris chargé de neige ainsi que les moins vingt degrés typiques de cette fin d'hiver. Je ne me suis jamais attardé ici depuis mon entrée dans l'âge adulte et l'armée. Mon enfance puis mon adolescence, l'une et l'autre régentées par mon père, m'ont laissé peu de souvenirs agréables. Seule la guilde de Shuzo, ses dojos et le parc qui les entoure évoquent des instants heureux.
J'ai pu par chance réserver un hôtel dans un quartier proche du domaine central de la guilde où se déroulera le tournoi. Il fait partie de ces anciens bâtiments typiques en bois qui contribuent au charme de la vieille ville et sont pris d'assaut pendant les festivités. Une annulation de la part d'un pratiquant de province, empêché par ses affaires, m'a assuré une chambre. Elle donne sur les grands arbres dénudés du parc, laissant deviner derrière leurs troncs massifs la silhouette des bâtisses de la guilde. En bois elles aussi, elles s'étirent tout en longueur, sans un seul pilier intérieur : leur charpente est soutenue par un fût unique, issu d'un des arbres géants rarissimes du continent méridional. On n'a plus le droit de les couper aujourd'hui. Ces poutres-là doivent bien avoir deux ou trois siècles : on veille jalousement sur leur santé.
Je m'installe avec une certaine sérénité, jusqu'au moment où je découvre au détour d'une photo que le déclencheur de cette pagaille monstrueuse est la personne de l'univers que j'ai probablement le moins envie de rencontrer.
Je passe une soirée entière à me demander si le sort s'acharne sur moi et si l'Autre n'est pas venu pour exercer sur moi une quelconque rétribution. L'œil morose fixé sur la neige qui tombe en silence dans le parc, j'oscille une bonne centaine de fois entre le oui et le non. Mais à bien réfléchir, je conclus à une coïncidence fâcheuse. Il est maître de Shuzo - ce que j'ignorais avant - et en tant que tel, rien d'aberrant à ce qu'il saisisse cette chance inespérée de se rendre au tournoi. Je vois dans son choix du Shuzo et dans son déplacement sur Nigato un goût pour la provocation que j'avais déjà remarqué sur le vaisseau et que je ne ferai que confirmer par la suite. Pour un télépathe, pratiquer cette discipline issue de l'endroit de l'univers le plus ouvertement hostile aux spion, peut-on appeler cela autrement que de la provocation ?
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Depuis mon arrestation et encore plus depuis le procès, j'ai gagné en sophistication sur mon analyse de la question télépathe. J'ai compulsé la plupart des documents éparpillés ici ou là, des études comportementales aux recherches en génétique, une science étonnamment peu développée sur ma planète d'origine. Si elle l'avait été, on aurait compris depuis longtemps que d'infimes différences dans le patrimoine héréditaire expliquent l'apparition de spions dans la population, bien mieux que des contes mettant en scène des âmes de l'au-delà.
Ma confiance envers les magistères de Nigato et leurs croyances s'en est trouvée profondément amoindrie. Je suis plus que mûr pour accepter les déclarations du grand maître et trancher définitivement. Je dois bien reconnaître les télépathes comme humains ou au moins comme des déviants génétiques, pas des démons ou des esprits issus des mondes inférieurs.
Pour autant, je ne porte pas plus qu'avant dans mon cœur ces êtres nuisibles capables non seulement de piocher à volonté dans le cerveau des autres, mais aussi de les influencer sournoisement pour peu qu'ils hésitent, incertains ou indécis. Je ne me sens pas prêt à renier les initiatives qui ont abouti à ma destitution sinon pour fustiger leur maladresse. L'aveuglement idéologique rend trop sûr de son bon droit : il m'a amené à agir sans subtilité, je suis seul à blâmer pour cela.
Grâce aux événements observés sur le vaisseau, ainsi qu'aux dossiers constitués sur les télépathes capturés, j'ai également gagné en sophistication sur les différences entre eux ; là, je dois dépasser bon nombre de mes contemporains. Entre les capacités de ceux qui se contentent de fouiller dans l'esprit des passants, comme les spions de l'armée, et celles dont l'Autre a fait montre le jour de l'attaque, il y a un monde.
Avant d'être arrêté, j'ai soigneusement analysé les premiers rapports d'expertise. Les réserves des neutraliseurs à énergie des assaillants ont toutes été retrouvées épuisées alors qu'ils avaient très peu tiré. Certains d'entre eux ont été ramassés inconscients sans aucune cause apparente à divers endroits du vaisseau. Enfin, une cloison d'étanchéité en acier de quinze centimètres d'épaisseur pesant quelques tonnes a tout bonnement disparu, transformée en fine poussière comme si ses molécules avaient perdu leur cohésion. Personne n'a réussi à expliquer ce phénomène : aucune arme n'aurait pu produire cet effet.
J'ignore ce que les analyses en ont déduit, mais ma propre conclusion est claire : il y a télépathe et télépathe. Quelle que soit la nature exacte de ces pouvoirs effrayants, ils existent bel et bien. J'aurais de loin préféré côtoyer une cohorte de spions de l'armée, plutôt que me trouver dans la même ville qu'un spécimen tel que l'Autre.
J'aime vraiment le soin que tu apportes à la structure et au réalisme de tes univers.
Merciiii ! C'est cool de voir qu'il y a encore des lectrices pour les chroniques !
