Enven

Par Uciel

Ce fut la douleur qui poussa Enven à retrouver l’accès à ses sens. Iel était bien passé de l’autre côté et dut ouvrir les yeux pour voir enfin à quoi cela ressemblait. Cette action inhabituelle généra une nouvelle vague de douleur. Jamais dans l’Outre-monde n’avait-iel ressenti les limites d’une enveloppe de chair. Heureusement, la souffrance se muait lentement en inconfort. Enven tourna lentement son regard vers la gauche, dut s’interrompre car son cou l’empêchait de regarder derrière iel puis le tourna vers la droite. Tout n’était que nuances mordorées. Certaines surfaces semblaient moelleuses, d’autres bien moins confortables. Abaissant les yeux, iel découvrit deux petits appendices qu’iel pouvait mouvoir à volonté, ainsi que deux autres, plus bas, qui bien qu’encore indistincts de la masse du reste de son corps, fourmillaient de l’envie de gambader.

Précautionneusement, pour ne pas générer un nouveau martyre alors que le feu de l’incarnation se calmait à peine, Enven s’arracha à sa gangue d’humus et fit quelques pas. Un faisceau de minces filaments blanchâtres et veloutés pendouillait à l’arrière de son corps qui risquait d’entraver ses mouvements, ce qui ne lui convenait pas. D’un simple effort de volonté iel les rassembla en un appendice duveteux. Satisfait de cette mince victoire de son esprit sur la matière, le petit être se remit en marche.

Un souffle de vent se leva, semblant lae guider et arrachant au passage des nuées de feuilles dorées. Enven s’arrêta un instant pour profiter du spectacle. C’était décidément magnifique, mais beaucoup plus brutal à son goût que tout ce qu’iel avait pu expérimenter jusqu’à présent. Sa queue effleura le sol et lae connecta intimement à son environnement immédiat : iel ressentit la vie qui grouillait sous terre et sous l’écorce des arbres voisins. Aucun ver de terre, aucune fourmi n’échappa à sa vigilance. Enven ressentit aussi l’étincelle vacillante, en cours d’enfouissement, au cœur des végétaux se préparant pour le grand hiver et resta ainsi figé.e un long moment, béat.e, saturé.e d’informations passionnantes. L’air se fit soudainement plus humide et légèrement plus chaud, et ce changement lae tira de sa contemplation. Relevant sa queue, iel se remit en route, décidé.e à ne plus se laisser distraire. Après tout, si ses petites pattes trouvaient instinctivement le chemin de la tourbière, impossible de savoir combien de temps il lui faudrait pour l’atteindre. Le monde physique avait beau être surprenant, iel le savait aussi dangereux et désirait plus que tout accomplir sa mission sans prendre davantage de risques que nécessaire.

Lorsqu’Enven n’était encore qu’un esprit dématérialisé, un myrken, iel lui arrivait souvent de traverser les passages existants entre les mondes avec ses semblables pour venir goûter au contact de la rosée du matin. Iels lui manquaient d’ailleurs beaucoup, mais iel avait été lae seul.e de son groupe à arriver à maturité à cette nouvelle lune-là, lae condamnant à affronter cette étape en solitaire. Car pour renaître dans l’Outre-monde, il lui fallait aller s’enfouir dans la tourbière la plus proche de l’endroit de son incarnation. Ces endroits étaient des passages directs, anciens et surtout inamovibles entre les mondes. Lorsqu’Enven et ses pareils traversaient, c’était par de petits chemins étroits qui se formaient aussi vite qu’ils disparaissaient mais qui étaient fort commodes pour d’aussi petits esprits qui n’avaient que de courts séjours à effectuer dans le monde physique. Leur forme spirituelle ne se serait de toute façon pas maintenue bien plus longtemps de ce côté-ci des passages, qui se refermaient doucement les uns après les autres dès l’apparition des premiers rayons du soleil. Les tourbières étaient aussi de puissants lieux de vie et de guérison, et c’est cette propriété en particulier qui y attirait inlassablement, lune après lune, les myrkens parvenus à maturité.

