Laurent Carrare
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ELINA
Le soleil se lève sur les tours du principat d’Astaphar. Sa glorieuse luminosité repousse peu à peu les ténèbres dans les recoins du palais de Sélinonte le Magnifique, la chassant sans pitié jusque vers les douves et les caves des profondeurs humides où règnent les blattes, les rats et ces chiens de prisonniers politiques. Puis l’astre conquérant embrase les voiles des fenêtres et s’insinue dans les interstices des portes et vient dessiner de complexes arabesques sur les tapis chamarrés étalés au sol. Un rayon vient caresser le visage d’une jeune femme endormie couchée sur une natte parmi d’autres belles assoupies.
Elina s’éveille doucement dans la douce chaleur de l’astre divin. Les brumes de son rêve se dissipent et s’enfuient par les fenêtres du sérail ouvertes pour laisser entrer la fraîcheur de la nuit. Les autres filles remuent sur leurs couches, commencent à murmurer entre elles, quelques éclats de rire fusent et bientôt tout n’est plus que mouvements de voilages et bruits de pieds nus courant sur le sol. Selina, la voisine d’Elina, se redresse en s’étirant. Ses longs cheveux dénoués lui tombent jusqu’aux reins en une cascade ondulée. Elle replie ses jambes nues et entreprend de dénouer les nœuds de sa chevelure. Elle se tourne vers Elina.
- Tu sais ce que m’as dit Ereviste, hier ? dit-elle derrière le rideau de ses boucles brunes.
- Non, quoi ? répond cette dernière en bâillant.
- Eh bien, qu’Aliléa avait toute ses chances aujourd’hui…
- Aliléa ? pouffe Elina, mais elle est grosse comme une vache !
Selina se met à taper des pieds en riant.
- Oh, tu exagères. Comme un veau serait déjà plus vrai.
Les deux jeunes filles se taisent soudain car la double porte de chêne s’ouvre devant le grand chambellan et ses gardes. Le magistrat s’avance vers le centre de la pièce d’un pas majestueux puis il se retourne vers les filles dans un savant mouvement de cape dorée. Le silence règne à présent dans le dortoir tandis que les gardes encadrent la porte, leurs cimeterres croisés en signe d’autorité. Le vieil homme observe les jeunes femmes à la dérobée, non sans gourmandise bien qu’il sache qu’elles lui sont à jamais interdites. Le jour de l’annonce est toujours un moment privilégié pour lui, c’est celui où elles sont toutes suspendues à ses lèvres, les yeux brillants et le cœur battant. Il les balaye lentement du regard, juste pour le plaisir de d’étirer le moment et de faire vibrer la tension dans l’air.
Elina n’ose respirer trop fort. Du coin de l’œil elle observe Selina qui tente de mettre discrètement de l’ordre dans sa coiffure rebelle en maudissant certainement le chambellan et son arrivée si matinale. Lenéa, assise de l’autre côté, se cambre désespérément afin de prendre une pose avantageuse au milieu de ses draps froissés. Une grosse pénètre par la fenêtre et vient se poser sur une des manches du chambellan ; celui-ci l’écrase d’un geste vif sans quitter les filles des yeux. Puis il extrait de sa poche intérieure un rouleau de papyrus d’un geste à la lenteur étudiée. Tous les regards se fixent instantanément sur le cylindre blanc cerné d’un ruban doré. Les armoiries princières apparaissent sur un médaillon de cire, deux dragons entrelacés autour d’une lune en croissant. L’homme coupe le mince ruban d’un geste sec avec un de ses ongles surdimensionnés et déroule le papyrus avec une lippe gourmande. Il sait qu’à cet instant n’importe laquelle de ces demoiselles accepterait de lui accorder ses faveurs pour avoir la primeur de la nouvelle. Hélas, sa castration, réalisée alors qu’il n’était encore qu’un enfant, ne lui permettrait pas d’en goûter pleinement les joies.