Je crois bien que c'est une de mes histoires préférées sur PA. La relation entre Sengo et l'Autre... elle est juste parfaitement écrite ❤
Mais avec le tournoi, j'ai bien l’impression qu'on va voir de plus près Nigato... C'est alléchant comme perspective ^^ Et cet art martial, le Shuzo, c'est intriguant également ! Ça colle bien à l'image que je me fais de cette société, d'ailleurs, et ainsi à Sengo... C'est une bonne idée de reconversion par ailleurs :P
Par contre, y retrouver l'Autre... Pas mal, la coïncidence, en effet XD Et que le Kano Hai reconnaisse les télépathes comme humaines, ça a dû jeter un sacré pavé dans la marre, comme tu dis ! J'ai l'impression que Sengo reconsidère un peu son opinion, aussi.
Ouais, c'est cool, comme reconversion, moins prise de tête que grand ponte dans l'armée XD
Ce chapitre est intéressant car il débat de questions philosophiques (religeuse aussi) et spirituelles. C'est encore une fois très intéressant de voir à quel point ton univers est fouillé alors que l'histoire est assez courte. C'est vraiment très bien foutu!
Encore bravo.
Céline
La famille, justement, on en parle dans le chapitre suivant (Hido).
L'histoire est courte, mais je me suis basée sur un univers déjà construit pour une histoire antérieure. J'avais imaginé plein de trucs, mais l'écriture était pas terrible. Alors j'ai jeté le bébé, mais gardé l'eau du bain ^^ (c'est pas ça qu'on fait d'habitude ?)
Merci beaucoup
Bisous
Rachael
Je vais commencer à me répéter, mais tant pis :P Je ne sais pas si on te l'a dj dit (je ne lis pas les comm des autres pour éviter d'être influencée ou spoilée ^^°), mais cette relation/connection que tu décris entre eux donne vraiment des frissons. C'est la claque dès le premier paragraphe de ce chapitre:
"Quand je me réveille, c'est pour ouvrir les yeux sur ceux de l'Autre qui me regarde d'une manière bien à lui, à l'extérieur et à l'intérieur en même temps. Je le sais, parce que je suis en moi ET en lui à la fois : je le vois, et je me vois par ses yeux. Nos iris se superposent, vert sur bleu"
C'est juste tellement beau (même si perturbant, je peux bien accorder ça à Sengo ^^) que je ne sais même pas quoi dire.
Cette relation étrange entre eux est savoureuse en fait. Je ne sais pas encore qui ressent quoi (ou ne ressent pas) pour qui, est-ce qu'il(s) joue(nt), manipule(nt) et pour quelle raison... C'est très distrayant de se creuse la caboche ^^.
J'aime en tout cas <3
Bon désolée de cette histoire de chapitre double, celui-là venait après l'autre en fait (celui-là c'est "regard"). Heureusement, l'ordre (ou le désordre, en l'occurrence...) n'est pas très grave ici !
Hi, hi, je suis ravie que tu réagisses comme ça, je sens que tu vas succomber toi aussi au charme de l'Autre... Attention les victimes sur PA ne s'en sont pas encore remises ^^
J’aime toujours autant ton histoire et surtout la relation du narrateur avec l’Autre.
Pour répondre à ta question, j’avais oublié ce que signifiait « spion » mais je pense que c’est plus ma mémoire de poisson rouge qui est à blâmer ^^
Chapitre 6 : plus Sengo parle des secrets cachés dans son esprit, plus je suis curieuse d’en savoir plus :P En tout cas, Chuoo n’a pas l’air d’être une planète très accueillante (p’tite question : est-ce que ça se prononce « chu-ou » ou « chou-ou » peut-être ? ). J’ai beaucoup apprécié la description de l’architecture avec le « labyrinthe en trois dimensions » et les murs ni droits ni perpendiculaires aux autres.
L’Autre a l’air bien mal en point :S Il n’est plus aussi « parfait » que dans les chapitres précédents et j’aime bien ce côté vulnérable surtout dans la phrase « ce soir, il a l’air humain ». J’espère qu’on va vite apprendre ce qu’il lui est arrivé…Sengo semble toujours aussi détaché mais en même temps, c’était intéressant de voir qu’il s’intéresse quand même au sort de l’Autre, autrement que comme un moyen de protéger ses secrets. On sent qu’il y a un véritable lien entre eux ^^
Chapitre 7 : au début, j’ai été un peu surprise que les juges se montrent aussi cléments dans une affaire de haute trahison. Mais après quand on voit que Sengo a quasiment tout perdu, presque son identité, je comprends que cela soit un châtiment à part entière.
On en apprend un peu plus sur Sengo, le titre de maître du Shuzo a l’air d’être assez prestigieux…Hé hé, j’ai bien aimé que ce tournoi soit l’occasion pour Sengo de retomber sur l’Autre =) Je me demande comment les choses ont évolué entre eux pour qu’ils deviennent « intimes ». Le dernier paragraphe était vraiment chouette, on sent le « danger » que représente l’Autre non seulement pour Sengo mais aussi pour les autres.
J’ai beaucoup apprécié ce triptyque et je reviendrai sans doute pour découvrir la suite. Merci, Rachael, d’avoir partagé cette histoire :D
À bientôt !
Oups, j'étais persuadée d'avoir déjà répondu ! Merci beaucoup pour ces commentaires, je vois que tout passe à peu près, sauf que Chuoo n'est pas une planète, mais un satellite artificiel, c'est pour ça qu'il y a une géographie un peu étrange. Je vais aller voir comment préciser ça.
Merci et à bientôt !