Enven marcha jusqu’au bout de la nuit mais son but n’était toujours pas en vue. Du coin de l’œil, iel entraperçut quelques-uns des siens, encore sous leur forme spirituelle, se hâter de rentrer chez eux. Une flaque et les premiers rayons du soleil lui permirent de découvrir son corps d’incarnation : un petit corps laiteux et moelleux, une jolie petite tête ronde et un immense chapeau rouge tacheté de blanc. Iel soupira. Les myrken s’incarnaient le plus souvent dans des champignons, mais beaucoup pouvaient alors tomber sous les crocs de prédateurs. La couleur rouge de son couvre-chef ne lui garantirait qu’une tranquillité relative car iel avait déjà vu des cerfs ou des renards dévorer des amanites pour leurs effets stupéfiants. Heureusement, cette couleur ne se camouflait pas trop mal sur les tapis de feuilles orangées. Enven se promit de voyager tant que possible sur celles-ci et reprit la route.

Le soleil ne dépassait pas encore de la cime des arbres lorsque le choupignon entendit un crissement qui dénotait des bruits habituels de la forêt. Instinctivement, iel se jeta vers les racines les plus proches, échappant de justesse à une énorme main humaine. Hélas, son abri n’était pas assez profond et l’humain n’eut que peu de mal à l’attraper.

L’approchant de sa longue figure barbue et cagoulée, l’homme l’examina brièvement avant de lae jeter dans un sac de toile grossière au fond duquel se trouvaient déjà une poignée de chanterelles et un gros amadouvier. Un tour rapide de sa prison ballotante confirma à Enven qu’il était pris au piège. Incapable d’agir, sentant monter en iel une bulle de douleur atroce, le petit esprit se cala contre le gros amadouvier, ferma les yeux et sépara sa conscience de son corps. Son âme étant fermement incarnée dans le petit corps du champignon, cette dissociation n’était que temporaire, mais le petit être était prêt à tout pour ne pas affronter la vague d’émotions nouvelles qui menaçait de le submerger. Iel concentra son esprit sur le flottement qui avait précédé son incarnation et la vague reflua. Iel sentit son corps décoller et iel se mit à flotter dans un rêve doux et tiède, les yeux toujours bien clos.

Au bout d’un moment à être ainsi bringuebalé.e, iel fut jeté dans une petite cage d’osier suspendue au plafond d’une hutte enfumée. A ce contact, Enven se reconnecta douloureusement à son corps et entreprit de faire le tour de sa prison.

A travers les brins de saule tressés, iel aperçut la silhouette de l’humain qui l’avait enlevé. Une vive lueur au centre de la pièce l’aveuglait trop pour y voir plus nettement. Elle émanait d’un foyer sur lequel était posé un grand chaudron en métal orné de diverses figures décoratives en bas relief. A l’intérieur, frémissait un grand volume d’eau dans lequel tourbillonnaient toutes sortes d’herbes.

L’humain ne prêtait absolument plus aucune attention au petit être, voire lui tournait par moment le dos, occupé à hacher, écraser, mâcher des ingrédients qu’il jetait ensuite dans le bouillon. Enven sentit que c’était le moment où jamais de se battre pour son existence et mit ce désintérêt à profit pour chercher le point faible du panier qui le retenait prisonnier.

Iel le trouva assez rapidement : le couvercle du panier était fixé à l’aide d’une cordelette de fibres d’écorce toronnées, bien plus tendre que les solides brins d’osier. Inutile cependant de penser à l’attaquer, iel n’avait pas de dents ni de griffes et la mollesse de son corps de champignon lui interdisait de l’envisager. Après un bref moment de doute, iel se résolut à essayer de digérer cette corde qui se dressait entre ellui et la liberté.

Escaladant les brins tressés jusqu’à sa cible, Enven se stabilisa à proximité de la cordelette et y posa le bout de sa queue. Les délicats fils blancs de son mycélium s’infiltrèrent entre les membranes végétales, exsudant des sucs qui attaquèrent les fibres de la cordelette. Iel re-absorba au passage les matières ainsi digérées, ce qui nourrit et renforça son petit corps.

Le processus prit un peu de temps, durant lequel Enven entendait l’humain jeter de temps à autre des ingrédients dans son chaudron. Insidieusement, la pensée que son tour allait venir s’infiltra dans son esprit, à tel point que lorsqu’enfin le lien céda, iel se précipita tête en avant dans la fente, dédaignant tout soin hormis celui de faire le moins de bruit possible. Le rebord de son chapeau se prit contre un brin qui dépassait et se déchira sur quelques millimètres, mais peu lui importait. Iel ne ressentit de toute façon rien si ce n’est le soulagement de la liberté. Rapidement, masqué.e de l’humain par la grosse corde qui attachait le panier aux solives, le choupignon gagna une poutre du toit et se glissa entre elle et les ballots de paille qui recouvraient la charpente.