Elina sent l’impatience la ronger à petit feu. « Quel vieux bouc ! », pense-t-elle au comble de l’agacement, « Combien de temps va-t-il encore s’amuser à nous faire languir ? ». Lenéa a enfin réussi à se dépêtrer de ses draps et les a rejetés en paquet informe au pied de sa couche. Selina termine de se lisser patiemment les cheveux avec deux doigts, d’un air rêveur. La grande Altea aguiche les gardes de la porte en laissant glisser, comme par mégarde, le tissu de sa robe de chambre sur ses épaules. Les autres filles restent suspendues à la parole divine, leur attention tournée vers le vieux birbe à barbe grise qui détaille leurs anatomies subrepticement tout en faisant mine de prendre connaissance de mots qu’il connaît déjà. Puis il se racle la gorge et déclare enfin :
- Sélinonte, 3ème du nom, surnommé le magnifique, seigneur du principat d’Astaphar, grand commandeur des dévôts et des respectueux des lois divines, ordonnateur des choses et des biens du domaine princier, détenteur de tous les pouvoirs de police et de justice et grand maître du trésor public déclare se conformer aux lois de la générescence revivifiée édictées par son grand-père Sélinonte 1er , dans sa très grande sagesse, en choisissant pour objet de son désir pour la période courant du 1er septaire au 31 douzaire de notre belle année du serpent de feu, la jeune courtisane recueillie en son palais, et placée depuis sous la protection du gynécée princier, sous le nom d’Elina. A partir de cet instant, celle-ci prendra pour nom : Elina La Bienheureuse et chacun lui devra la dévotion et le respect qui lui sont dus. Telle est la volonté de notre maître. Que ceci soit lu, écouté et promptement exécuté.
Aussitôt la lecture faite, les jeunes filles se précipitent à terre avec force cris et hurlements de joie et se prosternent en direction d’Elina, figée sur son lit, rouge de confusion, défaillante de bonheur et encore sous le choc. Elle a du mal à croire à ce qui vient d’être dit par le chambellan. Arkohané, la régisseuse du sérail se précipite vers elle. Son statut vient de passer de maîtresse à servante et c’est avec un respect nouveau qu’elle s’adresse à sa jeune protégée.
- Puisqu’en sa très grande sagesse notre seigneur a eu la bonté de te choisir pour objet de son désir, je t’apporte tout mon soutien, ma dévotion et mon obéissance, dit-elle en s’agenouillant, je vais donner des ordres pour que tes affaires soient portées à tes nouveaux appartements dès maintenant. Archinoé et Sémisis, mes servantes, vont s’occuper personnellement de te laver et de te vêtir afin que tu quittes ce lieu qui t’a vu grandir dans des apparats dignes de toi, ô Elina La Bienheureuse. Puisses-tu conserver de moi le meilleur souvenir et te rappeler que tu fus ici toujours traitée selon les règles les plus justes.
- Bon, s’exclame le chambellan en se dirigeant vers la porte, procédez donc à vos affaires de femmes, moi je vais de ce pas porter cet édit à la bibliothèque princière afin qu’il y soit proprement archivé.
Il se retourne sur le pas de la porte, prenant la pose, encadré par ses deux janissaires.
- Quant à toi, Elina La Bienheureuse, saches que tu es attendue au temple de Siduri dès la fin de la matinée, la grande prêtresse Ereshki t’y attend pour le rituel de la purification. Tu te rendras ensuite à la régisserie princière où l’on te fournira ton trousseau et tes bijoux. Tu pourras ensuite te rendre à tes appartements et y attendre la suite des événements, selon le bon vouloir de notre prince. As-tu entendu et compris ?
Elina acquiesce, la tête lui tourne et il lui semble que son cœur va exploser dans sa poitrine. Le tutoiement du chambellan l’a surprise au début, jusqu’à ce qu’elle se souvienne que son statut le place au-dessus du sien. L’homme disparaît dans un froufroutement de cape et un cliquetis de cimeterres qui s’entrechoquent. Aussitôt les filles se précipitent sur elle pour la féliciter, l’embrasser et la congratuler. Même Aliléa, sa principale rivale jusqu’ici, se joint aux chœurs de louanges. Sélina l’entoure de ses bras et lui murmure à l’oreille :
- Nous restons à tes côtés, Elina La Bienheureuse, et tu restes dans nos cœurs et nos pensées, sois-en certaine.
