J’avais 16 ans. C’est sûrement parce que j’étais aussi jeune que je n’avais jamais vécu une liberté pareille auparavant. L’été brûlait les couleurs des montagnes, je vagabondais dans les Cévennes et ailleurs dans la voiture rouge de ce garçon. Il venait d’Auvergne, il ne connaissait rien des terres du sud. Je m’étais mis en tête alors de lui faire visiter. Nous partions une fois pour Aigues-Mortes et le Grau du Roi profiter du soleil sur les plages de la Méditerranée. Puis, une autre fois, voir la garrigue dans les environs du pont du Gard, nous perdant sur les chemins de marche animés par des spectacles et des concerts sauvages. Je ne le connaissais que depuis peu, mais je l’aimais tant, je voulais qu’il rattrape tout ce qu’il avait pu manquer de moi.
Et entre ces destinations, nous roulions des heures sur des routes de campagne désertes. Souvent, nous partions tôt le matin, le soleil se cachait derrière les collines et éblouissait la route. D’autres fois, nous voyagions alors qu’il était au plus haut dans le ciel, profitant du fait que la climatisation de sa voiture rouge ait été réparée. Et durant ces trajets où il conduisait et où nous discutions, il fallait quand même un peu de musique pour masquer le son du moteur. Son véhicule était assez vieux, la seule solution qu’il avait était de laisser tourner des CD dans un lecteur intégré dans l’autoradio. Il avait en conséquence une collection de CD dans sa boite à gant. Et parmi tous les emballages en plastique qu’il avait, nous nous arrêtions constamment sur le même. Celle d’En attendant l’album, de LEJ.
Au départ, il l’avait simplement mis pour me faire découvrir. Il était persuadé que j’aimerais, et il n’avait pas eu tort. La polyphonie particulièrement maîtrisée avec pour seul instrument un violoncelle et quelques percussions à peau pour soutenir le tout donnait aux reprises un son aussi intense qu’intimiste. Alors, à chaque trajet, je faisais traîner l’album. Sa saveur fraîche s’accordait au goût du vent depuis la vitre ouverte de la voiture. Je regardais le paysage défiler à toute allure pendant que ma main sortait du véhicule. L’album se déroulait, sautant les titres que l’on appréciait le moins et nous attardant en chantant à tue-tête sur celles qu’on aimait le plus. Et parmi elles se trouvait une chanson en dehors du lot, une que l’on pouvait mettre plusieurs fois tant on l’adorait, une que j’attendais plus impatiemment que les autres quand le CD tournait en boucle. Cette chanson était El Dulce De Leche, une reprise de Tryo.
Je connaissais le groupe de loin grâce à des amis qui se pensaient quelque peu hippies en grattant trois accords de guitare sur l’hymne de nos campagnes. Mais je ne l’avais jamais entendue, cette musique-là. Sa découverte dans un tel contexte forgea d’autant plus le coup de cœur que j’eus. À chaque écoute, je comprenais un peu mieux le texte, les deux voix distinctes sur les couplets, je ressentais un peu plus les impacts de percussion dans ma poitrine.
Ce garçon était comme moi, d’une certaine manière. Des soucis de santé avaient altéré sa puberté, et notamment avaient impacté sa voix. Nos deux timbres étaient proches. Le rencontrer et le voir tant assumer cette part de féminité a changé ma vie. Il ne chantait pas très bien, mais il chantait fort, avec un immense sourire en regardant la route. Cette voix faisait partie de lui, comme la mienne, bien trop aiguë à mon goût pourtant, l’était. Alors, on chantait. Nos voix vibraient et crissaient quand sa justesse était approximative. Cela me faisait rire, alors il montait le volume de l’autoradio. Le paysage continuait de défiler. Pas une âme ne devait entendre notre massacre.
À force de l’écouter, j’arrivai à attraper la deuxième voix et je le perturbais davantage en ne chantant plus la même chose que lui. En réponse, il montait encore plus le volume. Il fallait faire concurrence au vent, au moteur, et à nos voix de crécelle. Il faut bien l’avouer, c’était quand même un peu drôle de s’égosiller n’importe comment, sans se soucier d’une quelconque justesse et musicalité. Dans ces trajets, la musique retrouvait son terme : on jouait.
Ces souvenirs de voyage d’été furent un élément de motivation, bien plus tard, quand ce garçon me quitta, pour m’accrocher au code et au permis. Lors de mes premières leçons de conduite, je compris très vite pourquoi il chantait aussi faux. Même répondre à ma monitrice était une difficulté tant les contrôles me prenaient de court. Mais j’ai fini par m’habituer et, par ironie du sort, également chanter au volant d’une voiture rouge. Mais désormais, je ne laisse que peu défiler LEJ dans mon véhicule, et encore moins « El Dulce De Leche ». Cette chanson, cette Capsule, est un instant perdu entre lui et moi. Il est de ce genre de souvenir que l’on apprécie, que l’on garde, mais que l’on ne souhaite pas qu’ils se reproduisent. Comme encadré dans un tableau, que j’observe de temps en temps, ce temps d’été lors d’un amour adolescent est révolu. Il ne reviendra plus, mais c’est grâce à lui, notamment, que j’ai compris comment je voulais avancer.