Dehors, le rayonnement du soleil l’aveugla. Les yeux mi-clots, Enven tomba plus qu’iel ne desescalada le mur en pisé, heureusement assez bas, de la hutte. Iel atterrit sur un talus qu’iel dévala dans sa lancée. Un grand bruit en provenance de l’intérieur de la hutte lui fit craindre que sa fuite n’eût été découverte. S’iel voulait atteindre un jour la tourbière, il lui fallait au plus vite trouver une cachette, de préférence plus efficace que la première fois.

Courant dans tous les sens, Enven sentait affluer toutes sortes d’émotions nouvelles auxquelles iel n’avait absolument pas la possibilité de s’abandonner. Le salut vint finalement d’un petit terrier creusé dans le talus même qui soutenait le mur de la cabane. Priant pour qu’il soit vide, Enven s’y jeta, rampa le plus loin qu’il le put et se figea. Impuissant.e, iel sentait l’angoisse monter, lui vriller les tempes et lui tordre le corps. Sa queue se redivisa, ses filaments se plongèrent dans la terre qui l’entourait, lae connectant à sa douce pulsation qui lae calma peu à peu. Iel se coula alors dans un état semi catatonique pour attendre la nuit.

A peine conscient.e, Enven ne perçut pas le martèlement des pas sur la terre au-dessus du terrier. Iel ne vit la lumière s’obscurcir et la main se glisser dans le trou et fouiller le vide à quelques centimètres à peine de sa retraite.

Les arbres en revanche perçurent l’obscurité grandissante. Le ralentissement de la photosynthèse déclencha en eux une cascade de messages qui parvinrent via leurs racines jusqu’au mycélium d’Enven. Lae petit.e esprit rouvrit les yeux, s’étira et rampa doucement vers la sortie. La fraîcheur de la nuit et l’obscurité le rassérénerent. Par-delà la masse d’arbres de la forêt, on devinait encore la lueur d’un soleil qui avait depuis longtemps plongé sous l’horizon. Les bruits rassurants de la nuit avaient remplacé ceux de la journée. Enven s’étira de nouveau, plus pour s’imprégner de la fraîcheur que pour se délasser cette fois-ci, et se remit en route, soucieux.se de s’éloigner rapidement de la maudite cabane.

Vers la fin de cette seconde nuit, Iel parvint enfin à la tourbière où iel avait vu le jour. L’endroit était enchanteur. A l’origine un petit lac, la zone était de plus en plus colonisée par une végétation déterminée. Les saules et les bouleaux poussaient abondamment sur une multitude de petits îlots colonisés par des mousses et des joncs. Les lieux où l’on trouvait de l’eau étaient généralement ceux où la frontière entre les mondes était la plus fine. Le cycle de reproduction des myrken passait incontournablement par le monde physique et Enven n’y faisait pas exception. Récemment arrivé.e à maturité, iel avait dû se résoudre à entreprendre le voyage qui avait depuis toujours été inscrit en ellui. Précautionneusement mais sans hésitation, iel s’enfonça entre les touffes de sphaignes, plongea, nagea, jusqu’à atteindre son saule natal, dont les racines plongeaient profondément dans les profondeurs de la tourbière.

Enven alla s’asseoir au pied du tronc, le plus près possible de l’eau. Sa queue se divisa à nouveau totalement, se fondit à ses pattes arrière et le mycélium s’enfonça dans le sol. Iel resta ainsi tout le jour suivant, reprenant des forces après son long périple, se détachant peu à peu de son enveloppe mortelle tandis que le soleil parcourait le ciel. Au coucher du soleil, la transformation était achevée. Enven était tout entier.e passé.e dans les spores du champignon. Lorsque le dernier rayon du soleil le frappa, il les relâcha dans une nuée enchanteresse, juste au-dessus de l’eau, qu’ils traversèrent pour gagner leur monde.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Herbe Rouge
Posté le 24/08/2024
Bonjour,

Ce chapitre fait doublon avec le précédent ? Peut-être le retirer pour que tout le monde comprenne bien que c'est une histoire à chapitre unique.
Vous lisez