Il faut à Arkohané user de toute son autorité pour que les filles finissent, à contrecœur et après moult injonctions, par se disperser. La régisseuse du sérail l’entraîne alors vers ses appartements privés, tandis qu’une servante s’attelle déjà au regroupement de ses affaires rangées dans le petit meuble à côté de son lit. Les deux vieilles femmes aux mains usées et tannées qui l’accueillent ensuite avec dévotion l’emmènent vers la salle de bains de la régisserie du sérail.
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Plus tard, lavée, coiffée et maquillée par les mains expertes des deux servantes, Elina traverse le dortoir, à présent vidé de toute présence, où elle a passé les dernières années de son enfance, depuis que ses parents l’ont vendue, à l’âge de ses douze ans, à un émissaire du prince qui l’avait remarquée pour sa beauté. Le cœur un peu lourd, elle dit adieu à cette simple couche qui fut, bon an mal an, ce qui pouvait se rapprocher le plus pour elle d’une maison. Elle constate que toutes ses, modestes, affaires ont déjà été enlevées et le lit refait. Tout est déjà prêt pour accueillir une nouvelle pensionnaire. L’organisation mise en place par Arkohané est redoutable d’efficacité. « Au fond, se dit-elle en refermant la porte du sérail derrière elle, c’est ainsi plus facile de partir… ».
La grande prêtresse l’attend devant l’autel du temple, sorte de maison en miniature érigée à l’intérieur de l’immense bâtisse rectangulaire, constituée de quatre piliers encadrant un socle de marbre blanc immaculé, surmontés d’un toit de tuiles rouges. Une flamme brûle en son centre alimentée par un réservoir d’huile creusé sous la dalle. Les offrandes votives s’alignent tout autour, viandes, fruits, bijoux et pierres précieuses déposés selon l’importance et la nature de la faveur souhaitée par les visiteurs. Ereshki, enroulée dans sa toge violette de cérémonie, s’approche d’Elina et, la prenant par la main, l’entraîne vers le fond du temple. Elles franchissent un lourd rideau de perles et de bois et se retrouvent dans l’antichambre des appartements privés de la grande prêtresse. Plusieurs servantes à demi nues attendent en un demi-cercle parfait.
Elles s’avancent en chœur sur un simple claquement de doigts d’Ereshki et commencent à déshabiller Elina qui n’ose protester. Une fois la jeune femme nue, elles la présentent à la prêtresse qui se met à palper les épaules puis la poitrine d’Elina. Celle-ci a un mouvement de recul mais les servantes la maintiennent fermement. Les mains descendent sur son ventre, caressent ses hanches puis ses fesses avant de descendre sur l’intérieur des cuisses qu’elles frappent à petits coups rythmés. Gênée, Elina détourne la tête vers les statues de la déesse alignées contre le mur. Celles-ci représentent la divinité dans toutes ses occupations nourricières, depuis la préparation des mets dans un chaudron jusqu’au service à la table des dieux. Ereshki se relève, satisfaite de son observation.
- Notre seigneur t’a sagement choisie, tu es digne d’être l’objet de son désir, Elina La Bienheureuse. (Elle soupire) Ah, comme j’aimerais avoir moi aussi encore un corps pleinement comme le tien. Mais le temps passe ma belle, bien trop vite parfois. Tu ne peux bien évidemment pas encore t’en apercevoir, toi qui te languis au contraire aujourd’hui de le voir passer trop lentement.
Elle se colle contre la jeune femme, ses bras lui entourant la taille.
- Mais tu sens ma chaleur, n’est-ce pas ? Celle que m’accorde la déesse et qui fait brûler en moi un feu ardent. Ne te sauve pas ma fille, reste ainsi un instant que je t’en transmette une parcelle. Tu sauras ensuite en faire bon usage…
Mal à l’aise, Elina regarde les servantes qui lui jettent des regards de jalousie. Une chaleur naît dans son ventre et lui monte jusqu’au visage. Elle lâche un soupir malgré elle. Se méprenant sur celui-ci, la prêtresse resserre un peu son étreinte.
- Oui, oh oui, je sens que le feu t’envahit également… murmure-t-elle, tu es marquée par la déesse toi aussi. C’est bien, ton sang saura faire perdurer la vie. (Elle recule brusquement). Allez, assez, il est temps à présent de t’enduire le corps de l’huile sacrée.
Elle se tourne vers les servantes.
- Laissez-nous, je m’en chargerai moi-même.
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Une heure plus tard, Elina La Bienheureuse sort du temple d’un pas flageolant escortée par une servante à la triste mine. Elles traversent le jardin princier aux exquises fragrances et aux cent fontaines avant de traverser le parvis des mille pas puis de gravir les immenses escaliers de marbre sous les frondaisons des portiques de jasmin. Le palais apparaît alors, dans toute sa splendeur immaculée, riche de ses tours élancées et de ses murailles crénelées dont le vaste portail est gardé par une escouade de gardes enturbannés à l’air revêche. La servante échange quelques mots avec les gardes et ceux-ci se prosternent aussitôt devant Elina. Celui qui doit être le chef détache sa cape et la jette sous les pieds d’Elina en la suppliant de la fouler pour pénétrer dans l’enceinte du palais. Elle hésite puis se décide à le faire devant l’air ravi de l’homme.
Sa visite à la régisserie princière est un vrai rêve éveillé. On lui fait essayer toutes sortes de robes plus jolies les unes que les autres, même celles qu’elle n’ose demander, faites des tissus les plus fins, des sandales ornées de pierres précieuses et de larmes d’ambre, des tiares d’or et d’argent incrustées de rubis et des bijoux d’un incroyable luxe. Elle en sort avec pas moins de six esclaves chargés de ses emplettes marchant derrière elle à la queue leu leu. Puis, guidée par un majordome en costume d’apparat elle pénètre enfin dans ses appartements privés où l’attend sa servante particulière, une jeune femme du nom de Séphiris.
- Sois la bienvenue, Elina La Bienheureuse, en ces appartements qui sont à présent les tiens, lui déclare la jeune femme en se courbant cérémonieusement. Tes désirs seront mes devoirs, ton plaisir ma joie et tes larmes ma souffrance. Commande et je t’obéirai, demande et je t’exaucerai, exige et je te satisferai.
Etourdie par tant de luxe et de dévotion, Elina se contente de hocher la tête et de sourire. Les esclaves déposent les paquets à l’entrée car il leur est interdit de pénétrer dans les appartements princiers. Séphiris se charge donc de les apporter dans la chambre et dans la garde-robe où elle entreprend de les ranger aussitôt, tandis qu’Elina découvre avec ravissement l’immense terrasse donnant depuis sa chambre. La vue est merveilleuse et s’étend jusqu’aux rives du fleuve ou glissent les boutres aux voiles blanches chargés de marchandises. Des hérons blancs et gris hauts sur pattes arpentent les rives à la recherche de poissons égarés dans les algues ou les rochers. Les toits des habitations forment un camaïeu de couleurs, tel un immense tapis ondulant au-dessus des rues et des ruelles de la vieille ville. Elina sent une présence derrière elle. Elle se retourne et découvre Séphiris, nue comme au premier jour, les mains jointes devant son sexe et la tête penchée vers le sol.
- J’ai terminé de ranger tes affaires ô maitresse, souhaites – tu te détendre dans un bain d’eau tiède infusé de fleurs d’amaryllis ?
Elina hésite un instant. Les bains collectifs avec les filles du sérail lui ont enseigné les plaisirs des ablutions partagées, alors que des mains expertes vous frottent la peau avec des pierres ponces rapportées du pays de Nount qui vous font la peau si douce. Elle aimerait aussi pouvoir se débarrasser des fragrances un peu lourdes de l’huile sacrée de la grande prêtresse, amassée dans les plis les plus intimes de son corps. Et puis Séphiris semble si délicieuse et est si belle… Pourquoi refuser ce qui lui est offert de si bon cœur ? Elle acquiesce timidement et sent aussitôt une main prendre la sienne. La voilà bien vite entraînée vers le hammam situé au centre se son appartement, déjà chauffé et empli de vapeur parfumée. Elle s’abandonne aux attentions de Séphiris dont les longs doigts graciles dénouent déjà les rubans de sa robe. Mais ici point de pierre ponce, la jeune femme utilise plutôt un éclat d’albâtre aux formes douces dont les vertus revigorantes sont, paraît-il, connues jusque dans les gynécées des palais des contrées situées de l’autre côté de l’océan.
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La journée est déjà bien avancée lorsque le grand chambellan s’annonce dans les appartements d’Elina. Toujours accompagné de ses janissaires, il a troqué sa cape contre un manteau d’intérieur de belle allure avec un liséré d’or fin sur ses bords. Assis dans un fauteuil sans y avoir été prié, il lorgne sans discrétion sur les formes nues de Séphiris, sagement assise en lotus à côté d’Elina.
- Le prince te fera l’honneur de te laisser l’apercevoir, ce soir, dit le vieil homme.
- L’apercevoir ?
- Eh oui, que crois-tu ? La charge est lourde en ce moment pour notre prince. Il est accaparé par des questions politiques de la toute première importance. Mais rassure-toi, ton tour viendra bientôt. Je viendrai te chercher à la nuit tombante pour t’emmener à la galerie qui surplombe la salle à manger princière. Ta servante s’occupe-t-elle comme il se doit de la clepsydre ?
Séphiris hoche la tête plusieurs fois.
- Oui, renchérit Elina, je l’ai vue en surveiller le niveau plusieurs fois déjà.
- Bien, bien, c’est ce qu’il faut faire. L’Objet Du Désir doit être toujours prête, quelle que soit l’heure.
- Je le serai, grand chambellan.
- Bien, bien. Dis-moi, toi, la servante, tu t’appelles Séphiris, n’est-ce pas ? Vas-y, je t’autorise à me répondre.
- Oui maître.
- Tu es donc une Saritis, une de ces filles du désert qui nous ont été offertes par notre sujet Saaram le Pieux, en signe de son allégeance à notre prince ?
- Oui maître.
- Lève-toi.
- Oui maître.
- Tourne-toi à présent.
- Bien maître.
- Approche-toi un peu, que je te regarde.
Le vieil homme laisse lentement courir ses doigts sur la peau café au lait de Séphiris.
- Hum, c’est bien ce que je pensais, tu présentes les marques du Radishim, les brûlures sacrées des filles du harem de Saaram. Tu as donc été initiée ?
- Oui, maître.
- C’est très bien. Très bien. Lorsque ta maîtresse sera appelée auprès de notre prince, tu viendras me voir, j’aimerais que tu me révèles les secrets des rites de cette initiation. Je suis un peu encyclopédiste à mes heures et j’aime relater sur des parchemins les us et coutumes de nos peuples assujettis. Tu m’as entendu ?
- Oui maître.
- C’est bien, très bien.
Il se lève, aidé par un de ses janissaires, et rajuste son manteau sur ses épaules.
- A ce soir alors, Elina La Bienheureuse.
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La vue depuis la galerie permet une vision plongeante sur la salle à manger. Une immense table trône au milieu. Un homme est assis, seul, à l’une de ses extrémités, devant une profusion de plats et de boissons. Il mange avec calme, plongeant ses mains dans les plats qu’il essuie ensuite avec un linge disposé à côté de lui. Il regarde devant lui, comme s’il était plongé dans de profondes pensées préoccupantes. Elina est sous le charme, car si l’homme semble âgé d’une bonne cinquantaine d’années, son visage aux traits réguliers et sa barbe coupée court lui donnent un air très séduisant. Sa silhouette est racée et ses cheveux noirs, encore fournis, tombent en cascades sur ses épaules altières.
« J’aurais pu tomber plus mal » se dit trivialement Elina en se penchant par-dessus la rambarde, aussitôt tiraillée par le remords de se montrer si peu respectueuse dans ses pensées envers le prince. Le chambellan la tire en arrière, la ramenant vers la porte dérobée qu’ils ont franchie tout à l’heure.
- Cela suffit pour ce soir, l’admoneste-t-il, nous devons laisser le prince profiter de ce rare moment de répit dans sa très longue journée de travail.
- Il est beau… murmure Elina en reculant malgré elle.
- La beauté ne fait pas tout, ma fille, notre prince est aussi très intelligent, avisé, rusé et magnifiquement érudit.
Ils repartent par les nombreux couloirs dont le vieil homme semble connaître tous les secrets et les détours, véritable labyrinthe dont Elina a perdu le fil. Encore troublée par la vision du prince, elle se laisse entraîner sans résistance par le chambellan. Elle ne semble reprendre contact avec la réalité qu’une fois arrivée devant la porte de ses appartements. Le chambellan la lâche alors et repart vers ses propres quartiers. Il s’arrête après quelques pas, se retourne et dit :
- J’ai oublié de te dire, Elina La Bienheureuse, tu seras demain soir soumise aux désirs de ton maître, passe une bonne nuit et soigne tes forces pour cette magnifique circonstance à venir.
Elina sent son cœur bondir dans sa poitrine. La porte s’ouvre à ce moment-là, elle est accueillie par Séphiris, en robe de nuit diaphane, qui l’entraîne aussitôt vers la chambre.
- Raconte-moi, maîtresse, fait-elle en dénouant les rubans de sa robe, as-tu vu ce que tu voulais voir ? En es-tu heureuse ?
- Oh oui, Séphiris, lui répond Elina en la serrant dans ses bras, au-delà de mes espérances… Séphiris, tu partageras ma couche cette nuit, je veux que tu m’enseignes tout ce que tu sais des rites du Radishim. Tu veux bien ?
- Bien sûr, maîtresse, bien sûr. Ton plaisir est mon devoir, murmure Séphiris en se dévêtant à son tour, mais une seule nuit sera juste.
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Le lendemain restera sans doute le jour où Elina fut le plus dévorée par le démon de l’impatience. Dès le matin, lavée, coiffée, pomponnée et parfumée, elle se met à tourner en rond, de la chambre à la terrasse et de la terrasse aux salons, des salons aux communs de cuisine. Ses mains se joignant nerveusement, elle arpente tous ses appartements en se saturant de messages négatifs : je suis inexperte, je suis trop jeune, je suis trop grosse, trop maigre, trop vulgaire, trop quelconque, je ne vais pas lui plaire, il se détournera de moi au premier regard, grimacera au premier baiser, s’enfuira à la première caresse… Je ne suis pas digne de lui, je ne saurai pas le satisfaire, …
Il faut toute la tendre patience de Séphiris et la science de ses caresses pour apaiser la jeune femme le temps d’un soupir, avant que ses démons intérieurs ne reprennent le dessus, dévorant aussitôt le peu de confiance en elle insufflée par sa servante dévouée et aimante. La journée passe donc très lentement, au rythme de la clepsydre et des appels des prêtres des temples du parvis. Elina change au moins dix fois de robes, cent fois de coiffure, mille fois de parfum.
Autant dire que c’est une véritable boule de nerfs que le chambellan vient enfin quérir en fin de journée, les traits tirés par l’angoisse et les cheveux rendus secs par les nombreux lavages et coiffages successifs. Le vieil homme confie Elina à un courtisan de haut rang tandis qu’il entraîne avidement Séphiris vers ses propres appartements. L’homme, un huissier du nom de Satchak, issu de la famille cousine du Prince, s’avère un homme prévenant et doux dont la bonhommie a un effet laudatif tout à fait bienvenu sur la jeune femme.
Il guide Elina à travers le dédale des couloirs du palais jusqu’à une porte de bois magnifiquement travaillée, aux arabesques délicates et sertie d’or et d’argent. Deux solides janissaires en gardent l’entrée. Ils se prosternent devant Elina et s’entaillent la paume de leurs mains avec leur cimeterres en signe de dévotion et de totale soumission. Du moins est-ce que pense la jeune femme peu au fait des us et coutumes du palais. Puis ils ouvrent la lourde porte, laissant des traces sanglantes sur les poignées d’or, et se prosternent à nouveau.
- Entre ici, Objet Du Désir de notre prince bien-aimé, déclament-ils en chœur, et que ton œuvre soit propice à la longévité de la lignée de sa seigneurie.
C’est une salle de belle taille que découvre Elina, une salle pourvue, à mi-hauteur, d’une sorte de loge richement décorée où se tient le prince, alangui sur un fauteuil empli de coussins et de tissus richement décorés. Au centre de la salle, une machine étincelante trône sur ses quatre massifs pieds de fer. Elina parcourt du regard les longues lames effilées, les lanières de cuir prévues pour enserrer les membres, les piques acérées, les rigoles creusées pour laisser couler le sang et les humeurs, et les écarteurs aux ressorts puissants.
Entraînée doucement par l’huissier toujours aimable et souriant, elle avance vers la machine d’un pas qu’elle souhaite ferme et sans tremblements. C’est vrai, se dit-elle, soudain résignée et comme anesthésiée par la déception, qu’il existe sans doute diverses façons de satisfaire un prince, de lui faire oublier, pour quelques instants, les soucis et les rigueurs de sa charge, de lui procurer le frisson ultime grâce auquel vous demeurerez immortelle dans sa mémoire. C’est vrai…
L’huissier, presque tendrement, la déshabille puis lui fait prendre place sur la machine et, sans précipitation, referme les sangles sur ses poignets et ses fines chevilles. Elina voit le prince se pencher en avant, les coudes sur la rambarde de la loge, son regard noir semble briller d’un éclat particulier, sa bouche s’entrouvre et son souffle semble devenir court. L’huissier actionne alors une longue tige de métal et Elina regarde s’abaisser, lentement mais inexorablement, l’une des lames les plus acérées vers la peau douce et lisse de son ventre.
Le prince est secoué de spasmes, il sait que le sang de la jeune femme va bientôt venir raviver son organisme affaibli par l’exposition aux radiations et lui permettre ainsi de gagner encore quelques précieux mois de vie. Un long soupir s’échappe de sa poitrine, il songe aux restes de la civilisation détruite que l’on trouve dans la vallée et prie de toute son âme pour que sa sagesse puisse éviter à son peuple une fin identique et aussi dramatique. Pour cela, il n’ignore pas qu’il lui faut assurer coûte que coûte la continuité du pouvoir et la stabilité des institutions. Il voit l’huissier poser sa main sur la bouche de la victime afin de lui éviter les cris, les supplications et les pleurs, qu’il n’apprécie guère…
*
Elina se réveille soudain le cœur battant, la sueur au front. Elle est de nouveau au sérail, au milieu de ses sœurs de vie. Elle s’assied, la tête encore embrouillée par ce cauchemar si puissant, si réaliste qu’elle en a encore la chair de poule. Sélina s’agite déjà à ses côtés.
- Ah, tu es enfin réveillée, espèce de loutre. Dépêche-toi, il nous faut nous préparer, le grand chambellan est annoncé aujourd’hui pour nous révéler le nom de la future Bienheureuse, peut-être même sera-t-il là ce matin… Mais bouge-toi, par Noum, si tu veux avoir ta chance !
FIN